2000 - Destination Missoula

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"Russell Chatham qui peint beaucoup de paysages du Montana, affirme qu'il n'y a jamais rencontré deux fois la même lumière. Ni importe où ailleurs dans l'Ouest. Peut-être y a-t-il là un début de définition : l'Ouest est en un endroit où l'on va pour voir la lumière." James Crumley

James Crumley, James Welch, Bob Reid, Kevin Canty, David Duncan, Deirdre McNamer, Rick Bass… Le public du festival les avait adoptés, depuis longtemps. Et nous avions rêvé, ensemble, d’un « Étonnants Voyageurs » qui se tiendrait, chez eux, à Missoula, Montana. Ce fut chose faite le 3  février 2000 – année des « Utopies » à Saint-Malo et année des utopies pour nous, en nous projetant dans le monde, en rafale, à Missoula, Dublin, Bamako, Sarajevo… Saint-Malo du monde entier ! Ce n’était pas une formule en l’air…

Au début, ce ne fut qu’une légende, colportée avec enthousiasme par Patrick Raynal, de grands espaces peuplés d’écrivains sauvages et de grizzlis alcooliques, illuminés et géniaux – à moins que ce ne fût l’inverse. Tous convergeant vers une ville mythique où chaque bâtiment était un bar : Missoula. Ce n’était pas qu’une légende – le public de Saint-Malo avait déjà pu s’en rendre compte – mais bien le Q.G. des écrivains de l’Ouest, rebelles aux préciosités new-yorkaises. Et, grâce à son université, où le poète Richard Hugo et l’écrivaine Dorothy Johnson jouèrent un si grand rôle, un formidable pôle de création littéraire – et le lieu de formation des élites indiennes. Nous ne pouvions pas nous manquer !


Destination Missoula

« La légende courait, d’un État immense, au nord-ouest des États-Unis, peuplé de cow-boys, d’élans et de truites gigantesques, et d’une ville bourrée d’écrivains, une sorte de Ploucville improbable où écrire des bouquins était aussi commun que de jouer du jazz à New York, et où la culture se mesurait au densimètre… »

« Viens ! » insistait James Crumley, reprenant au vol l’idée exprimée la première fois par Alvaro Mutis, qui rêvait, lui, d’un festival à Carthagène : « On boira des coups chez Charlie, on grillera un bœuf dans le ranch d’un copain, et puis on fera deux-trois lectures à l’université pour se donner l’air sérieux. »

Je m’y étais rendu pour de premiers contacts, au printemps précédent. Accueilli à l’aéroport avec délégation officielle, banderole « Welcome Michel Le Bris », ne manquaient que les majorettes – reçu par le maire et le Cultural Council (comme son nom ne l’indiquait pas, composé d’hommes d’affaires) intrigués, sinon sceptiques, puis par l’université, elle, enthousiaste, en les personnes de Lois Welch, directrice de la section anglaise de l’université, épouse de James Welch, et de Kate Gadbow, responsable des ateliers de creative writing. Ferme soutien, également, du consulat de France à San Francisco (dont, pour la France, dépendait Missoula), en la personne d’Emmanuel Delloye – début d’une histoire d’amitié qui dure encore. Et c’est ainsi qu’en février 2000, Maurice G. Dantec, Jacques Meunier, Roland Brival, Jean-Paul Kauffmann, Patrick Raynal, Francis Geffard se retrouvaient à mes côtés dans la ville de légende. Nous y attendaient les écrivains de Missoula au grand complet. Sous un soleil quasi printanier, quand nous espérions deux mètres de neige au moins et des grizzlis rôdant par les rues…

Ce fut plus que « deux ou trois rencontres » : des débats, des lectures suivies par une foule assidue à l’université mais aussi au théâtre de la ville. Et quelques chaudes soirées, de longues séances au mythique Charlie’s Bar dont nous pûmes vérifier la réputation, même si mes souvenirs restent quelque peu embrouillés, plus une dernière journée au Ranch House qui restera dans les mémoires. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce fut une pleine réussite ! Avec quelque chose de la ferveur qui nous avait unis, au soir de la première édition, à Saint-Malo. Où nous nous promîmes de nous retrouver, en mai. Avant de nous retrouver à Missoula, pour septembre  2001.

