1991 - Pour une littérature voyageuse

« Que serait un voyage sans le livre qui avive et en prolonge la trace, sans le bruissement de tous ces livres que nous lûmes avant de prendre la route ? Samarcande, Trébizonde, tant de mots, dès l’enfance qui nous furent comme des portes, tant de récits, tant de légendes ! »

S’évader, sortir des livres et des codes, briser là nos acquis, nos savoirs, pour réapprendre peut-être le simple usage du monde : « éveil » ne se dit-il pas aussi « exil », « exode », « errance » ? On part parce que l’on veut croire qu’un regard peut triompher des bornes de la pensée. Pour la magie d’un mot. Et on voudrait, dès lors, que chaque instant soit une « première fois ».

Pourtant, que serait un voyage sans le livre qui avive et en prolonge la trace, sans le bruissement de tous ces livres que nous lûmes avant de prendre la route ? Samarcande, Trébizonde, tant de mots, dès l’enfance, qui nous furent comme des portes, tant de récits, tant de légendes ! Mais le livre, s’écrivant, ne cesse de se clore. Voilà notre voyageur contraint de maîtriser une forme, d’enchaîner des images, d’ordonner des concepts : n’était-il pas parti avec en tête d’autres rêves, échapper aux formes, aux conventions, et sans doute à lui-même – se laisser faire par le grand livre du monde ?

L’opposition n’est peut-être qu’apparente. Car ce n’est pas tant l’accumulation des « choses à voir » que traque le voyageur, ou ces « faits » dont les journalistes font leur provende, que le secret de la vision des choses, ce par quoi elles s’arrachent à l’indifférencié des jours comme à l’opacité de la matière pour lui faire signe, enfin, d’un autre lieu. Et qu’il éprouve ainsi, ne serait-ce qu’un instant – mais ce sont ces instants qui comptent dans une vie –, ce qui, en lui, échappe, quoi qu’en disent les doctes, aux déterminations du « social-historique ».

Ils nous l’ont tant chanté, pour nous mettre sous leur coupe, nous fixer à demeure, que nous n’étions en somme que le produit de nos « contextes » ! Usages, codes, milieux, et ces jours si semblables au tic-tac des horloges, la vie comme sur des rails, chacun simple rouage de la machine sociale, nous devenons aveugles, à force d’habitudes – qui donc nous a empêché, là, tout à l’heure, à ce carrefour, de sortir du chemin, de gagner un autre espace ? Voyageur, en somme, comme le dit Alain Borer, « celui qui refuse de ne plus rien voir de ce qu’il veut regarder ». Et que fait-il ainsi, sinon retrouver le rêve qui pareillement anime l’écrivain, malgré tout ce qui l’enserre, le ligote, l’oblige, théories littéraires, conventions du « milieu » ? Un texte, c’est précisément ce qui ne peut être réduit à ses contextes. Une part de nous-mêmes « n’en revient pas », d’avoir voyagé – et c’est cette part qui nous impose d’écrire.

« S’il est un « secret » du voyage (et de la littérature), si quelque chose se joue dans l’espace fluide de l’errance, c’est peut-être cela : ce point de réversibilité entre le Même et l’Autre, l’intérieur et l’extérieur, si difficile à penser, mais éprouvé si violemment, qui toujours nous appelle, et nous précipite indifféremment par les chemins et dans les livres.. »

Un lieu, un texte, et le regard croisé d’un(e) inconnu(e) au bout du monde : il se pourrait que dans le voyage se joue le retour à une vérité un peu trop oubliée de la littérature : écrire, c’est toujours s’en aller.

Bien des gens vivent comme s’ils campaient au dehors d’eux-mêmes. Non parce qu’ils en sont un jour sortis, écrivait Henry Corbin, mais au contraire parce qu’ils n’y sont jamais entrés. Sans doute se trouvera-t-il des médecins des âmes pour les enfoncer en eux-mêmes – mais en les condamnant le plus souvent à n’en plus pouvoir sortir. S’il est un « secret » du voyage (et de la littérature), si quelque chose se joue dans l’espace fluide de l’errance, c’est peut-être cela : ce point de réversibilité entre le Même et l’Autre, l’intérieur et l’extérieur, si difficile à penser, mais éprouvé si violemment, qui toujours nous appelle, et nous précipite indifféremment par les chemins et dans les livres.

