1992 - L’intelligence des marges I : le roman noir

« Nous attendons de la littérature, de nouveau, qu’elle nous dise le monde. Comme le fit en son temps le Voyage au bout de la nuit de Céline. Comme le firent Chandler ou Dashiell Hammet. Parce qu’elle n’est jamais aussi vivante, la littérature, que lorsqu’elle s’attache à dire, à inventer, la parole vive du monde. »

On a peine à imaginer aujourd’hui le mépris voué aux littératures dites de « genre », aux « marges », à la BD, au roman noir, par la littérature supposée « grande » tout entière dominée par les idéologies « avant-gardistes » – et cette idée d’une littérature « n’ayant d’autre objet qu’elle-même ». Étonnants Voyageurs, dès le départ, s’est refusé à toute distinction de « genre », et ce avec d’autant plus de détermination que ce sont par ces marges (dont, d’ailleurs, les littératures dites « francophones ») que s’affirmait alors le plus nettement le souci d’une littérature disant le monde…

Pourquoi un film comme Luna Park de Pavel Lounguine nous paraît-il tout à coup aussi nécessaire alors même qu’un film maîtrisé, fin, élégant comme le Coeur en hiver de Claude Sautet nous laisse, disons, quelque peu sur notre faim ? C’est que le premier nous plonge dans le cratère du monde, quand l’autre paraît vouloir s’en abstraire à toute force, comme si la « Qualité France » qu’on le voudrait voir incarner supposait l’exténuation préalable des tumultes du dehors. Entendons-nous : le film de Sautet n’est sans doute pas sans mérites, et en d’autres temps, plus douillets, nous aurions pu – qui sait ? – nous aussi le goûter. Disons, pour aller vite, que c’est l’époque, la perception de plus en plus aiguë d’un manque, la sensation d’un écart devenu au fil du temps insupportable, qui font qu’à la limite nous ne le soyons plus, aujourd’hui. Parce que le monde a changé, et nous-mêmes avec lui.

Parce que le monde explose. Avec son cortège d’horreurs, de bassesses, de folies, mais dans l’effervescence aussi d’une re-création, le bouillonnement de nouveaux rythmes, de paroles inouïes, et le réveil, dirait Lounguine, des forces mythologiques qui traversaient les tragédies antiques. Tous les repères envolés, et les idéologies mortes, si confortables, qui nous rendaient le monde lisse, sans mystère, tellement explicable. De là, probablement, qu’il ne nous a jamais paru aussi radicalement étranger, malgré le déluge d’images télévisées supposées nous « informer ». Tant de bonnes âmes, si critiques à l’endroit des « écrivains-voyageurs », nous le disaient devenu partout semblable, le monde, réduit à la dimension d’un village planétaire, dans l’universel clignotement des néons de Coca Cola ou de Disneyland – et à quoi bon, dès lors, y aller voir ? À croire que l’espace arpenté par nos « travel writers », dans une quête dérisoire d’exotisme, n’était plus qu’un décor de mer bleue, de palmiers et de cocotiers, un dépliant pour club de vacances généralisées. Étonnez-vous après cela si les mêmes découvrant, effarés, que des hordes de barbares campent jusqu’à leurs portes, n’osent même plus s’éloigner à plus de dix minutes en RER !

Autrui – c’est-à-dire nous-mêmes – nous est devenu, sans que nous y prenions garde, de nouveau étranger. Et nous attendons de la littérature, de nouveau, qu’elle nous dise le monde. Comme le fit en son temps le Voyage au bout de la nuit de Céline. Comme le firent Chandler ou Dashiell Hammet. Parce qu’elle n’est jamais aussi vivante, la littérature, que lorsqu’elle s’attache à dire, à inventer, la parole vive du monde. Si Gulliver a défendu le « travel writing » avec ardeur, ce n’était certes pas avec la prétention d’y réduire toute écriture possible, mais comme une des voies pour retrouver cette vérité de la littérature, un peu trop oubliée à force de soumission aux idéologies, aux sciences humaines et aux diktats des avant-gardes. Une voie, mais pas la seule.
À preuve, le roman noir.

« Cette sensation d’une énergie inépuisable, d’une écriture enfin libérée des préciosités salonnardes – et comme des pans entiers de la « littérature » nous paraissaient, d’un coup, devenus lettres mortes ! »

Rappelez-vous. Quand, lycéens, nous découvrions le jazz. Les chroniques de Ring Lardner. Les romans de Chandler, de Goodis, de Hammett. Cette écriture hypertendue, « hardboiled », où il nous semblait entendre encore le crépitement des machines à écrire. Pour dire toute la violence, les rythmes, l’intensité de la ville. Cette sensation d’une énergie inépuisable, d’une ouverture immense au poème du monde, d’une écriture enfin libérée des ronds de jambe et préciosités salonnardes – et comme des pans entiers de la « littérature » dont nos professeurs nous bassinaient alors, nous paraissaient, d’un coup, devenus lettres mortes. Eh bien ! Nous y sommes de nouveau.