L’aventure, à Missoula, ne devait pas aller au-delà de cette deuxième édition. Le Cultural Council, surpris par l’écho rencontré, décidait de s’impliquer dans l’affaire et de le transformer en « Montana Book Fair » à l’américaine. Le mauvais état de santé de James Welch, le départ à la retraite de Lois Welch, le départ aussi d’Emmanuel Delloye, que nous allions retrouver, heureux hasard, à Dublin, brisèrent l’élan donné. Ce n’était plus l’esprit « Étonnants Voyageurs », soupirait James Crumley. Mais quelque chose était né là, qui continue à nourrir le festival de Saint-Malo où nos amis de Missoula sont toujours chez eux…

Patrick Raynal, Maurice G. Dantec et Rolland Brival. "Afin d’offrir un expérience western, nous avons arrangé une promenade et un barbecue dans un ranch à l’ouest de la ville. Les Français ont grimpé sur des carrioles remplies de bottes de foin et ils ont été conduits tout autour du ranch, au milieu des troupeaux de bétail. J’ai des photos qui le prouvent ! Des hamburgers ont été préparés pour le déjeuner, accompagné de vin, un cadeau du consul français" Lois Welch


L’Ouest, le vrai par James Crumley

À qui appartient-il ? Est-il possible de le sauver ? Est-ce que ça intéresse quelqu’un ? Et pourquoi doit-on continuer à écrire sur lui, à le filmer, à le peindre ? Je n’ai aucune réponse à ces questions, mais je sais que nous sommes incapables de le laisser en paix, car nous l’aimons au-delà de toute raison, au-delà du mythe et de la réalité ; nous aimons sa lumière, ses paysages, ses habitants. C’est un endroit sacré, et nous savons que si nous cessons de l’adorer, l’Ouest finira par disparaître, tel un dieu renfrogné.
J’avoue ne plus être certain de savoir où il se trouve. Sauf dans mon cœur. Quand je m’absente, il me manque quelque chose. Mais j’y reviens toujours en courant, et libre, car comme l’a écrit Thoreau : « Vers l’Est, j’y vais seulement contraint et forcé, mais vers l’Ouest, j’y vais de mon plein gré. » Personne ne l’a jamais mieux dit. Pourtant, Thoreau n’a jamais vu le soleil se lever sur les Tetons, il n’a jamais passé un été à Choteau dans le Montana, ni un hiver à Walden dans le Colorado. Mais il avait compris que, quelle que soit la signification du terme « Ouest » — qu’il s’agisse de la frontière, de la liberté ou de l’endroit où la civilisation était mise à l’épreuve — ça ne se passait pas en ville.

Russell Chatham, qui peint beaucoup de paysages du Montana, affirme qu’il n’y a jamais rencontré deux fois la même lumière. Ni n’importe où ailleurs dans l’Ouest. Peut-être y a-t-il là un début de définition : l’Ouest est un endroit où l’on va pour voir la lumière.

La première fois où cela m’est arrivé, mon partenaire de chasse et moi étions installés dans un affût à canards sur un marécage près de Flathead River à la sortie de Dixon dans le Montana. En fin d’après-midi, alors que le soleil et le thermomètre chutaient rapidement, le soleil disparut juste derrière la couverture nuageuse. Les sommets enneigés des Mission Mountains à trente kilomètres à l’est étincelaient d’une lumière farouche. L’herbe d’hiver sèche sur les collines douces qui bordent la rivière noire et glacée se mit à luire, comme enflammée de l’intérieur. Et la lumière envahit l’atmosphère, aussi palpable que le brouillard, aussi cinglante que l’air gelé. Je m’extirpai de l’affût à quatre pattes pour danser sur le sol dur. Fort heureusement, mon partenaire était trop stupéfait pour me tirer dessus. Lorsque la lumière eut disparu, nous roulâmes jusqu’au seul bar de Dixon, et là, nous discutâmes de mon comportement.

