A la folie

J’ai regardé mes chaussures, puis un carreau sur lequel il y avait une petite tache de sauce tomate, puis les chaussures de mon père, puis la chemise de mon père, sans aller jusqu’à ses yeux, c’était plus simple de ne pas regarder ses yeux et j’ai dit :

  • Tu sais quel jour nous sommes aujourd’hui papa ?
    Il a tourné la tête un peu surpris avec des yeux arrondis, son regard a balayé rapidement la pièce puis il a repris son aplomb, a ouvert le four et m’a dit avec un large sourire :
  • Le jour des lasagnes ma Chérie ! C’est bien ça ?
    Il était content d’avoir deviné. Il a refermé le four et il est retourné vers l’évier en faisant un petit pas dansé.
    Je l’ai regardé avec un pincement au coeur et j’ai seulement trouvé à dire :
  • Oui, c’est bien cela papa.
    J’ai mis la table qui paraissait résolument vide avec les deux assiettes qui trônaient seules depuis le départ de ma mère l’an dernier. J’ai balayé d’un mouvement de tête mes pensées et j’ai allumé une bougie pour donner un peu de chaleur à notre repas.
    Mon père a retiré son tablier de cuisine qu’il met tout le temps pour faire la vaisselle. J’ai apporté le plat de lasagnes fumant et mon père a lâché son « Buon appetito » chantant et habituel.
    Mon cœur n’y était pas mais j’avais besoin de me changer les idées, d’être ailleurs pour un moment, de m’amuser comme tous les adolescents. J’en avais le droit moi aussi après tout. Je me suis lancée.
  • Papa, des amis m’ont invitée à un concert de rock ce soir.
  • Un concert, quelle bonne idée ? Nous y allons à quelle heure ?
  • Non, papa, j’y vais avec mes amis.
  • Je plaisante ma chérie, mais je croyais que nous allions passer la soirée ensemble, j’aime bien quand nous sommes tous les deux.
  • Moi aussi Papa, mais pour une fois...
    Et j’ai fait mon petit sourire auquel il ne peut jamais résister.
  • Bien sûr ! Sors ma chérie, de toute façon, il n’y avait rien de spécial ce soir.
    J’ai ravalé ma salive et j’ai soupiré un merci à peine audible. Puis je me suis levée, j’ai débarrassé la table, j’ai fait la vaisselle, j’ai tout rangé pendant que mon père faisait des allées et venues autour de moi. Je culpabilisais de le laisser ce soir-là alors j’ai préparé son journal et son dernier roman, j’ai allumé la télévision pour qu’il ne s’ennuie pas et j’ai disposé la télécommande à côté d’une tisane apaisante à la camomille. Je n’ai pas oublié d’écrire sur le tableau noir. J’ai placé également son téléphone portable sur la table du salon et un plaid plié sur le canapé car je savais qu’il allait m’attendre pour aller se coucher. Et la soirée risquait d’être longue. Il a observé mes allers-retours et m’a souri. Je savais qu’il aimait quand je prenais soin de lui. Il s’est assis devant la télévision et s’est installé confortablement. J’ai enfilé une veste bien chaude et une écharpe que j’ai enroulée plusieurs fois autour de mon cou puis un bonnet de laine que j’ai enfoncé jusqu’à mes oreilles. Le bruit de la fermeture éclair de mes bottes lui a fait tourner la tête.
  • J’en ai de la chance d’avoir une fille comme toi, tu sais mia cara.
  • Et moi, un papa comme toi, dis-je en faisant un petit signe de tête et notre clin d’oeil complice. Je me suis approchée de lui pour l’embrasser une dernière fois. J’ai respiré son parfum boisé mélangé à l’odeur persistante des lasagnes. J’ai fermé les yeux et ont ressurgi alors tous mes souvenirs d’Italie, ma grand-mère, la mère de mon père, la famille heureuse, les rires, le soleil brûlant, les cyprès rangés en ligne comme les Daltons près de la ferme, le goût fruité de l’huile d’olive, ma mère et mon père main dans la main. Il m’a regardée et il a fixé ses yeux dans les miens en caressant et en tenant mon visage.
  • Je t’aime à la folie.
    Puis il s’est retourné vers le téléviseur et s’est mis à rire.
    Je l’ai observé un dernier instant, assis là ne faisant plus attention à moi, riant aux éclats. Ses cheveux ébouriffés étaient un peu trop longs, un bouton de sa chemise dépassait et laissait deviner qu’elle avait été mise avec inattention, un lacet de chaussure était défait...
  • A demain papa, me dis-je intérieurement.
    Je ne sors que rarement mais ce soir-là c’était ma bouffée d’air vitale. J’ai poussé fortement la porte lourde de l’immeuble et j’ai mis un pied dehors. Le froid m’a prise au visage et m’a fait reculer. J’ai remonté mon écharpe sur mon nez et j’ai pris mon courage à deux mains pour affronter la brise glacée. Après un été indien délicieux, le mois de novembre avait pris de l’avance sur l’hiver. J’ai marché d’un pas rapide vers la première bouche de métro et j’ai ressenti la chaleur m’envahir et réchauffer mes doigts glacés sous mes gants. J’aime sentir la foule qui se déplace autour de moi. Je me suis faufilée entre les passants qui marchaient d’un pas pressé, couraient ou discutaient sur un bout de quai. Je suis montée dans le premier wagon du métro qui a filé aussitôt. J’aime observer les gens et imaginer leur vie. Sont-ils heureux ou malheureux ? Une chose est sûre, ils vivent ! La vie est là, dehors, et pas à la maison. Et ce soir, j’avais envie de vivre. La station Auberkampf est apparue à travers la vitre. J’ai ouvert les portes du métro et en haut des marches, mes amis m’attendaient. Ils se sont mis à crier et à taper dans leurs mains puis ils se sont jetés sur moi me faisant presque tomber à la renverse. Leurs étreintes étaient chaleureuses et revigorantes à la fois. Leur joie était contagieuse. Ils ont sorti une banderole, de leur sac, qu’ils avaient préparée pour l’occasion. Au feutre et en lettres multicolores était inscrit Joyeux anniversaire Léna ! 20 ans ! Mes yeux se sont mis à briller car ils n’arrivaient plus à contenir mes larmes. La vie était un ainsi un doux mélange de joie et de tristesse.
  • Ne pleure pas Léna ! A vingt ans on ne pleure pas ! On fait la fête ! Crois-moi, ce soir va être mémorable, on va en profiter !
    Nous sommes allés prendre un verre à la terrasse d’un café avant d’aller au concert. Sur un gâteau improvisé, j’ai soufflé mes bougies et tout le monde a chanté atrocement faux, ce qui m’a fait beaucoup rire. Je regardais mes amis et je souhaitais vivre encore beaucoup de soirées comme celles-ci auprès d’eux, des moments d’insouciance. Nous inventions aussi notre avenir tous ensemble, nous débordions d’idées.
    Puis, nous nous sommes dirigés vers la salle de spectacle. Il y avait énormément de monde et l’atmosphère était très festive et malgré une pensée pour mon père assis sur son canapé qui allait devoir m’attendre un peu plus longtemps que prévu, j’avais envie de vivre pleinement ma soirée d’anniversaire. Nous sommes rentrés dans la salle de concert tous ensemble, le sourire aux lèvres. La musique a commencé à raisonner.

