Rengaine

Écrit par : LEROY Louise (1ère, Lycée de Saint Cœur, Beaune)

J’avais six ans lorsqu’il est parti. Il n’avait qu’à pas revenir comme ça, quatre ans plus tard. J’avais tellement prié, tellement espéré que la guerre le garde pour elle. Mais il était là, sain et sauf, grand et beau.

Quinze années plus tard, je succédais à mon père.

Elle est arrivée progressivement. Au début, nous pensions qu’elle n’était qu’un léger conflit, qu’elle allait rapidement se terminer. Et puis un jour, la guerre s’est emparée de nous.
Les appels au combat résonnaient de toutes parts, des mots choisis avec précision revenaient en boucle : « … jeunes hommes, braves, puissants … venez combattre … honneur, gloire et dignité … ». Dès lors, la guerre monopolisait toutes les conversations, la ville étouffait sous les murmures constants de crainte et d’inquiétude, et les voix paniquées formaient comme un brouillard dans les rues. Personne ne la voyait sous le même jour, cette guerre. Des subconscients meurtriers se réveillaient, des consciences tranquilles se dissimulaient et se fondaient dans la masse. Quant à moi, je ne comprenais rien, rien de ce qu’on appelait la guerre.

Et puis un jour c’est arrivé, comme ça. On est venu me chercher en m’expliquant que les hommes manquaient sur le front. Alors je suis parti. J’ai laissé dans la ville brumeuse ma femme et ma petite fille, âgée d’à peine quatre ans, sans savoir ce qui m’attendait derrière ces murmures. La guerre, devenue omniprésente autour de nous, s’immisçait dans nos esprits et s’installait dans nos vies, discrètement, puis se faisait de plus en plus présente. Elle était comme une quatrième personne à table. Une troisième personne entre deux amants. Même lorsque l’on pensait être seul, elle était là, à côté de nous. Et ce jour-là, le jour où je suis parti, elle m’a pris la main comme une vieille amie. Désormais, je ne vivais plus avec la guerre, je faisais la guerre. Un petit soldat parmi des millions. Un corps, une âme dans un vaste champ de bataille. Une fleur dans un champ de fleurs. L’avenir au bout du fusil.

Je découvrais chaque jour les multiples facettes de la guerre. Elle me dévoilait des odeurs et des sons autrefois inconnus, me montrait des images que je n’avais jamais vues et que je ne pensais jamais voir, avait transformé mon corps et mon esprit en une chair meurtrie. Nous avions déjà fait face à deux défaites, et, pour nous encourager, on nous répétait inlassablement les mêmes discours. Des monologues, des propos pleins d’inanité, auxquels personne ne prêtait attention, pas même ceux qui les débitaient.
J’ai passé trois interminables mois sur le front, et je ne sais comment, j’ai survécu. Mon innocence et ma naïveté m’ont sans doute offert la chance du débutant.

On m’a accordé une semaine de permission. Je rentrai le soir même.

Arrivé devant chez moi, mon corps se figea. Le temps fut suspendu, s’arrêta sur le pas de la porte, un silence pesant se coucha à mes pieds et enveloppa la ville. Désorienté, troublé, je ne pouvais plus avancer, comme immobilisé par mon ombre. Derrière cette planche de bois se trouvaient mes deux amours. Comment allaient-elles m’accueillir ? M’attendaient-elles ? Me reconnaîtraient-elles ? Ma petite fille allait-elle me rejeter comme je l’avais fait lors du retour de mon propre père ?

Trois coups secs. Le silence parut s’intensifier. Quelques minutes passèrent, puis la porte s’entrouvrit, lentement, timidement. Je découvris dans l’encadrure un visage de femme. Un visage doux, apaisant, protecteur, auquel j’avais pensé chaque jour durant ces longs mois sur le front. En baissant la tête, le même visage, plus petit, plus jeune, me regardait fixement. Des yeux pleins d’étincelles se dessinaient sous son air innocent et confus. Sans un mot, elles me firent signe d’entrer. Ce dialogue sourd trahissait une vive émotion. Je restai sur le seuil, incapable de savoir comment réagir. J’étais devenu une enveloppe charnelle dénuée d’âme. Une petite voix assurée et taquine m’interpela :

— Tu as peur ?

Ma petite fille s’approcha, un sourire complice aux lèvres. Ma femme sourit également, puis un rire timide s’échappa de sa bouche. Elle me serra dans ses bras, les yeux humides ; ma petite fille fit de même. Tout à coup, elle se recula, découvrant de ses grands yeux le bandage qui entourait mon genou.

— Tu t’es fait mal, papa ?
Elle effleura de sa petite main le pansement.

— Regarde ! J’ai le même bobo que toi !

Elle dévoila sa petite jambe fragile et éraflée. Je lui baisai le front, puis lui passai maladroitement ma main dans les cheveux. Elle sautait tout autour de moi, me prenant les mains, riant. J’arrivais ici comme une fleur, avec mon attirail et mon fusil. J’étais sale et épuisé, je ne ressemblais sûrement pas aux autres pères. Avais-je été égoïste avec le mien ? Peut-être que dans vingt ans, ma petite fille accueillerait à son tour son mari, blessé ou décoré.

C’était donc ça, la guerre ? Un éternel recommencement, un cercle vicieux, un châtiment sans fin ? Un langage de violence universel ? Qui, une fois terminée, se déclarait quelques kilomètres plus loin encore plus violente, plus dévastatrice, surpassant les précédentes ? Dans quel but ? Marquer les consciences à jamais, punir les hommes ? Mais de quoi ? Se battre contre quel ennemi ?

Un appel radio interrompit mes réflexions. « … nous progressons … amis, pères, frères et fils, battez-vous … à nous la victoire … c’est le combat final. ».

— Dis, papa ? Tu vas pas repartir, hein ?