Les Étonnants Voyageurs à Haïti : "la faculté d'empathie" par Evains Wêche

L'écrivain haïtien nous décrit sa première fois au festival Étonnants Voyageurs à Haïti, qui se referme ce samedi soir sur une nuit blanche.

Par Evains Wêche

Vue aérienne de Jérémie, à l'ouest de Port-au-Prince, après le passage de l'ouragan Matthew, le 10 octobre.  
Vue aérienne de Jérémie, à l'ouest de Port-au-Prince, après le passage de l'ouragan Matthew, le 10 octobre.   © AFP/Nicolas Garcia

Temps de lecture : 4 min

Il nous avait écrit de Jérémie, sa ville dévastée par l'ouragan Matthew. Juste avant de s'en retourner dans le Sud, où il exerce la profession de dentiste, l'auteur des Brasseurs de la ville (son premier roman paru d'abord chez Mémoire d'encrier au Québec, puis au début de l'année chez Philippe Rey) nous adresse une lettre à l'occasion du festival Étonnants Voyageurs et nous parle de cette « belle pause dans la tourmente ». Pour ceux qui se demanderaient à quoi sert la culture dans un pays comme Haïti...

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Evains Wêche en 2015 © Facebook/Sophie Bassouls

« Quand j'ai vu le catalogue du festival Étonnants Voyageurs Haïti, j'ai eu peur de deux choses : que les élections nous gâchent cette belle fête comme une autre catastrophe naturelle ; que les écrivains soient perçus comme des guérisseurs appelés au chevet d'une Haïti qui se meurt. Ou pire des blancs [à Haïti, le terme « blanc » désigne tous les étrangers, quelle que soit leur couleur de peau, NDLR], des ONG. J'ai eu tort.

Lors du lancement du Festival, le mercredi 30 novembre à l'hôtel Marriott, le président provisoire, M. Jocelerme Privert, qui a eu la sagesse de laisser le Conseil électoral provisoire faire son travail, est venu poser avec l'éternel, pardon, l'immortel Dany Laferrière pour la une du journal Le Nouvelliste, faisant ainsi de l'ombre aux contestations et aux manifestations postélectorales. L'écrivain Jean Bofane nous apprend le lendemain que nous sommes une démocratie contrairement à ce qu'on raconte sur nous, contrairement à son Congo chéri et à d'autres pays africains, où le pouvoir se passe encore d'un dictateur à l'autre, parfois de père en fils. D'un autre côté, loin de se comporter en docteurs, en donneurs de leçons, nos amis écrivains sont tout contents d'être là, de passer nous voir, nous donner l'accolade amicale, une tape sur l'épaule, prendre une bière avec Haïti en gardant son Prestige (*), rire comme seul un homme sait le faire franchement avec son ami. Et cela fait du bien. C'est une belle pause dans la tourmente. On avait grand-goût de cette énergie-là pour se reconstruire, se prendre en main, continuer à se penser homme et ne pas décevoir son ami, qui est venu apprendre avec nous à traverser sa propre douleur.

On n'est seul que si on le veut bien. Si on tourne le dos au monde. Nos mères nous ont assez bien élevés pour savoir accueillir les voisins, les amis qui viennent de loin, les voyageurs qui passent pieds poudrés, sel marin au front, grand vent dans les cheveux, et surtout elles nous ont appris à faire bonne figure malgré la douleur et la précarité. Vieux Os était là, donc un certain café de grand'mère Da aussi. Après Matthew [l'ouragan qui a dévasté Haïti début octobre, NDLR], les dames du quartier nous apportaient du thé. Puisqu'elles n'avaient plus rien et que seules les feuilles ont vite repoussé. Feuilles tibonm, basilic, citronnelle, mélisse, du thé pour embaumer la conversation le soir et se souvenir d'elles quand elles seront parties. De la même manière, chacun de nos visiteurs va laisser un bout de lui ici, un livre, un mot, une image, un sourire, qui seront autant de gadgets à utiliser durant notre longue marche vers la (re)construction de nous. Je garderai de ces Étonnants Voyageurs des gadgets importants comme « l'humour et la force de vie » pour exorciser le malheur (Louis-Philippe Dalembert) ; écrire pour sauver sa peau (Emmelie Prophète) ; à l'envers du bonheur des îles, il arrive que les femmes (et les hommes) perdent leur âme (Bob Shacochis) ; Is Just a Movie (Earl Lovelace) ; un art de vivre à base de système D (Velibor Čolić); on peut choisir qui on devient ; les vertus de la colère... Parce que nous sommes faits de la même humanité, nous partageons la même angoisse face à ce monde qui nous vient.

Les artistes sont des pays qui accostent sur nos rives. Des peuples entiers dans un seul corps. Ils nous apportent tout ce qu'ils sont : leurs imaginaires, leur capacité d'étonner, de s'étonner, d'émerveiller, la force de leurs caractères, leur perplexité, leur cœur à aimer, un peu de grand large ou des coins sombres de HLM, toute l'ambiguïté d'un monde, qui n'est ni tout à fait noir, ni tout à fait blanc, où Haïti a toute sa place. En ces moments douloureux, de grands égarements, et pendant que le monde vire de bord au risque de chavirer, Antoine Agoudjian nous invite à immortaliser la mémoire afin qu'elle n'appartienne plus qu'au passé. Oui, l'histoire, les histoires, pour se souvenir de nous, de notre faculté d'empathie, pour garder les acquis et ne pas en revenir aux maladies éradiquées. »

LIRE aussi : Les Étonnants Voyageurs sont de retour à Haïti !

(*) La bière Prestige est la marque vedette en Haïti.

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