A quel prix ?

Écrit par : CAUDRON Elise (2nde, Lycée de Louis Blaringhem, Béthune)

— Ils arrivent, a dit Jules. Ses yeux brillaient d’une joie féroce.
Nous nous sommes précipités à la fenêtre du salon, Chloé et moi d’un côté, Jules et Juliette de l’autre. Je voyais mon appréhension se refléter dans les yeux de ma femme : chaque combat pouvait mener à la perte de l’un de nous. Nous le savions tous, donc nous n’en parlions pas. Nous cachions notre peur de notre mieux, conscients du danger qui planait sur nos têtes, omniprésent comme dans toute guerre. Des coups de feu retentissaient déjà dehors, secs et mortels. Des explosions, des hurlements de terreur, des cris d’agonie ; la destruction, l’angoisse et la souffrance : voilà ce qui nous accompagnait désormais au quotidien.
En prenant garde de ne pas m’exposer aux tirs, je jetais un œil derrière le rideau crasseux qui nous cachait de la vue des assaillants. Je sentis que je blêmissais : les soldats étaient beaucoup plus nombreux que les fois précédentes. Ils affluaient de chaque côté de la rue, plus déterminés que jamais. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : l’armée avait enfin vaincu la résistance à laquelle elle s’était heurtée quelques rues plus loin. C’était maintenant à notre tour de nous battre, pour défendre ce qu’il nous restait : un toit pour ceux qui n’avaient pas subi d’assauts importants, et une famille pour les plus chanceux. Nous ne pouvions plus compter que sur nous-mêmes : notre propre armée tentait tant bien que mal de s’organiser ; hélas, les pertes avaient été trop importantes. Cette guerre était d’une telle injustice ! Les combats se déroulaient partout, opposants des soldats entraînés que rien n’arrêtait à des civils désespérés, blessés pour certains. Nous survivions avec les moyens du bord, mais nous ne pourrions pas tenir très longtemps ainsi. Nos maigres réserves de nourriture s’épuiseraient rapidement, et nous ne pouvions pas sortir de notre immeuble afin de nous ravitailler : des patrouilles de soldats surveillaient les rues, en apparence calmes et désertes. De plus, des bombardements avaient détruit presque toutes les boutiques alentours, nous privant de ressources capitales. Ma femme avait alors fait le tour des appartements abandonnés de l’immeuble, dénichant entre autres quelques produits pharmaceutiques. Ce n’était pas grand-chose, mais nous avions besoin de nous rassurer : nous savions pertinemment que ces produits seraient inutiles en cas de blessures graves. Mais je refusais d’envisager une telle éventualité. Ma famille ne serait pas blessée. Je me rendais bien compte du caractère utopique de mes pensées, mais je me plaisais à croire que tout allait rentrer dans l’ordre. Notre armée se relèverait et triompherait.
Mais en attendant, nous devions nous battre.
« S’il le faut, nous nous défendrons maison après maison. »
Les soldats ne tiraient pas encore sur notre immeuble, mais sur celui d’en face. Les vitres se brisaient et les murs explosaient, provoquant un chaos sans nom. Un corps bascula du dernier étage, et je fermais brièvement les yeux. Une victime de plus, un énième mort… Je tournais la tête vers ma fille. Les traits tirés par le manque sommeil, ses yeux brillaient pourtant d’une autre lueur que celle de la fatigue : la peur, ainsi que quelque chose de plus sombre. Ma Chloé, tellement innocente, toujours souriante… Sa joie de vivre l’avait quittée avec l’arrivée de la guerre, la transformant à jamais. On avait éteint son éternelle étincelle de gaieté et d’insouciance. Ma petite fille serrait maintenant deux grenades dans ses mains, prête à tuer pour se défendre. Comprenait-elle les raisons de cette guerre ? Non, bien sûr que non. Des « histoires de grands » … Tout cela n’aurait jamais dû concerner une enfant de onze ans, mais elle s’était retrouvée impliquée de la plus horrible des manières. Tout comme son frère.
Je reportais mon attention dehors, et me crispai : les soldats arrivaient dans notre direction.
« Papa ?
— Oui ma chérie ?
— Tu me dis quand je dois lancer mes grenades ? »
Une phrase qu’une enfant n’aurait jamais dû avoir à prononcer. Je souris tristement, croisant brièvement le regard plein de larmes de ma femme.
« Oui Chloé, je te le dirai. Tu te souviens bien comment ça fonctionne ?
