1994 à 1996 - En égrenant l’album aux souvenirs

image
Pèlerins allant à la Mecque par Léon Belly / Affiche de l'édition 1995

Comment faire tenir tant d’années en si peu de pages, quand se bousculent les souvenirs, les émotions, les moments sur lesquels on voudrait s’attarder – dire aussi la passion, palpable, du public portant les auteurs ?

1994

L’année du centenaire de la mort de Stevenson, sur lequel je publiai cette année-là le premier tome d’une biographie – année vouée, il va sans dire, à l’esprit d’aventure, sous toutes ses formes. L’année d’un moment magique entre Hugo Pratt et Alvaro Mutis, de la venue aussi de celui que Graham Greene admirait tant : Norman Lewis. D’un « choc de titans » entre Ella Maillart, Anita Conti et Théodore Monod – Ella et Théodore, tout sages revenus des futilités de ce bas monde qu’ils prétendaient être, bien décidés chacun à sortir vainqueur de la rencontre. De la venue aussi de Tony Hillerman, et du retour de James Welch, tombé amoureux de Saint-Malo. Des paroles si intenses d’Antonio Tabucchi et du succès d’un autre grand de l’aventure maritime : Tim Severin. Du bel hommage à Alain Gerbault. Des expositions de Boucq, Ferrandez, Julliard. Et de l’énorme exposition Stevenson, dont l’esprit, partout, était présent en ces journées.


1995

« Orient réel, Orient rêvé » – ou le début, en quelque sorte, d’un vaste tour du monde, qui allait se pour- suivre dès lors d’année en année.
« Quel plus beau thème trouver pour Étonnants Voyageurs ? L’empire des étonnants mystères, des richesses fabuleuses, des civilisations étranges et raffinées, si différentes des nôtres – et tant de désirs de nouvelles partances… Mais l’Orient réel, aussi, et l’histoire d’un difficile face-à-face avec l’Occident. Et l’enjeu décisif de l’époque – entre les tentations d’un repli identitaire, les fantasmes intégristes de “pureté” et la préfiguration d’une littérature du XXIe siècle. De l’Orient rêvé à l’Orient réel : le grand voyage que nous vous proposons cette année » (extrait de l’édito).

Certains s’inquiétaient de ce qu’ils percevaient comme l’amorce d’un « glissement », alors que nous ne faisions que déployer les facettes de notre projet, annoncé depuis le début : « Pour une littérature qui dise le monde ». « Parce qu’au-delà de la littérature de voyage, ou d’aventure, nous voulions affirmer par ce festival l’urgence d’une littérature voyageuse, aventureuse, ouverte sur le monde, soucieuse de la dire. Les idéologies effondrées, le monde redevenu opaque, inquiétant, jamais peut-être nous n’avons ressenti avec une telle intensité l’urgence, pour la littérature, de dire la parole vive du monde – de nous la donner à lire. » Le public devait apporter la meilleure des réponses – et les auteurs aussi, qui se reconnaissaient dans ce « désir monde » : Lokenath Bhattacharya, Rithy Panh, Driss Chraïbi, Abed Charef, Mohammed Dib, Assia Djebar, Jacques Ferrandez, Sonalah Ibrahim, Pham Thi Hoai, Pahn Huy Duong, René Khawam, Vikram Seth, Selim Nassib, Nabil Naoum, Yoko Ogawa, Fang Fang, Yu Hua, Xu Xing, David Shahar, Salah Stétié, Yoko Tsushima. L’occasion d’un grand hommage à Giono, d’une énorme exposition Conrad.

Parallèlement à la célébration des cinquante ans de la Série noire, avec la venue d’Ed Mac Bain, entre autres. La venue, aussi, de Richard Ford et d’un autre grand de la littérature indienne, Louis Owen. Et le triomphe de Thor Heyerdahl devant un auditorium bondé. Avant que tout se termine, grâce au travail discret, mais précieux, d’Alain Gallet, par un concert de Cheb Mami, le « prince du raï ».


1996

Et le constat que nous craquions sous toutes les coutures, malgré la multiplication des lieux de rencontres. Comme s’il suffisait que l’on trouve un lieu pour qu’aussitôt il se remplisse. Et l’évidence de plus en plus forte d’une attente, de la part du public, d’un besoin énorme de débats, de points de vue croisés venant de tous les horizons, de paroles neuves, autres que celles des « spécialistes » tournant en boucle dans les médias. Ce sont les écrivains, les artistes, disions- nous, qui donnent à voir, à lire l’inconnu du monde qui vient : de cela le public s’en montrait convaincu.