Marco s’est réveillé en sursaut. Il n’a pas encore bu sa tisane qui est froide maintenant. Alors il s’est levé pour la réchauffer puis il a ouvert machinalement le réfrigérateur. Un joli gâteau coloré avec vingt bougies dessus se présentait devant lui. Il a coupé une part qu’il a aussitôt avalée puis il est retourné dans le salon. Il était fatigué alors il s’est allongé en tirant le plaid à lui et il s’est endormi paisiblement devant un documentaire animalier.
Le lendemain matin, le dos un peu douloureux après une nuit sur le canapé, Marco s’est réveillé l’esprit embué. Il a tenté en vain de se préparer un café mais il s’est retrouvé devant la cafetière sans savoir comment la faire fonctionner. Il s’est alors décidé pour un thé mais impossible de trouver où il était rangé. Les choses sont un peu confuses ces derniers temps pour Marco, alors Léna écrit pour lui sur le tableau noir. Il a découvert le message qu’elle lui a écrit la veille : Attends-moi, je reviens pour le petit-déjeuner.
Donc, il doit attendre Léna, maintenant il s’en souvient. Il retourne alors s’asseoir sur le canapé et allume la télévision. Quelque chose de grave semble s’être passé. Au Bataclan, hier soir, des anges ont été assassinés. Marco regarde distraitement les informations puis, il éteint la télévision.
Il se lève brusquement, se dirige vers la cuisine puis il enfile son tablier. Il sort des assiettes du placard et se met alors à faire la vaisselle.