La faille (incipit 1)

écrit par Tom LEVEQUE, en 1ère au Lycée René José Valin à La Rochelle (17)

Il me prit la main et m’entraîna parmi les loups.

Masques de velours noirs, brume et nuit religieusement voilée, perte des sensations dans cette gueule de temps bercée d’émotion… Entre chiens et loups tout semble possible.

Le jouvenceau taureau s’envolait, cabriolait, esquivait les jupes trop bariolées, feintait les corsages trop remplis, escamotait ses gestes avec une discrétion étonnante, et courait dans cette ambiance bigarrée, lente et rapide à la fois, vide et remplie en même temps, tout ça dans une confusion hétérogène d’âges, de cycles, d’époques, de berceaux, lieux et places…

Je suivais le rythme, tirée par sa main comme tirée par un coup de vent.
Puis soudain un souffle frais. On était déjà à l’extérieur, mais l’étouffement embrouillé de débris de sourires et de rires trop éclatés m’avait empêché d’y voir clair. L’air était doux. Tiédeur d’une nuit d’été, berceau d’une lune éveillée, avec encore le souvenir chaleureux d’un baiser du soleil à l’horizon pour couvrir une dernière fois cette éternelle limite. Avant la nuit. Avant le temps de tous les possibles.

Mon court compagnon de route de temps s’assit dans l’herbe émeraude. Des lucioles s’envolèrent autour de lui, ajoutant au moment encore un peu de magie. Ses yeux brillaient. Je ne savais pas alors si c’était le simple reflet des lumineux insectes ou ses pensées cachées mêlées à celles dérobées.

– Pourquoi voulais-tu m’entraîner là ? demandai-je, curieuse.

– C’est bien, parfois, une pause dans le temps.

Silence lucide. Je chassai des questions rationnelles de ma tête, préférant passer un moment calme et serein… Allongée dans l’herbe, je regardai les étoiles se pencher sur notre petite vie. Je me sentais forte avec mon prénom, alors je les dévisageais, pour gagner un combat invisible que je savais pourtant déjà perdu. Mais ça me rendait plus calme. Plus placide, dans cette ambiance encore tourmentée, virevoltante, presque violente. Je fermai les yeux, et contai derrière eux la belle histoire du temps agité, troublé. Une histoire de milliers d’années, pleine d’espoir et d’animosité.

– Que fais-tu, Europe, dans la vie ?

– Je répare le temps. Je le rebrousse, le détrousse, le pousse, le repousse…

– Je ne comprends pas ?

Je tournai le regard vers le jeune homme taureau. Il avait cette façon de poser les mots. Délicatement. Posément. Plein d’assurance.

– Je fais en sorte que tout se déroule comme il se doit. Que le temps reste lui-même. Que le temps ne s’échappe pas. C’est du velours, le temps. Une toile tissée, des milliers de fibres qui se croisent et s’entremêlent dans un ensemble parfait. Un problème dans le tissu et tout peut être altéré.

– C’est un métier dangereux ?

– Oui, la preuve : je suis tombée dans cette faille de temps.

Il me regarda, interloqué. Puis il redirigea ses yeux vers les étoiles. Elles s’y reflétaient comme sur une onde pure.

– Et dans ce cas-là, tu fais quoi ?

– Je ne sais pas je n’étais jamais tombée dans une faille, jusqu’alors. Ce sont des endroits étranges, irréels mais touchants. On pourrait avoir envie d’y rester longtemps. Les failles ont quelque chose de magique : elles sont des gouffres dans le temps, mais souvent elles ne sont pas là par hasard. Pourtant elles n’existent pas vraiment. Je murmurai.

– D’où viens-tu ? me demanda-t-il. - Des contrées oubliées ? D’Athènes ? De La Roche d’Aulnay ? De Pompéi ? D’Inde ? Des régions indigènes ? De…

– Je ne viens pas d’ici, comme je t’ai dit, c’est une faille. Je travaille pour moi-même, je suis peut être la seule à réparer le temps… Je suis seule. Et les failles, elles n’existent pas.

– Mais j’existe moi, me répliqua-t-il, d’une voix posée, qui, pourtant, bousculait les étoiles.

