A TRAVERS L’ENTONNOIR

Nouvelle écrite par Clara Perrin, en 3ème au collège Georges Charpak, Brindas (69)

A TRAVERS L’ENTONNOIR

(…) Pourtant, ce matin là, Anna avait rêvé du passage. Et dans son rêve, ses parents, disparus depuis douze ans, étaient arrivés à travers la bibliothèque… « N’importe quoi ! se sermonna-t-elle. Tes parents sont morts et tu vis parfaitement heureuse chez ta grand-mère, alors cesse de rêver à des choses impossibles ! »
Anna s’apprêtait à se rendormir quand, soudain, sa grand-mère entra en trombe dans sa chambre.

  • Debout ! Grouille-toi de te lever et fais tes affaires, on part en Inde !
  • Grand-mère, on ne dit pas « grouille-toi » mais « dépêche-toi ». Et puis « prépare tes bagages, nous partons en Inde » est tout de même bien plus joli que « fais tes affaires on part en Inde » ! Tu devrais parler de façon plus soutenue.
  • P’t’être le jour où les poules feront du vent. Maintenant prépare-toi.
    Anna soupira avant d’obtempérer. Elle savait inutile d’essayer d’argumenter face à sa grand-mère. Une dizaine de minutes plus tard, elles étaient en Inde.
    Là-bas, l’après-midi touchait à sa fin. Les saris colorés des femmes étincelaient dans la lumière du soleil couchant. Des vaches circulaient librement parmi la poussière rouge et les passants, ajoutant à la cohue. Anna ne passait pas inaperçue avec Gabrielle sur l’épaule. Mais sa grand-mère, Jeanne de son prénom, était plus voyante, et de loin. Ses cheveux étaient vert pomme et ses tenues toujours des feux d’artifice de couleurs qui juraient généralement beaucoup les unes avec les autres.
    Anna et Jeanne arrivèrent bientôt au palais du maharajah de Shalingappa. C’était probablement le dernier maharajah de l’Inde, il n’avait plus de réel pouvoir mais possédait d’immenses terres arables. Dès qu’il les aperçut, le portier demanda à la vieille dame de décliner son identité :
  • Bond, Jeanne Bond, répondit-elle avant de marmonner ce qui ressemblait à une formule magique.
    Elles furent immédiatement invitées pour la nuit. Anna se doutait depuis longtemps que sa grand-mère possédait des pouvoirs magiques, mais celle-ci répondait toujours à ses questions sur le sujet d’une façon un peu euh… spéciale. Par exemple :
  • Grand-mère, je souhaiterais vraiment que tu me dises si tu as ou non des pouvoirs magiques.
  • Mais bien-sûr ma chérie, et moi aussi avec pas mal de moutarde.
    Toujours est-il que, pouvoirs ou pas, Anna et sa grand-mère étaient invitées au palais du maharajah. Un domestique les conduisit dans leur chambre. Une fois installée, Jeanne fronça les sourcils (qu’elle avait teints en orange) et donna un coup de parapluie sur une des tentures du mur.
  • Voilà, y’a plus de caméras ! fit-elle à Anna. Maint’nant faut qu’on parle.
    Curieuse, la jeune fille s’abstint de corriger les défauts d’expression de sa grand-mère.
  • Bon, je vais pas faire des ronds autour du pot…
  • Tourner autour du pot, ne put s’empêcher de rectifier Anna.
  • Tes parents sont pas morts, continua la grand-mère sans se soucier de cette interruption. Profitant du fait que sa petite-fille était trop stupéfaite pour la reprendre, elle ajouta : Ils sont ici, dans ce palais, mais ils se souviennent plus de nous, ils croient qu’ils sont le maharajah et la maharani. Quelqu’un les a envoutés, a changé leur apparence et leurs souvenirs.
  • Que… Quoi ? Envoutés ? Mais… Et comment sont-ils arrivés ici ? Et pourquoi…
  • Vous étiez v’nus tous les trois me voir à Paris pour une semaine. Tes parents connaissaient le passage, bien-sûr. Ce matin-là ils ont vus qu’y avait plus d’épices, alors ils m’ont laissé un mot en disant qu’ils allaient vite fait en acheter ici. Ils sont jamais rev’nus. J’te l’avais pas dit pour que tu te fasses pas d’illusions, parce que je pensais qu’ils étaient morts. Mais hier soir j’ai eu une vision d’eux ici.
    Anna était incapable de dire quoi que ce soit. Tout était trop incroyable. Mais sa grand-mère ne lui laissa pas le temps de digérer la nouvelle.
  • On est invitées à becqueter à leur table, fit-elle, et après tu retourneras dans la chambre pendant que j’les désenvouterai. Allez viens !
    Le diner fut laborieux. L’anglais d’Anna était horrible et celui de Jeanne encore pire, tandis que les indiens avaient une prononciation bien à eux. Elles réussirent cependant à comprendre que l’ancien maharajah était mort douze ans plus tôt, que son premier conseiller s’appelait Thushakal et que la cuisinière n’avait pas mis assez de curcuma dans les samosas. Cependant, ce n’était pas la conversation qui intéressait Anna. Elle ne cessait d’observer à la dérobée le maharajah et la maharani- son père et sa mère !-, en se demandant comment ils seraient une fois désenvoutés. A l’idée de retrouver ses parents elle ressentait un mélange de joie et d’appréhension qui lui serraient la gorge.
    Après le diner, Anna et sa grand-mère se séparèrent, car les chambres des invités se trouvaient à gauche de la salle à manger tandis que celles du maharajah et de ses conseillers se trouvaient à droite. Mais Anna se souvint, un peu tard, que sa grand-mère confondait sa droite et sa gauche… Elle se retrouva bientôt juste derrière Thushakal, le premier conseiller. Elle voulut rebrousser chemin mais buta contre quelqu’un. Elle leva les yeux et vit le maharajah. Son père…
  • What is yourrr name ? demanda-t-il en roulant les r.
  • Anna Morane, répondit-elle.
  • Oh… Anna Morrrane… verrry nice name. And what do you do herrre ?
  • Euh… I’m lost… I look for my room…

