6225 Kilomètres

(…), alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur, depuis un an exactement. La voix de mon frère a résonné dans ma tête, j’ai vu encore une fois son beau visage et ses yeux pleins de bonté. Nous étions à la frontière égyptienne, sous le soleil brûlant de midi, en haut d’un col. Nous marchions depuis plusieurs jours, partis de Berber, notre village natal, un matin de massacre. Ousmane me devançait, comme toujours : il était l’aîné, je me sentais protégé en mettant mes pas dans les siens. Marcher ne nous dérangeait pas, nous, les petits bergers de Berber : seuls les bêlements de notre troupeau nous manquaient à ce moment-là. Nos chèvres s’étaient échappées : où étaient-elles désormais ? Qui veillait sur elles et sur les cabris ? Le silence était lourd et inquiétant : le visage d’Ousmane s’est tout à coup fermé. Il s’est mis en face de moi et m’a dit :

« - Voilà l’argent pour le passage. Papa n’a pas pu en gagner plus. Ne t’occupe pas de moi et appelle ce numéro, là, sur cette carte postale, dès ton arrivée. Allez, frérot, va-t’en, ne pense qu’à toi et que Dieu te garde ».

J’étais bouleversé : comment allais-je me débrouiller sans lui ? Nous avions été élevés ensemble, jamais je n’avais été loin de son regard. J’avais envie de pleurer, comme maintenant, mais mon frère m’a poussé en bas de la colline avec autorité. Comme un robot, j’ai donc continué ma route jusqu’à Port Saïd. Le long du Nil, un camion m’a pris en stop. Je n’osais pas dormir de peur qu’on me vole l’argent. Quant à la carte postale, elle représentait des montagnes enneigées, surmontées d’étranges rongeurs portant des bonnets tricotés et déclarant, l’air hilare, « Bisous de la capitale des Alpes ! ». A Berber, le maître nous avait traduit cette phrase et expliqué ce qu’était la neige. Il avait montré des images de chèvres de là-bas escaladant les montagnes. Et Ousmane m’avait même promis qu’un jour, on apprendrait à faire du ski tous les deux. Mais mon frère était resté du côté du soleil, du sable et de la guerre. Moi, j’avançais sans lui vers le froid et un monde meilleur. Mais serait-il vraiment meilleur si je me retrouvais loin des miens ? Je priais pour qu’ils soient vivants et à force de regarder la carte, je sus le numéro par cœur.

De Port-Saïd, je n’ai retenu que l’odeur du port : gasoil, poisson, humidité. La nuit, la ville sentait la peur, les ombres de fugitifs comme moi se déplaçaient un peu partout. Le jour, les rues grouillaient de monde. Ousmane m’avait parlé de Khartoum, la capitale de notre pays mais nous n’y étions jamais allés. Et puis c’est un soir que je l’ai rencontré : Abdou, mon ami. Je traînais sur le port, triste et le ventre vide. Il était assis dans un coin et mangeait lentement un ayish . Il faisait la même taille que moi, il avait les cheveux en bataille et un regard qui ressemblait à celui de mon frère : un regard rassurant et réconfortant. Il me demanda :

« - Comment tu t’appelles ?

  • Abdallah. Je suis berger et je viens du Soudan, je fuis la guerre. A Berber, il y a eu des massacres, lui répondis-je.
  • Moi aussi, je m’enfuis. Demain, à 2h00 du matin, je prends un bateau qui me fera traverser jusqu’en Italie. On pourrait faire le voyage tous les deux ? Veux-tu un morceau d’ayish ? ».

Il avait dit tout cela très vite en me regardant droit dans les yeux. C’était la première fois depuis longtemps qu’on posait vraiment les yeux sur moi. Depuis la frontière, j’avais comme objectif de me rendre invisible. Et les regards que je croisais étaient soit les regards perçants des autorités, soit les regards indifférents des passants ou des conducteurs. Mais les yeux d’Abdou, eux, sentaient bon l’amitié. J’acceptais donc un bout d’ayish et en échange je lui montrai ce que j’avais de plus précieux : ma carte postale.

Sur le bateau, les odeurs de vomi nous donnaient la nausée, les cris et les pleurs des enfants nous fatiguaient. Les passeurs étaient des gens brutaux et sans pitié. Ils avaient chargé leur rafiot à mort. Sur le pont, il n’y avait pas d’ombre, il faisait très chaud et le sol était bouillant. Mais malgré la chaleur et la fatigue, je les endurais sans rien dire car j’avais envie de prouver à mon frère que j’étais devenu un homme pour qu’il soit fier de moi ! Mon chagrin s’était transformé en rage. Abdou était inquiet à cause de la mer noire et agitée : si nous coulions à cause de la surcharge ? Tout ce j’avais fait jusqu’à maintenant pouvait s’arrêter là. Nous étions comme deux brindilles au milieu de l’infini. Pour me rassurer, je pensais à mes chèvres et à la chaleur de leur bon lait. Serrés l’un contre l’autre, nous regardions la carte postale. Abdou adorait voir les deux touffes de poil à bonnet. Il leur avait même donné nos deux prénoms !
Allongés sur le pont, l’une des dernières nuits passées sur ce bateau, je repensais à ma famille en regardant les étoiles et je me disais que c’était ça l’exil : penser à quelqu’un en regardant le ciel. Tout à coup, une vague fouetta le bateau, le choc fut violent et emporta ma carte ! Les deux souris s’étaient peut-être noyées mais Abdou et moi étions bien vivants à notre arrivée en Italie.

En quelques mois, mon corps avait changé : il s’était adapté au manque d’eau, aux aléas de la météo. Mes pieds étaient mes plus fidèles serviteurs…Les nuits que nous passions étaient courtes et fraîches, nous mangions peu. L’Europe, ce continent dont notre famille rêvait, me semblait grise et menaçante. Ousmane m’avait dit d’éviter les villes le plus possible, de ne jamais me faire remarquer. Nous marchions donc toujours de nuit et le jour, nous avions des réflexes de bêtes traquées. Mais j’ignorais que le pire était à venir. Après la mer et ses hautes vagues, c’était la montagne qui voulait nous dévorer. A Berber, le maître nous avait appris que les Alpes culminaient à plus de 4000 mètres : ce qui m’avait alors paru merveilleux me semblait maintenant cauchemardesque. Un cauchemar blanc et froid, un rempart de roches et de neige qu’Abdou ne traversa jamais car il mourut de fatigue avant même que nous arrivions à la frontière française. Il s’effondra un soir, silencieusement, derrière moi : sa respiration s’était arrêtée. La petite marmotte de la carte postale se retrouvait une fois de plus orpheline. Je dus l’enterrer à l’abri d’un rocher et restai là, près de lui. Où trouver désormais la force d’avancer ? J’étais dévasté. Je perdis la notion du temps et tombai bientôt dans une sorte de délire où les étapes de mon voyage se mélangeaient aux images de mon village, où le blizzard semblait imiter le bêlement de mon troupeau et le rire d’Abdou…des jours passèrent et un matin, je me réveillai dans un lit. J’avais été secouru par un groupe d’habitants de la vallée de la Roya. Je retrouvai peu à peu goût à la vie mais je n’étais plus le même Abdallah qu’à mon départ. Le petit berger joyeux était mort avec Abdou, quelque part sur les sommets. Depuis, j’ai toujours froid au bout des mains.