– Ce n’est pas ce que je voulais dire.

– Mais tu l’as dit. Les failles ne sont en aucun cas inexistantes, et en aucun cas inutiles. On change, on en ressort différent.

Instant éphémère où rien ne se passait. Se déroulait dans le ciel une trame étonnante d’une mythologie éternelle. Je me sentais mal, je torturai mes mains, je voulais m’excuser…

– Et toi, que fais-tu ? dis-je en brisant cette fine couche de silence.

– Moi je répare les mots.

– C’est un métier dangereux ? dis-je en souriant.

– Bien plus que tu ne le crois ! Dans les failles, les mots sont fragiles. Répliqua-t-il dans un clin d’œil amusé. Soulagement.

– Comment répares-tu les mots ?

– Je les remarque, les reforme, les change, les adapte, les décrit, les utilise, les place au milieu de phrases incongrues, je cite les vélocipèdes, les grimions, les fourriers et je ne sais quels autres mots indubitablement inconnus et mélangés dans cet amas informe d’époques dérochées qui disloque les mots et rend n’importe lequel d’entre eux boudiné, brute, cagneux, défiguré, déjeté, dévié, éclopé, énorme, estropié, phénoménal, tortu…

Il marqua une pause.

– Je répare les mots, mais je sens où ils sont cassés. Il me suffit de parler. Et les failles sont à l’origine des mots cassés. Là où elles naissent, là où elles s’en vont, les mots se cassent, se fragmentent, se brisent…

Il marqua une pause. Laissant planer tout ce que suggéraient ses dires.

– Allume-feu, autoinoculer, bouvillons, fumasser, manette, monomanie, polycholies, re-être, voie, autochtonie, bonbons, confusion, dactyle, enrougir, exulcération, quinzième, sangloter, soudan, tromblons.

Il amassait les mots, les tordait, les lançait, les rattrapait et les assemblait dans une symphonie parfaite. Je me mis à rire, au fur et à mesure qu’il parlait. Je voyais se dessiner autour de moi un embrouillement de nœuds de mots, à mon plus grand plaisir, envoûtée par ce spectacle spirituel inconnu, incongru… A quoi bon comprendre, autant se laisser porter.

Au bout d’un moment, il me fixa d’un œil curieux.

– Pourquoi tes parents t’ont appelée Europe ?

– Ils m’ont abandonnée. Je murmurai. Mais ils m’ont nommée ainsi pour que je retrouve toujours mon chemin. Ca n’a pas bien marché… je suis ici…

– Peut être que si.

La phrase énigmatique lâcha comme un souffle nouveau dans l’ambiance qui régnait autour de nous...

– Penses-tu que le temps peut s’arrêter ? me demanda-t-il.

– Non, il continue, il ne s’arrête jamais. Il va toujours là où il doit aller, toujours au même rythme, sans ne jamais faillir. Ce sont les Hommes qui s’arrêtent, pas le temps.

– Moi je pense que oui. Murmura-t-il, comme s’il allait me confier un secret. Ou du moins qu’il change de cadence. Quand tu dors, le temps ne va pas se dérouler de la même façon pour toi et pour moi. Je veux dire… quand tu vas t’endormir, tu vas te réveiller des heures après en ayant l’impression d’y avoir passé seulement quelques minutes, tandis que moi je peux faire plein de choses qui vont me sembler durer beaucoup plus que le temps que j’y passerais… Il… Le temps ne s’écoule pas uniformément.

Il s’empêtrait dans ses mots… Son désarroi, son trouble me toucha… J’observai ses yeux, plongés dans la nuit, comme s’ils y cherchaient la réponse. Comme si la lune pouvait souffler, dans la poussière d’étoile, un quelconque indice. J’eus envie de lui prendre la main. Je la regardai, absorbée alors par la ligne que ses os dessinaient sous les gants en cuir blanc qu’il portait…

Il se retourna brusquement et me dit :

– On fait un pierre-papier-ciseaux ?

Je relevai le regard, interloquée, et me mis à rire.

– D’accord dis-je, plongeant mes yeux dans les siens, pétillants de malice.

– Pierre-papier-ciseaux ! murmura-t-il en sortant sa main en poing de derrière son dos.