A cet instant, Thushakal se retourna vers le maharajah, un poignard à la main. Anna, réfugiée derrière une des colonnes de marbre du couloir, réussit à comprendre que Thushakal espérait hériter du pouvoir à la mort du maharajah. A la mort de son père ! Son père qu’elle avait cru perdu… Quelqu’un voulait le lui enlever alors qu’elle venait seulement de le retrouver ! Anna eut un geste complètement irréfléchi. Elle sortit de sa cachette et s’interposa entre les deux hommes.
De son côté, Jeanne venait de s’apercevoir qu’elle n’était pas au bon endroit. Elle s’apprêtait à faire demi-tour quand soudain, elle sentit qu’elle allait avoir une vision. La vieille femme se dépêcha d’aller chercher son entonnoir dans sa valise et regarda à travers (l’entonnoir, pas la valise). Elle aperçut alors une scène d’un autre temps.
Les parents d’Anna embrassaient leur fille dans son lit d’enfant, avant de griffonner un petit mot, puis de franchir le passage… La scène changea. Un jeune homme, qui ressemblait à l’actuel maharajah en plus jeune, écrivait dans son journal : « Bientôt je devrai prendre la succession de mon père. Il va de soi que je devrai aussi me marier. Mais mon cœur est déjà pris… Je l’ai revue hier au marché. C’est une intouchable, et je suis un deux-fois-né, un brahmane… Mais elle est si gracieuse, chacun de ses pas est une danse et ses yeux sont si doux, si profonds, qu’ils semblent contenir le monde… je suis amoureux. Nous avons parlé longtemps et j’ai pris une grave décision. Je vais m’enfuir avec elle. Mais pour cela, il faut que je me trouve un remplaçant. Je sais que tous les conseillers de Père seraient plus que ravis d’hériter du trône, Thushakal le premier. Mais justement : ce qu’ils veulent c’est le pouvoir et l’argent. Ils se fichent bien du sort de ceux qu’ils gouvernent, ils ne méritent pas d’hériter du trône. Alors tout à l’heure, je suis allé au marché et j’ai sondé les pensées des gens. Je me disais qu’il y aurait bien un homme, dont la disparition ferait peu de bruit, qui serait digne de me remplacer. Et j’ai choisi un jeune occidental, arrivé par un mystérieux passage. Il est parfait car personne ne sait qu’il est ici. Le problème, c’est sa femme. Ils sont venus ensemble et ils s’aiment sincèrement… Ce serait cruel de les séparer. Alors j’envouterai et changerai l’apparence de sa femme en plus de la sienne. Lui -l’occidental- agira en tous points comme moi et présentera sa femme comme celle qu’il souhaite pour épouse. C’est un enchantement simple, qui nécessite seulement dans l’ordre : une écaille de tortue, un cheveu de la personne à envouter, deux crabes écrasés, une plume de paon bouillie, une soupe de poireaux. »
La vision s’estompa. Fébrile, Jeanne commença à rassembler les ingrédients. Pour rompre un envoutement, il fallait utiliser les mêmes ingrédients mais dans l’ordre inverse de celui suivi pour le créer. Tous ceux utilisés par le maharajah faisaient partie de l’attirail habituel de Jeanne, sauf l’écaille de tortue et le cheveu. Heureusement, pour l’écaille de tortue il y avait Gabrielle… Seulement pour cela, il fallait qu’elle retrouve Anna.