— Je tire sur la goupille, et je me dépêche de la lancer dans la rue pour empêcher les soldats de nous tirer dessus », a-t-elle récité rapidement.
J’ouvrais la bouche pour lui répondre, quand l’immeuble trembla. J’écartais brutalement les rideaux. Ils nous tiraient dessus ! Des briques tombaient, semant la pagaille en bas. J’armais mon fusil, prêt à riposter, et ouvrit la fenêtre.
« Maintenant Chloé ! », criais-je.
Je vis clairement son visage se décomposer, mais elle ne prononça pas un mot. Mon cœur se serra. D’un geste ample, elle lança un des engins explosifs au milieu de la rue. Nous le regardons tracer sa courbe, puis atterrir entre les soldats. Il y eu un instant de flottement, et tout s’enchaîna. Certains soldats comprirent plus vite que d’autres, et tentèrent de se mettre à l’abri, courant en tout sens, gesticulant et hurlant. D’autres semblaient perdus, et cet instant d’hésitation causa leur perte. La grenade explosa. Je distinguais vaguement les corps qui tombaient les uns après les autres, enveloppés dans un nuage de poussière. De nouveaux blessés, de nouveaux morts. Je serrais les dents et me répétais en boucle que nous ne faisions que nous défendre. Autrement, jamais nous n’aurions ôté la vie d’une personne.
Chloé lança ensuite son deuxième instrument de mort, cette fois vers la gauche, là où s’étaient réfugiés la plupart des soldats. Je vis les larmes couler sur ses joues lorsque la deuxième explosion retentit, accompagnée de hurlements atroces. Je levais la tête. Juliette serrait l’épaule de Jules. Mon fils, quant à lui, avait le visage fermé, la mâchoire crispée. Je revoyais son expression féroce lorsqu’il avait annoncé que les soldats arrivaient. Celle qu’il arborait maintenant avant chaque combat. Mon fils n’avait jamais était violent. Du moins, il ne l’avait jamais été avant le début de la guerre. Tout comme sa sœur, il avait changé, pour le pire. Avait-il conscience que l’un de nous pouvait mourir à chaque instant ? Cachait-il cette peur justement, la noyant dans sa haine envers l’ennemi ? Je ne le reconnaissais plus.
Je repoussais légèrement Chloé, et lui fit signe de se mettre à l’abri. Je ne pouvais même pas protéger ma famille, je me sentais tellement impuissant ! Au mieux, je pouvais me battre. Je me plaçais face à la fenêtre toujours ouverte. Juliette et Jules s’approchèrent et se positionnèrent à mes côtés, prêts à tirer. Les soldats se regroupaient, toujours plus nombreux : ils avaient dû appeler des renforts. Je pris une grande inspiration, et je tirai. Un cri parmi tant d’autres. Touché ? Peut-être. Je m’étais tout de suite collé contre le mur, me retrouvant ainsi hors de portée d’une possible riposte. Et je recommençais, inlassablement, imité par mon fils et ma femme. Les balles de l’ennemi traversaient la pièce et s’écrasaient dans le mur opposé. Aucune ne nous toucha. Chloé était également épargnée, réfugiée sous la table basse.
J’allais tirer une nouvelle fois, lorsqu’une détonation retentit dans le couloir, faisant trembler les vitres.
« Ils essayent de rentrer ! », hurla Jules.
Je ne pus rien ajouter. Ma femme se précipita vers l’entrée de l’appartement et Jules s’engouffra sur ses talons. J’allais les suivre lorsque je me souvins de Chloé. Je ne pouvais pas la laisser seule... comment l’abandonner ? Je luttais contre l’affolement qui m’envahissait, et repris ma position à la fenêtre. Je devais protéger ma fille. Je tirais, encore et encore, mort d’inquiétude. Soudain, le mur contre lequel je m’appuyais vibra violemment. Je fis quelques pas en arrière. Puis le mur céda. Une avalanche de briques déferla dans le salon. Je plongeais vers ma fille, l’attrapant à bras-le-corps, m’éloignant le plus possible du mur qui s’écroulait. La poussière obscurcissait ma vue, et me piquait les yeux. Je m’accroupis derrière le canapé, Chloé toujours dans mes bras. Quelques minutes plus tard, je me risquais à regarder au-dessus de notre abri de fortune : le salon était en ruine, et il manquait une bonne partie du mur. C’était un miracle que je n’ai pas été assommé. Encore sous le choc, je regardais Chloé : ses bras ruisselaient de sang. Je les saisis avec délicatesse, et l’examinai. Des morceaux de verre étaient fichés dans sa chair, sûrement projetés lorsque la fenêtre avait été brisée par le souffle puissant de l’explosion. Je soupirais de soulagement : rien de grave.