Olivier Mongin, s’inquiétant récemment dans les colonnes du Monde de la crise manifeste de la fiction française, sans cesse oscillant, selon lui, entre l’autosatisfaction individualiste et la nostalgie de l’Histoire, et soustrayant du même coup « l’imagination à l’histoire » présente », voulait y voir, entre autres raisons possibles, la conséquence d’une laïcité outrancière vidant de toute chair le social, incapable de concevoir, entre un universel abstrait et un individu vivant l’illusion d’une émancipation parfaite, l’espace d’un dialogue entre cultures, où accueillir, calmer, apaiser la violence des convictions, permettre ce que Rushdie appelle « l’échange de nos douleurs respectives 1 ».
Nous y ajouterions volontiers – mais elle en est tout autant un effet qu’une cause – la classe intellectuelle elle-même. Car il faudra bien dire un jour comment une nomenklatura arrogante installa son pouvoir sur la littérature, et sur l’édition, par la mise sous tutelle des raconteurs d’histoires, et avec un mépris absolu des lecteurs 2. Il faudra dire ces années de démolition où la chair, les os de la littérature se virent livrés à l’équarrissage, où le ton, le style, tout abandon au sens se virent impitoyablement traqués au nom du Signe roi. Ces années de résistance, aussi, où des adolescents rebelles, affamés de fiction, dénichaient dans les bacs, sous les piles d’invendus de nos « avant-gardistes », des œuvres, grandes ou mineures, d’où émanaient comme une saveur de monde perdu, et qui avaient pour auteurs Henri Calet, B. Traven, André Dhôtel, Jean Giono, Hemingway, Raymond Guérin, Malcolm Lowry, Raymond Chandler, Jacques Perret, David Goodis, Armand Robin, Georges Simenon, Stevenson, tant d’autres devenus aussitôt d’indispensables compagnons ! Walter Benjamin, dans un texte lumineux, entendait démontrer que la littérature moderne se développait sur l’extermination des « story tellers » – et comme pour lui donner raison, Georges Simenon, dans le superbe entretien avec Raphaël Sorin que nous publions un peu plus loin, raconte que Gide lui demanda un jour comment diable il faisait pour raconter une histoire. En une question, le condensé de la situation.

Le polar – on l’étudiera peut-être un jour – fut, grâce à la Série noire, l’un des rares espaces de liberté à rester hors de l’emprise des clercs. Pensez ! Des histoires de flics et de meurtres ! Dans le même temps, les gendelettres, de gauche comme de droite, voyaient dans la « BD » le signe d’une décadence culturelle. Et frissonnaient de dégoût au seul mot de « science-fiction ». Sans voir que Philip K. Dick et J.-G. Ballard, disaient alors le monde en train de naître avec une force, une invention pratiquement sans équivalents dans la littérature « officielle ». Sans voir que ces sous-littératures, comme par hasard, étaient toutes de fiction, et qu’elles étaient même les derniers refuges des raconteurs d’histoires – les hôtels de passe où naquirent bien des écrivains dans les années 1960-1970…

Travel writing et roman noir : ils sont nés tous les deux d’un même désir de monde. Qui a lu le Arizona Kiss de Ray Ring ne voyagera probablement plus de la même manière en Arizona. Et ce n’est certainement pas un hasard si le Monde diplomatique, pour illustrer une longue enquête sur les récentes émeutes de Los Angeles ne trouvait à citer que des auteurs de romans noirs, Barry Guifford et James Ellroy. Travel writing et roman noir : voici un numéro de Gulliver pour célébrer leur rencontre en dix-neuf récits inédits. Pour affirmer, s’il en était besoin, que la littérature n’est jamais aussi vivante que lorsqu’elle s’attache ainsi à dire le monde.

Qui invente quoi ?

Techniques du suspense, de la description progressive, du « point de vue », de l’emboîtement des récits, de la dislocation des personnages, de l’éclatement du sujet (toutes inaugurées par Stevenson et Conrad), écriture « hard boiled » (inspirée de la revue Black Mask, via Chandler et Dashiell Hammett), techniques de découpage transposées du cinéma : depuis trois quarts de siècle, le roman « sérieux » n’a pas cessé de puiser ses techniques « nouvelles » dans les genres qu’il affecte de mépriser. Qui a su mieux dire la ville moderne, ville-pieuvre, ville-prison, ville-femme, jungle d’asphalte, ville carnassière, que les grands écrivains du roman policier ? Loin des neurasthénies pâmées des littéraires mondains, ceux-là ont vécu la modernité à sa plus haute intensité – comme si elle les traversait avec la violence d’un arc électrique.

Et que l’on ne nous refasse pas le coup de la « culture marchandise », des sous-produits industriels contre la pérennité des œuvres véritables ! En 1890, les Annales politiques et littéraires opposaient déjà la dépravation littéraire d’un Conan Doyle à la prose fine, élevée, sculptée pour défier le temps d’un Adoré Floupette. Ce dernier aura laissé une trace des plus discrètes, mais Conan Doyle, lui, est toujours là ! Et je préfère un Fajardie, un Brussolo, un Hugo Pratt aux Adoré Floupette qui, ces temps-ci, frétillent en rangs serrés dans les salons.

Michel Le Bris
1. « La France en mal de fiction », Le Monde, 3 juillet 1992.
2. Éditorial du n°9 de la revue Gulliver « Un monde très noir », octobre 1992, année de la première venue d’auteurs de Missoula (Montana) au festival de Saint-Malo.