Anna, qui, justement, était en mauvaise posture. Elle tentait de se rappeler la formule utilisée par sa grand-mère pour soumettre à sa volonté l’homme qui les avait accueillies à l’entrée du palais. Mais elle avait beau se concentrer, elle n’y arrivait pas. Tandis que Thushakal, agacé qu’elle contrarie ses plans, lui lançait en malayalam une phrase qui sonnait comme un ultimatum, elle eut une illumination :
« -Chabada, chabadi, pomme d’apa et crotte de riz, c’est moi qui décide ici ! »
Thushakal se tint aussitôt immobile. Mais Anna ne pouvait pas bouger non plus, sous peine de briser sa concentration, et donc le sort. Elle cria au maharajah :
« -Va chercher ma grand-mère, vite ! »
Elle avait parlé en français, il ne comprit donc pas mais s’enfuit tout de même tandis qu’Anna lui répétait son message en anglais. La jeune fille espérait qu’il ferait vite, car elle commençait à être fatiguée.
Pendant ce temps, Jeanne avait préparé les ingrédients nécessaires au désenvoutement dans un petit chaudron qu’elle emporta vers le couloir dans lequel se trouvait Anna. En chemin elle croisa le maharajah affolé qui la bouscula dans sa course. Elle en profita pour lui subtiliser un cheveu tandis qu’il se répandait en excuses. Ou tout du moins le croyait-elle. Car il était en réalité en train de lui expliquer pourquoi Anna avait besoin d’aide ! Heureusement il répéta plusieurs fois « Anna Morrrrane » et « grand-motherrr » si bien que Jeanne finit par demander « What is passing wiv Anna ? ».
Le maharajah l’entraina alors vers le lieu de la tentative de coup d’état de Thushakal. En voyant sa petite fille utiliser la magie sans l’avoir jamais apprise, Jeanne se sentit très fière d’elle. Cependant la vieille dame n’en oubliait pas sa potion. Elle se dépêcha -ou se grouilla, comme elle aurait dit- d’attraper Gabrielle, toujours perchée sur l’épaule d’Anna, faisant par maladresse tomber les lunettes de sa petite fille. Or celle-ci n’y voyait pas grand-chose sans… Elle eut un mouvement pour les rattraper. Et cela suffit à briser sa concentration. Thushakal était à nouveau libre ! Heureusement, sa grand-mère avait déjà eut le temps d’arracher une écaille à Gabrielle, qui couinait en signe de protestation. Elle se dépêcha de l’ajouter à sa mixture et la fit avaler au maharajah, qui se transforma aussitôt.

  • Vas-y Bob, à toi de jouer ! hurla Jeanne.
    Et soudain surgit face au vent le vrai héros de tous les temps ! Bob Morane contre Thushakal, l’aventurier contre tout guerrier ! Deux temps et trois mouvements plus tard, l’ennemi était ligoté. Anna (qui avait ramassé ses lunettes pour ne rien perdre du combat) hésita un instant avant de se jeter dans les bras de son père. Quelques minutes plus tard, Jeanne, qui s’était discrètement éclipsée, revint avec sa fille. Celle-ci se joignit à l’embrassade en pleurant de joie.
  • Manquent plus qu’les violons, bougonna la grand-mère pour masquer son émotion avant de courir vers les siens.
    Cependant elle trébucha sur le corps de Thushakal, tombant littéralement dans les bras de sa famille. Et c’est la chute de mon histoire.