(Traduction de Jean Esch)
Extrait de la revue Gulliver « Nature writing » : « Les matins du monde  » (1993).


Missoula par Patrick Raynal

James Crumley au fameux Charlie’s Bar

« Le poil s’y porte long, le jean râpé et le cuir aussi patiné que la selle d’un coureur de prairie. »

Pendant que nous avalions Brautigan, Crumley et Harrison, pendant que nous imaginions une école littéraire qui redonnerait au roman américain sa vieille musique sauvage et humaniste, une rumeur commençait à courir. Si follement crédible, si ajustée à nos attentes, qu’elle ne pouvait qu’être fausse. […] Au nord-ouest des États-Unis, dans un État immense, peuplé de cow-boys, d’élans et de truites gigantesques, existait une ville bourrée d’écrivains, une sorte de Ploucville improbable où écrire des bouquins était aussi commun que de jouer du jazz à New York, une ville où la culture se mesurait au densimètre, une ville où l’on avait plus de chance d’écraser les pieds d’un auteur que d’un représentant d’une quelconque autre catégorie socioprofessionnelle…

[…] Crumley m’attend à l’aéroport. Il est d’une humeur de dogue. Tous les voyants de sa vie familiale sont au rouge et ma visite le réjouit autant que l’apparition d’un furoncle. Nous traversons une ville basse et moche. Pas de buildings à Missoula mais des maisons (basses) de briques ou de bois, alignées le long d’avenues rectilignes qui semblent être les reproductions de décors de films d’Anthony Mann.

Sachant que je suis venu voir des écrivains, Crumley m’abandonne aux mains d’un géant de deux mètres, ex-champion de boxe du Montana dans la catégorie super-lourd, qui alterne bières et joints d’herbe en parlant du monde et de l’écriture avec la justesse un peu précaire d’un équilibriste. Il publie, sous le pseudo de Daniel Rhodes, de terribles romans gothiques où le démon apparaît comme la première victime des hommes. Sous son vrai nom, Neil Mac Mahon, il travaille à un énorme roman sur le compagnonnage. Je comprends soudain que Crumley ne m’a pas lâché n’importe où. Neil est son meilleur ami. […] Puis Bob Reid est venu à notre table. Un écrivain, bien sûr. Qui a choisi la voie du polar parce que, dit-il, quand on est un « écrivain ordinaire », c’est la seule manière d’aborder le seul sujet de l’écriture : le monde et ceux qui s’y débattent. Reid n’est pas un écrivain ordinaire. J’ai lu ses livres ; ils seront tous publiés dans la Série noire. Mais Bob est aussi un flic, un vrai. Chief Detective de Missoula, il représente ce qu’on peut rêver de plus civilisé en matière de maintien de l’ordre et incarne bien le charme de cette ville où même les flics sont écrivains.

Faire la tournée des bars entre un flic-romancier et un ancien poids-lourd-charpentier qui manie le concept comme une ballerine fait des pointes est une expérience ultime. D’autant que l’autre spécialité de Missoula, c’est les bars. Une quantité paradisiaque de troquets – bars un peu chic, bars à cow-boys et Bike Bar, ahurissants saloons où les gangs de motards qui sillonnent en permanence cet État grand comme la France et aussi peuplé que la Creuse viennent s’abreuver en roulant des tatouages, plus soucieux d’exhiber la sauvagerie de leurs oripeaux que celle de leurs intentions.

« Avant il y avait une cinquantaine de bars valables. Maintenant il n’en reste qu’un… » C’est Bill Kettridge qui le dit. Romancier et poète, Kettridge est, avec Crumley, l’écrivain emblématique de Missoula et le bar dont il parle, Charlie’s, est de ceux qui par le monde se prononcent avec un B majuscule.

