Extrait : un poème de Louis-Philippe Dalembert

Romancier, poète et nouvelliste de nombreuses fois distingué par des prix littéraires, Louis-Philippe Dalembert s’inspire de ses propres expériences et porte tant le sceau de ses vagabondages que celui de l’enfance qui influence son regard sur le monde. Ce long poème mélancolique nous dit "Bel Air", un quartier de Port-au-Prince.

Bel-air

à Frankétienne,
qui a toujours écrit de ce lieu

j’aurais aimé encore être de ce temps-là
de cette rue qui s’ouvre sur la mer
tirant masse de gens à la traîne de l’espoir
de ce chemin de croix
ces corridors sept fois poignardés puis encore puis toujours
les rassemblements scellés au-dessus d’un couvercle d’égout
pour regarder pousser ces étoiles
qu’aucun d’entre nous n’avait semées

j’aurais aimé que jamais ne s’arrêtent le long du caniveau ce ballon de chiffon et nos courses effrénées pour le ravoir perpétuel au bout de nos pieds
de nos âpres mêlées de nos ires en loques
et de nos rires en sueur
à force d’imiter l’envol noir de l’aigle
qui se fracassait parfois
certain soir d’infortune
contre une frêle violette
plongeant jusqu’à la butte
dans un calvaire sans nom

j’aimais de ce temps-là la volupté vivante
la mer au loin là-bas qui nous tirait la langue
l’air bel la nuit venue l’ésotérisme naissant aliénant le sommeil
et le peuple dans sa rue
s’amusant à pas d’heure

j’aurais aimé ne pas être parti de ce jour
du calvaire interdit du folklore de ses nuits
de ces ruelles à la croisée des mots
où le diable forcené battait sa compagne et les ténèbres
et les hommes la campagne en course dérisoire
où nos tripes résistaient héroïques aux assauts du midi
nos rêves arrimés à l’avenir à l’ailleurs à ses frasques ses paillettes
à ses chemins lents de pluie et de brouillard

j’aurais aimé encore être de la procession
invité clandestin des agapes familiales
sentir à pleine poitrine le café du petit matin porté par le bruit des tasses
l’odeur comme en ce temps-là
rien que l’odeur irruant du dehors

j’aurais aimé de ce temps-là
de ce quartier
de ces gens à parole criarde
mais hésitante à l’heure grave des funérailles en-allé(e)
ces gens en vaine lutte pistant l’espoir
j’aurais aimé de ce lieu ne pas être aujourd’hui
persona non grata

Paris, 16/01/07