Je me relevais avec prudence, et vacillai. Ma jambe gauche me lançait. Je baissais la tête, et constatai que j’avais aussi été touché par un éclat de verre, assez imposant : une vilaine entaille apparaissait à travers la déchirure de mon jean, écarlate. Je serrais les dents.
« Ça va Chloé ?
— Mes bras me brûlent, a-t-elle gémi d’une voix tremblante.
— Quand ce sera fini, maman te soignera, elle a ce qu’il te faut. Tu vas être courageuse en attendant ? »
Elle ouvrait la bouche pour répondre, les yeux brillants, lorsqu’un hurlement vint soudain déchirer mes tympans, me glaçant d’effroi : c’était la voix de Jules. Paniqué, je lâchais mon arme et me précipitai vers la source de ce cri de pure souffrance, ayant vaguement conscience de la présence de Chloé derrière moi. Je courais aussi vite que ma blessure et les débris jonchant le sol me le permettaient. J’arrivais dans la cuisine, et j’attrapais au vol un des couteaux posé sur la table. Je poursuivis ma course le long du couloir sombre, en proie à une terreur grandissante : dans quel état allais-je retrouver mon fils ? Je dérapai au tournant du couloir, emporté dans mon élan, et Jules entra enfin dans mon champ de vision. Je stoppai net, le souffle court. Il était recroquevillé contre le mur, tel un animal blessé. Ses cris s’étaient tus, remplacés par des gémissements étouffés entrecoupés de sanglots qui le faisaient trembler. Un courant d’air froid s’engouffrait dans la pièce : la porte avait vraisemblablement été arrachée, projetant des copeaux de bois sur le sol. Aucun soldat en vue. Je ne comprenais pas : Jules ne semblait pas blessé ! Un bruit mat retentit à ma gauche : Chloé venait de tomber, une expression d’horreur gravée sur son visage. Puis, elle hurla, avec autant de douleur que son frère juste avant elle. Déboussolé, je baissai la tête. Mon regard se fixa sur le tapis poussiéreux, et je mis quelques secondes pour assimiler ce que je voyais. Une silhouette gisait là, à mes pieds.
Ça ne pouvait pas être vrai.
Chloé avança à quatre pattes pour se blottir contre le corps inerte, ses joues ruisselantes contre les cheveux de la personne.
Non, ce n’était pas possible !
Mes jambes lâchèrent, et je tombai moi aussi, m’écorchant les genoux au passage. Mais je ne ressentis même pas la douleur : une autre, dévastatrice, m’envahissait. Je ne voulais pas y croire, je ne pouvais pas le supporter. La silhouette semblait si proche, il me suffisait de tendre le bras pour la toucher… C’est ce que je fis, au prix d’un immense effort. Ma peau entra en contact avec la sienne. Je ne perçus pas la moindre petite vibration, le corps resta inerte. Je retirai vivement ma main, et la réalité s’imposa à moi avec une force implacable.
Ma femme, ma Juliette gisait devant moi. Morte.

Je me réveillai en sursaut, le front couvert de sueur. Mon cœur battait à tout rompre, et je sentais les larmes ruisseler sur mes joues. Je regardais autour de moi, perdu. Où étais-je ? Je tentais de rassembler mes pensées, confus. Je compris soudain : ce n’était qu’un cauchemar ! J’essayais de réguler ma respiration, mais je me sentais encore trop secoué. L’idée seule de perdre ma femme ou mes enfants me paralysait. Jamais je ne pourrais supporter une telle chose, je deviendrais assurément fou. Et combien de personnes dans le monde subissaient de telles horreurs à cause de guerres incessantes ? Combien en ressortaient meurtris à vie, marqués à jamais ? Tant de vies détruites…
Je fus pris de vertiges. Ce cauchemar m’avait semblé si réel ! Je soupirais, et l’esprit embrumé par le sommeil, je me retournais dans le grand lit que je partageais avec ma précieuse femme. Je tendis le bras pour l’enlacer, en quête de réconfort… Mais mes doigts ne rencontrèrent que du vide.
Et je me souvins.