Pour un visiteur du Vieux Monde, l’endroit ressemble au QG des Freak Brothers. Le poil s’y porte long, le jean râpé et le cuir aussi patiné que la selle d’un coureur de prairie. De chaque côté du bar, deux téloches passent de vieux westerns et des retransmissions de matchs de base-ball. Sans doute à l’intention des sourdingues, vu que la sono qui crache à plein tube un florilège des standards du rock oblige les occupants à converser à la limite de tension de leurs cordes vocales. Entrer au Charlie’s équivaut à être soudain coopté au sein de la plus chaleureuse des matrices. La foule y est une douce protection qui, au gré des humeurs, favorise la solitude ou la dilue dans une empathie quasi miraculeuse. Mais c’est sur ses murs que ce troquet unique arbore les signes émouvants de son humanité. Une centaine de portraits y figurent ; une centaine de trognes capturées par le même photographe et qui ont en commun leur attachement au même bistrot.
Certains sourient ou grimacent, d’autres sont déjà loin de l’objectif, tous portent les stigmates d’une vie où l’on boit parce qu’on sait qu’il vaut mieux éviter d’être à jeun. Au bas de bon nombre d’entre eux une étoile d’or collée sur le verre indique que ceux-là ont cessé d’avoir soif. Ce bar, c’est celui de James Crumley. Celui qu’il a immortalisé dans Fausse piste, et s’il peut servir de métaphore à la ville tout entière, c’est aussi parce que sans James Crumley l’image de « Missoula, cité des écrivains » ne se serait jamais imposée.

Faire la tournée des bars de Missoula c’est voyager au cœur même de la ville. En passant du blues au rock et du rock à la country, en papotant avec ses voisins de comptoir comme si on les avait quittés la veille, vous commencez à comprendre ce qui les attire tous : le miracle de Missoula, celui qui, sans doute, attira ces écrivains issus de la mouvance la plus déjantée du mouvement étudiant des années soixante, est d’allier l’étrangeté d’un monde qui cherche à rester proche de celui des pionniers aux aspects les plus modernes de la contre-culture américaine. Missoula n’est ni Saint-Tropez ni Key West, et rien ne distingue artistes et écrivains du reste de la population. Missoula est juste un lieu à vivre. Y frimer reviendrait à revendiquer sa vulgarité.

Il m’aura fallu deux séjours pour les rencontrer tous. Pour les entendre me parler d’eux et de ceux qui y ont vécu ou y sont juste passés. Certains sont morts, d’autres sont allés vivre ailleurs, tous ont la même vision du monde, et leurs écritures différentes se répondent et s’unissent comme les voix d’une chorale. L’inoubliable Dorothy Johnson qui raconta si bien l’Ouest que toutes ses nouvelles devinrent de grands films, Richard Brautigan et Raymond Carver, ces dandys laconiques du désespoir ordinaire, Richard Ford dont les personnages n’en finissent plus de chercher leurs repères dans une Amérique privée d’Histoire, Jim Welsh le Black-Foot, l’Indien déraciné qui scrute le ciel et la prairie et n’y voit qu’un réseau de barbelés à vous déchirer le cœur, James Lee Burke dont la vie n’est plus qu’un purgatoire depuis qu’il a échappé à l’enfer de l’alcool, Neil Mac Mahon le colosse humaniste et apologiste du démon, Bob Reid, et Jon Jackson qui, suivant l’exemple magistral de James Crumley, ont choisi le polar pour explorer le côté tordu de la vie. Tous, y compris Tom Mc Guane, l’ancien Captain Barjot qui traversa les années 70 bourré de dope et d’alcool et qui tente d’oublier son passé dans la solitude de son ranch du Montana, y compris ceux que j’ai oubliés et ceux que je ne connais pas encore, tous écrivent ou ont écrit l’histoire d’un monde très noir. Comme si la limpidité du grand ciel du Montana était le lieu d’une magie dialectique qui offrirait le calme et la paix à ceux qui racontent le tumulte et la guerre.

À ceux qui prendraient ce texte pour le reportage objectif d’un vrai journaliste ou pour l’article flatteur d’un dépliant touristique, je rappellerai que j’ai rêvé de Missoula bien avant de la découvrir. À ceux qui ont quelques notions de navigation, je préciserai que sa découverte m’a donné l’envie d’y amarrer un corps-mort.

(Extrait du n° 9 de Gulliver. « Un monde très noir », octobre  1992.)