Après Haïti...Où êtes vous ?

"On ne revient pas indemne de certains lieux" par Kébir Ammi

"Etonnants voyageurs… où êtes-vous ?" avait lancé Dany Laferrière à la fin du festival de Port-au-Prince en 2007 : "Pour avoir des nouvelles des uns et des autres éparpillés sur la planète, il suffirait de répondre à une simple question : Où êtes-vous ? On peut répondre en une phrase ou une page. On sait depuis un moment que « Où êtes-vous ? » n’est jamais trop loin de cette question plus intime : « Où en êtes-vous ? » C’est à vous de savoir. Tout cela reste assez vague pour donner la pleine liberté à tout le monde." À l’issue de la superbe édition 2012 d’Étonnants Voyageurs à Port-au-Prince, nous avons relancé l’appel : plusieurs écrivains nous donnent aujourd’hui de leurs nouvelles et reviennent sur leur expérience haïtienne.

 

Je n’en revenais pas d’être en face de l’île de la Tortue, à un jet de pierre tout au plus de sa rive la plus proche : la machine à remonter le temps s’était mise en marche, je me revoyais en culottes courtes, à Taza, au Maroc, quelque quarante plus tôt, je venais de découvrir l’île au Trésor avec ses flibustiers, ses pirates...

On ne revient pas indemne de certains lieux par Kebir AMMI

« Le retour dans ces lointaines terres d’Europe n’y a rien fait, je suis encore à Port de Paix, où l’excellent Louis-Philippe Dalembert a eu la bonne idée de nous emmener, au terme d’une improbable odyssée, dans un coucou que les turbulences ont rudoyé avant de le laisser se poser au milieu de ce qui ressemble à un champ. Nous avions déjà manqué notre vol, deux jours plus tôt, il n’était pas question de rééditer cet exploit, nous étions prêts à braver toutes les périls pour nous rendre dans le nord du pays. Je ne pouvais pas espérer meilleur guide. Louis-Philippe est un fils de ces terres, il sait, en silence, interroger l’énigme des lieux. Nous avons recréé peu après le monde, à l’Alliance française notamment, devant des dizaines de personnes, jeunes et moins jeunes. Si j’ai essayé d’expliquer pourquoi j’écris, il m’a surtout plu d’entendre, en le déchiffrant, ce que les gens retenaient, avec une extrême pudeur, dans leurs questions. La soirée fut longue ensuite, si même nous devions repartir le lendemain aux premières heures du jour. Comment pouvait-il en être autrement lorsque Lesly et les siens, de l’Alliance Française, n’avaient à coeur que de partager avec nous un instant d’éternité. La table comme la musique étaient excellentes.

Je n’en revenais pas d’être en face de l’île de la Tortue, à un jet de pierre tout au plus de sa rive la plus proche : la machine à remonter le temps s’était mise en marche, je me revoyais en culottes courtes, à Taza, au Maroc, quelque quarante plus tôt, je venais de découvrir l’île au Trésor avec ses flibustiers, ses pirates... La lecture de ce livre m’a sauvé, lorsque le fil -ténu- qui me tenait à l’essentiel menaçait de rompre, elle m’a ouvert les portes d’un monde qui ne m’a plus jamais lâché. J’ai dévoré les romans où les pirates étaient chez eux, je devenais l’un d’entre eux et portais haut les couleurs de ma nouvelle tribu. J’oubliais l’âpre quotidien, ignorant que je ferais un jour le grand saut pour me retrouver dans les Caraïbes, sur les lieux mêmes des crimes que je commettais avec délectation. Cette île et ce qui l’entoure font partie de ma mythologie. L’ïle de la Tortue ! J’étais arrivé si près. J’entendais comme des murmures anciens, dans le creux de l’oreille, aiguiser encore plus le désir de franchir le bras de mer pour me rendre maître de cette île. Mais quelque dieu, faisant métier d’ironie, voulait sûrement faire durer le plaisir. Je n’ai pu que toucher cette île du doigt ! A l’heure du retour, toutefois, dans l’aube encore noire, j’ai promis, au jeune lecteur inquiet, embusqué dans mes ténèbres, que je retournerais là pour prendre possession de cette île rétive et en démêler les mystères qui continuent, comme au tout premier jour, d’enflammer son coeur et sa raison. 

Il y a longtemps que le voyageur à la quête de lui-même que je suis n’attend de l’horizon qu’une chose : qu’il soit un miroir rebelle et refuse toute compromission. Le voyage sous toutes ses formes, errance, exil ou simple déplacement, me rend à chaque fois un peu plus à moi-même. Voilà pourquoi les lieux que j’arpente me sont essentiels. Car je continue, voyageur sans attaches, de sommer les horizons de me livrer ce qu’ils promettent depuis l’aube de cette présence, la mienne, sur les lèvres du monde.
D’où suis-je ? De tous les lieux. De tous les horizons où sont écrites à l’encre bleue les plus nobles promesses.
Mon seul port est celui où le partage a choisi de jeter son ancre.
Haïti est un bout de ce port, je le sais maintenant. On n’a plus envie que de revoir cette terre pour lui rendre un peu de cette fraternité dont elle fait naturellement l’offrande sans rien attendre en retour. »
 

Kebir AMMI