J’avais les ciseaux. Ses yeux étincelaient. Ils étaient verts pigmentés de points jaunes, tel des étoiles… Je l’imaginai souriant sous ce masque étrange. Je rigolai et il se leva en m’attrapant par la main.

Moment de silence à l’état brut, de vide, de blanc.

– Finalement j’ai retrouvé mon chemin, avec mon prénom.

– Pourquoi ? Nous ne sommes pas en Europe ! dit-il dans un clin d’œil.

– Non, mais je suis avec toi.

Blanc sur noir. Pincettes dorées qui attrapaient et se jouaient de mes émotions. Il me fixa, me regarda, me détailla. Une idée traversa soudainement son esprit, comme un éclair lucide.

– Tu vois, j’existe, me murmura-t-il, éclatant.

Il enleva son masque, révélant un visage sibyllin. Et, il m’embrassa. Moment de plénitude absolue. Comme un oiseau se noie dans le nuage, comme l’étoile dans la nuit, comme le soleil dans son reflet marin.

– Le temps s’arrête, en fin de compte… murmurai-je.

Je crus que c’était le commencement et la fin de tout en même temps… Nos sourires s’entrecroisaient, se mêlaient, s’embrassaient eux aussi… Lentement le temps se remit en route, et cette rafale de vent que j’avais rencontrée revint, avide de force, et dans un mouvement fluide, rapide et vif, il m’attrapa la main et m’entraîna vers la fête en me parlant, plutôt criant au milieu de la foule dont nous nous approchions. Les mots lâchaient, tombaient, pleuvaient, m’entouraient me bousculaient. Je me sentais bien, au milieu d’eux, dans cette ambiance qu’il savait si bien créer.

– Je savais que tu choisirais les ciseaux ! Tu essayes de couper le temps malgré ton métier qui doit le réparer ! Dans tes yeux règne l’absence de ta famille, ton chemin que tu retrouves sans cesse mais que tu aimerais cesser de suivre, couper ce cordon qui t’entraîne toujours là où tu ne veux pas aller… Les ciseaux peuvent être associés aux Parques, divinités du temps dans l’antiquité, décidant du sort des hommes, tissant sans cesse la toile du temps… un coup de ciseau et le fil est coupé. Europe est la seule Europe que je connaisse, mais elle s’est perdue quelle ironie !...

Puis je ne compris plus rien à ce qu’il me disait. Les mots se mêlaient, s’emmêlaient… Ils étaient cassés, se fragmentaient, s’étiraient, se lassaient, s’écourtaient… Ca allait trop vite, j’avais l’impression qu’autour de moi tout tourbillonnait… Je voulais lui crier de m’attendre, que je le voulais, lui, lui seul. Robes, chemises, corsages, ornements, parkas, justaucorps, collants, pierreries, jambières, gants, colliers, bijoux, chemisiers, joyaux, guêpière, jabot, jupe, brassière, dos-nus, leggings, kilts, fourrures, parures, mitaines… Une explosion de sensations, de matières et de couleurs ! Une explosion de sens, de parfums trop entêtants et de goûts de chips, de salé, de sucré, d’amer, de limonade, de vin, de rouge, de café, de lait… Une explosion de tout, une explosion de monde et la Terre qui tourne, et le monde qui s’écroule, et le feu qui brûle. Le monde change, s’étire, ralentit, accélère, mange, broie…

Tout s’étiole.

Tout s’effiloche.

Je crie, ou alors c’est quelqu’un d’autre. Il n’y a plus rien. Il y a tout le monde, il y a toutes les choses. Une pierre devient montagne et une mer devient larme, une colline s’étend en plaine et la plaine redevient brin d’herbe, la peur se change en bonheur et le bonheur devient amour… Tout bouge, tout grouille, tout pétille, tout dérange, tout crépite, tout explose, tout éclate, tout dépose, tout s’agite, tout remue, tout fourmille.

Silence.

Mes yeux fermés.

Ma main dans sa main. Je m’accrochai à cet espoir.

La faille, tout doucement, comme une étoile qui s’éteint, redevint ce qu’elle était au départ. Une virgule dans le temps.