Il n’est pas de départ innocent, nous rappelle Jacques Meunier, en ouverture du Monocle de Joseph Conrad : « Partir, c’est prendre congé. » De son milieu souvent, et de ses « règles du jeu », des idéologies du temps, des chapelles et des clans. Pour respirer un peu, gagner son propre espace, se « changer les idées ». De là sans doute que l’on se retrouve si vite taxé, au retour, de renégat ou de subversif…
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Une formule de Bruce Chatwin restitue bien la nouveauté de ces nouveaux « écrivains-voyageurs » : il s’agit, expliquait-il, « d’appliquer au réel les techniques de narration du roman, pour restituer la dimension romanesque du réel. » Ni chronique d’exploits, ni simple journalisme : un certain type d’incandescence, entre l’écriture et le réel.
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Nous savons, aujourd’hui un peu mieux qu’hier, de quoi meurt la littérature : de s’être faite la servante des idéologies, sous le prétexte de l’engagement, de se noyer dans le trop-plein de soi, sous le prétexte de psychologie, ou, à l’inverse, de se satisfaire de n’être plus que « littérature » : jeux de mots. Lui reste peut-être, pour retrouver son sens, ses énergies, après des décennies d’asservissement au Signe roi, à retrouver le monde. Non pas pour se rejouer une variante de l’engagement, ou s’abîmer en « nouveau journalisme », et pas plus pour cadenasser une fois encore l’imaginaire sous le prétexte de « réalisme » (pas de voyage qui vaille sans vision), mais parce que la littérature se trouve toujours en danger de s’affadir en « littérature », discours, jeux de langage, si le monde ne vient pas continûment l’interpeller, la réveiller, l’électriser, un peu à la manière des deux charbons d’un arc que l’on doit rapprocher jusqu’à ce que jaillisse entre eux l’étincelle lumineuse. Reste simplement – mais n’est-ce pas l’aventure même de l’écrivain comme du voyageur ? – à trouver la bonne distance ?
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Nulle école, nul dogme, nulle convention obligée : le livre de voyage, entendu de la sorte, se veut une forme ouverte, qui doit s’inventer à mesure qu’il s’écrit, et emprunte à chaque genre, sans se laisser jamais réduire à l’un d’eux. Dira-t-on Naipaul romancier, essayiste, analyste politique, autobiographe ? Naipaul, plutôt orchestrateur de toutes ces formes entrelacées, tirant sa musique singulière de toutes ces harmoniques : inimitable. Alors, travel writing, oui, si l’on veut, pour dire cette indifférence aux formes convenues, cet arrachement aux dogmes et aux modes, ce risque pris d’un regard neuf, d’une remise en cause des certitudes et des « savoirs ».
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Nulle école, nulle forme obligée, et certainement pas la prétention de réduire toute littérature possible à un genre défini qui serait dit « travel writing ». Mais la conviction affirmée, dans la mise en rapport de l’expérience du voyage et de celle de l’écriture, qu’il n’est pas de « littérature pure ». Que c’est l’épreuve de l’autre, de l’ailleurs, du monde, qui, seule, peut empêcher la littérature de se scléroser en « littérature » – entendez : en ronds de jambe, emphase, mauvaise littérature. Car toute parole se fige si l’on n’y prend pas garde ; la littérature est toujours en péril de périr sous le poids des modes, des conventions, des formes rhétoriques, soumise qu’elle est au milieu littéraire jusqu’au point, parfois, de se réduire à n’être plus que simulacres, rituels de passage par lesquels des coteries se reconnaissent et se perpétuent – le monde serait, en somme, son nécessaire décapant, prompt à mettre à nu formes vides et faux-semblants. À la condition que, dans le même mouvement, on comprenne que c’est seulement la parole vive, portée à incandescence par les artistes, les poètes, les écrivains, qui, nommant le monde, nous le donne à voir, l’invente, le revivifie, l’empêche de se refermer sur nous en prison. Autre manière de dire que l’un(e) ne se délivre jamais que par l’autre…

En sorte que, pas plus qu’il n’y a lieu d’opposer à une école aventureuse, romantique, de l’Ailleurs, l’exigence résolument « non héroïque » du quotidien et du banal comme horizon indépassable de l’existence humaine, matière nouvelle d’une écriture d’autant plus artiste qu’« invisible », il n’y a lieu non plus d’opposer à une « esthétique du Dehors » déclarée ignorante de toute intériorité, une esthétique du Dedans qu’incarnerait, par exemple, le courant de « l’autofiction » – c’est du « moi » qu’il est aussi question dans l’expérience du voyage, mais d’un « moi » dépouillé par le monde de ses « trop-pleins », de ses petites ruses, mis à nu jusqu’au point, parfois, de l’épreuve du « non-moi », de l’éclat diamantin de la pure sensation. D’un « moi » qui ne se prendrait pas pour le centre du monde. D’un moi mis à l’épreuve de l’autre.
(…)

Stevenson, encore et toujours, dont décidément je ne me lasse pas – Stevenson, dont je livre trois phrases à la méditation du lecteur. La première, qui commande toute son œuvre : « Le Dehors guérit. » Et puis, un peu plus loin : « Tout grand livre est quelque part un récit de voyage. » Avec aussitôt cette précision, en forme (d’apparent) paradoxe : « Tout récit de voyage est un fragment d’autobiographie. » En trois phrases, l’essentiel. Qui va bien au-delà du seul travel writing pour toucher à l’essence même de la littérature, à ce qui nous la rend, au sens strict, vitale. Et tout ce qui précède n’en aura été, au fond, qu’une paraphrase…
Allons ! Stevenson avait raison : le Dehors guérit.

Michel Le Bris
Extraits de Pour une littérature voyageuse, Éd. Complexe, 1992.