Vingt-cinq ans qu'il bourgeonne à la fin du printemps. Vingt-cinq ans qu'il prend Saint-Malo d'assaut, en proposant lectures, débats, projections, expositions, concerts dans différents lieux de la cité malouine. Il a l'âge de la maturité et il a déjà largement porté ses fruits : le festival Etonnants Voyageurs, unique en son genre, oeuvre depuis sa création à faire connaître des auteurs d'ailleurs et à réhabiliter la fiction. Retour sur une aventure menée tambour battant par un pourfendeur de l'entre-soi.

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Michel Le Bris est breton et ça se voit : la barbe fournie, la carrure celtique, on l'imagine aisément au gouvernail d'un trois-mâts, chevelure dans le vent et lunettes cinglées par le grain. Seulement, à la navigation, ce natif de Plougasnou a préféré la littérature. La littérature qu'il envisage d'abord comme un moyen d'évasion. Car, depuis toujours, Michel Le Bris se bat pour affranchir le roman. Ecrivain, journaliste, essayiste, éditeur, défenseur d'une littérature "voyageuse, aventureuse, soucieuse de dire le monde", cet amoureux de Stevenson, dont il a supervisé la réédition de nombreux ouvrages, est d'abord un passeur. Et c'est par Stevenson, justement, que l'aventure a commencé.

En 1989, lors d'une exposition à l'hôtel de ville de Saint-Malo consacrée à l'écrivain écossais, Le Bris fait la connaissance du maire fraîchement élu, René Couanau, avide de nouveaux projets. Or de projet, l'enfant du pays en caresse un, éclos d'une conversation avec ses amis et anciens partenaires journalistes Maëtte Chantrel et Christian Rolland. Dans un beau livre paru chez Hoëbeke, Etonnants voyageurs, 25 années d'une aventure littéraire, Michel Le Bris résume son programme en ces termes : "Appeler à soi les écrivains du monde entier, prouver aux écrivains français amis que, loin d'être des marginaux, ils s'inscrivaient dans le courant majeur de la littérature mondiale, encercler le VIe arrondissement par le reste du monde."

Du récit de voyage à la SF

Le maire est conquis. Se laisse convaincre par le nom que Michel Le Bris veut donner au festival, "Etonnants Voyageurs", en référence à un vers du Voyage de Baudelaire. Un festival, donc. Mais comment ? S'ils ne savent pas encore bien ce qu'ils veulent, les trois compères savent parfaitement ce qu'ils ne veulent pas : ni d'un Salon du livre impersonnel, où les auteurs se morfondent derrière des piles de livres en guettant le chaland, ni d'un festival rattaché à un genre - SF, policier, jeunesse -, ni d'un supermarché du livre destiné à accueillir des auteurs en promotion.

Christian Rolland et Maëtte Chantrel imaginent un nouveau mode de rencontres entre lecteurs et auteurs : le café littéraire. Au coeur du palais du Grand Large, une scène est montée pour accueillir les écrivains. Face à eux, installés autour de tables de bistrot, les lecteurs sont invités à prendre part aux discussions, dans un rapport direct et intime avec les auteurs. En 1990, la première édition est un succès. Public et journalistes se pressent pour rencontrer les auteurs triés sur le volet, Nicolas Bouvier et Hugo Pratt en tête. Car le festival a ses bonnes fées, ses parrains : Ella Maillart, Théodore Monod, Jean-Claude Izzo, Luis Sepúlveda...

Le premier d'entre tous, Nicolas Bouvier, Michel Le Bris l'a rencontré par hasard, en achetant chez un soldeur son Usage du monde. Depuis, l'écrivain-voyageur est l'étoile polaire du festival : présent chaque année, jusqu'à sa disparition en 1998, il a donné en 2007 son nom à un prix décerné pendant le Salon, rejoint ensuite par le prix Ouest-France/ Etonnants Voyageurs, puis par le prix Littérature-Monde. Très vite, au fil des éditions, une communauté se forme, autour d'auteurs étrangers auxquels Saint-Malo offre enfin le tremplin qu'ils méritent.

Le festival déploie ses racines

Le Caribéen Derek Walcott échange avec le jeune Abdourahman Waberi, Franco-Djiboutien. L'Américain Richard Ford côtoie le navigateur norvégien Thor Heyerdahl. Le chef Olivier Roellinger apporte son grain de sel et de piments rares, Cheb Mami, le prince du raï, donne un concert triomphal en 1995. Ainsi, malgré l'afflux de travelwriters, le festival parvient à éviter les étiquettes. En 1996, il devient festival du film, puis s'ouvre l'année suivante à la littérature jeunesse.

A force de prôner le voyage et l'émancipation, le festival corsaire finit par avoir la bougeotte. Alors il s'exporte. En 2000, pour son dixième anniversaire, Etonnants Voyageurs s'offre trois résidences : Dublin, Missoula, capitale du Montana et des nature writers, et Bamako. Au Mali, les organisateurs du festival affrontent de nouveaux défis : apporter la littérature dans un pays où les bibliothèques sont carencées. C'est les bras chargés de livres que Michel Le Bris et ses comparses traversent le pays, escortés par un nouveau compagnon de route : Moussa Konaté, auteur de romans noirs, grand ami du festival décédé en 2013.

La famille s'agrandit et déploie ses racines partout. En 2001, le festival plante sa tente à Sarajevo. Mais la guerre a raison, parfois, des plus belles initiatives : après neuf saisons, l'aventure malienne s'arrête en 2010. Pour autant, les Etonnants Voyageurs n'en ont pas fini d'essaimer dans les terres blessées : Port-au-Prince en 2007 et en 2012 ; Haïfa, en 2008, au coeur du conflit israélo-palestinien ; Brazzaville en 2013...

Contre vents et marées, Saint-Malo a ouvert les fenêtres de la littérature française. En 2006, cinq des grands prix de la rentrée littéraire, Goncourt compris, sont décernés à des auteurs "francophones". Du jamais-vu ! Or ce concept de "francophonie", qui induit forcément l'existence d'un centre, d'une métropole, Michel Le Bris veut le balayer. En 2008, il publie un manifeste, Pour une littérature-monde, et recueille les signatures de 44 écrivains de langue française. La plus belle des récompenses pour le fondateur d'un festival qui n'a cessé de mélanger les langues et les genres - des récits de voyage aux pépites de la SF, du street art aux expositions de photographies, des séries aux films documentaires.

Et c'est dans la cité corsaire, pendant la 25e édition du festival, du 23 au 25 mai, qui accueillera notamment Philipp Meyer, Kamel Daoud et Jonathan Coe, que Lire soufflera ses quarante bougies. L'occasion, le temps d'une demi-journée spéciale, de célébrer ensemble une vocation partagée : donner envie de prendre le large grâce à la lecture.

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