Conversation entre Frankétienne et Philippe Bernard

25 janvier 2010.
 

“ Tu me demandes de raconter, mais c’est tout simplement inimaginable. Là, tu le sais, nous avons eu une secousse, pas très longue, mais assez forte… 6 de magnitude sur l’échelle de Richter… ça a duré cinq secondes peut-être. Dans ma maison, tu l’as vu sur les photos de Marie-Andrée, tous les dommages se situent au niveau de l’étage moyen. Comme nous avons beaucoup de murs qui se sont fissurés et affaissés, ça a entraîné une inclinaison des murs qui étaient déjà très penchés. En sous-sol, il y a entre trente-six et quarante piliers de soutènement, en béton armé, et pourtant il y en a une bonne demi-douzaine qui se sont fissurés. Et quoi faire ? Tu le sais, nous n’avons pas d’argent et nous ne savons pas comment ça va se passer pour d’éventuels prêts dans deux ou trois mois, quand le pays aura repris un peu de souffle comme on dit. Et tu le sais aussi, ici en Haïti, on n’a pas d’assurances : c’est une zone à risque, rien n’est assuré. Même pas notre vie… non, nous n’avons pas ici d’assurance-vie et nous vivons, comme nous disons, à la grâce de Dieu.
Mais quand je regarde ma maison, avec cet étage à vivre qui est une dévastation, rien que regarder, c’est déjà une épreuve. Quand c’est arrivé, j’étais au troisième niveau avec un journaliste qui était venu m’interviewer et Marie-Andrée était dans la partie la plus fragile de la maison. S’il y avait eu une victime, ç’aurait été Marie-Andrée. C’est terrible… et dire que j’avais juste écrit une pièce d’une manière spontanée, mystérieuse, écrite fin novembre et prête à être jouée le 22 janvier. Elle s’appelle "Le Piège" et c’est une pièce sur l’écologie mondiale face aux dévastations générales de la planète, la pollution généralisée, la fonte des calottes glaciaires, les tremblements de terre : il y a même un passage où je dis « la terre titube, la terre vacille, la terre vire et chavire en tressaillements de frayeur, en déraillements de terreur, dans le macabre opéra des rats… » et je dis plus loin « effondrement des villes, des bidonvilles, des châteaux et des palais en hécatombe cacophonique. » Je ne l’ai pas écrit avant-hier : je l’ai écrit le 10 novembre !

Jutta m’a demandé de lui envoyer un bout de la pièce, je lui ai envoyé l’ouverture de la pièce, le prologue. Le pièce, c’est deux individus reclus dans un réduit à la suite d’un cataclysme. Exactement comme ce qui se passe, c’est un voyage terrible, c’est une prémonition… La pièce dure une heure et vingt minutes, c’est une image forte de la planète et moi je sens bien qu’à l’heure actuelle, les écologistes, les altermondialistes représentent le fer de lance contre la famille des zotobrés planétaires, qu’ils soient américains, chinois ou européens qui sont en train de tuer la planète Terre. Moi je compte sur une solidarité de la part des écologistes…

Revenons à la pièce, elle est à 85% en français, des petites parties sont en créole, mais sont facilement adaptables. Tu connais Yann Arthus Bertrand… eh bien c’est moi qui ai traduit le texte de son film en créole. J’espère pouvoir aussi compter sur ce genre de type pour promouvoir ma pièce en tournée en Europe. Je vais la rôder, bien sûr, en Haïti, car je veux qu’elle soit jouée d’abord chez moi. Mais je t’assure que si cette pièce est jouée dans les pays francophones, en France, en Suisse, au Canada et s’il faut l’adapter au public hispanophone ou anglophone, je le ferai. Tu sais, j’ai mis trois jours seulement pour adapter le texte d’Arthus-Bertrand…

En attendant, je regarde dehors et je vois mon quartier de Delmas, presque complètement détruit, Port au Prince, un complet champ de ruines, la ville de Léogane, détruite… Jacmel a aussi énormément souffert… 80% par terre m’a-t-on dit… et puis tu sais, il faut le dire : beaucoup de peur. Pour l’instant, ma priorité première serait de pouvoir seulement sortir de chez moi, mais je ne peux pas, il y a des blocs de béton devant la porte et plein de fils en travers du chemin. Oui la priorité serait déjà que notre rue soit dégagée, qu’on puisse sortir pour trouver un peu de ravitaillement. J’ai l’impression ici d’être sequestré. Et puis, tu sais, on nous a dit qu’on aurait encore des secousses pendant deux ou trois jours. On dort dans la cour pour le moment. C’est dur mais on tient le coup. La vie doit continuer et la création, comme dit Nietzsche, par delà les tombes la création continue. L’énergie doit se manifester et la pièce, vraiment, sera un gros morceau et contribuera à ce que les gens soient sensibilisés par une pièce écrite par un écrivain vivant, survivant sur place. Et cette pièce n’est pas lourde : deux hommes en scène, c’est tout. Un autre acteur et moi, et pour le décor, des morceaux de carton, des ferrailles, des déchets, des débris, un univers dévasté : c’est une pièce qu’on peut monter n’importe où sur la planète. C’est une pièce avec une réelle dimension écologique, j’y dénonce la dévastation organisée de la planète. Mes deux individus sont bloqués, ils ne savent pas par quoi, sans doute un cataclysme, et ils jouent, ils discutent… je met chacun en face de ses responsabilités, que ce soient les grands décideurs de multinationales ou les gens qui mettent du fatras, les pauvres qui coupent les arbres, tous sont des prétadeurs, des zotobrés de la planète, tous de la même famille… mais aucun pays ne pourra se libérer seul de ce problème car tous, absolument tous, sont concernés. Ce qui me navre c’est que les ennemis d’hier sont encore les mêmes aujourd’hui… Ma pièce c’est, je te l’ai dit, "Mélovivi ou le piège", mélé c’est les imbéciles, les cons… tout un programme, inépuisable.

Nous ne sommes pas en fer, ni même en bois… mais nous tenons. Nous tenons.

Frankétienne

 

DERNIER OUVRAGE

 
Autres

Chaophonie

Mémoire d’Encrier - 2015

« Je pense souvent à toi, mon fils, qui aujourd’hui vis loin de moi, tant mes souvenirs s’anguillent à travers ma mémoire. Et alors, tout s’entremêle. Nos paroles et nos silences qui s’entrelianent dans un métissage époustouflant. »

Le légendaire Frankétienne signe ici un ouvrage testamentaire : réflexion sur le temps, l’écriture et la ville sous la forme d’une longue lettre à son fils Rodney Saint-Éloi. De Port-au-Prince à Montréal, la voix du vieil écrivain roule en échos, éclate en mille saveurs et délices cette langue dont lui seul connaît les folles arcanes.