Poursuite de notre tour du monde, en Amérique latine cette fois, avec la plus belle brochette d’écri vains réunie depuis longtemps, célèbres déjà ou à découvrir, mais tous de première grandeur. On la disait assoupie, en quête de second souffle, cette littérature « latino » : nous voulions la montrer diverse, plurielle, en plein renouvellement, formidablement excitante. Pas moins de vingt-cinq écrivains « latinos » présents. Dont une légende : Adolfo Bioy Casares, affaibli, malade, mais qui, au seul nom de Stevenson, dont il avait partagé la passion avec Borges, avait tenu à venir. José Agustin, Rudolfo Anaya, Jikiti Bauinaima, Daniel Chavarria, Francisco Coloane, Jesus Diaz, Rolo Diez, Sepúlveda, Alicia Dujovne Ortiz, Alessandro Jodorowsky, Patricio Mans, Luiz Mizon, Juan Carlos Mondragon, Antonio Sarabia, Juan Sasturain, Paco Taibo II, Osvaldo Soriano, Zoé Valdés avaient emporté le public très loin, avec eux.

L’Amérique latine et l’Irlande, puisque « année irlandaise » il y avait en France. Avec John Mac Gahern, Jennifer Johnston, Colm Toibin, Joseph O’Connor, Ann Enright, Patrick MacCabe, Eoin McNamee, Julia O’Faolain – soit la plus belle sélection possible, rassemblée par Mairin Ni Eithir, l’Irlandaise de notre équipe, qui allait jouer un grand rôle dans nos escapades dublinoises, plus tard, et dans les ultimes préparatifs de ce que nous allions monter dans le Montana.

Autant dire qu’avec pareil programme nous risquions fort de faire le plein ! « Septième édition : comme le paysage a changé ! » écrivais-je alors dans l’édito : « Livres, revues, journaux : jamais le désir de “littérature-monde” ne s’est exprimé avec autant de force. »

À quoi allaient s’ajouter, comme si cela ne suffisait pas, le succès que l’on imagine à la venue de Nicholas Evans, l’homme qui parlait à l’oreille des chevaux, et un grand hommage sur une journée entière au théâtre Chateaubriand à la collection « Terre humaine », avec quelques-uns de ses grands auteurs, dont Edgar Morin, Jean Duvignaud, Jacques Lacarrière, Jacques Meunier et Bruce Jackson, venu tout exprès des États-Unis pour une performance de Jean Malaurie entrée dans la légende du festival – Malaurie tenant le micro pendant dix heures d’affilée sans pratiquement s’interrompre, au grand désespoir des auteurs présents ! Tout citer ? Impossible.


Étonnants Voyageurs devient un festival du film

Très tôt, des réalisateurs, notamment voyageurs, se sentant plus proches dans leur démarche d’un Nicolas Bouvier que des « films d’aventure » qui alors proliféraient, nous avaient demandé de participer à notre festival. Les temps médiatiques étaient plus au culte de l’exploit, saut à l’élastique ou traversée de l’Amazonie en patins à roulettes, qu’à la quête du poème du monde ! Nous les avions accueillis volontiers, et ils avaient trouvé naturellement leur place, les films devenaient occasion aussi de rencontres entre écrivains, cinéastes, illustrateurs, photographes. Notre seul problème était la place, et donc la recherche de salles disponibles. Et c’est cette année-là que nous avions compris que presque sans nous en rendre compte, nous étions devenus un festival aussi de cinéma. Christian Rolland, intrigué par la difficulté, cette année-là, de placer les films, malgré de nouvelles salles, avait fait les comptes : de quatre films la première année, nous en étions rendus à cinquante ! Avec nombre d’inédits, et malgré une sélection très stricte. Un peu imprudemment, nous nous étions fixé alors cette règle, de ne pas aller au-delà. C’était sans compter sur la transformation de la notion même de documentaire, les nouvelles écritures, l’apparition d’œuvres ambitieuses en salles de cinéma, la pression des producteurs et des cinéastes – nous voilà aujourd’hui rendus à une centaine de films dans neuf salles, peut-être onze demain