Amer souvenir sucré

Écrit par DROUAULT Victoire (1 ere, Lycée Jessé de Forest de Avesnes Sur Helpe)

Amer souvenir sucré

A quelle tribu appartenait celle-ci ? Jason arracha ses semelles à la terre gluante et se dirigea vers elle.

Dans un premier temps, elle parut surprise, apeurée même. Jason stoppa net. Il ne voulait pas l’effrayer. Ce qu’il voulait, c’était comprendre ce que faisait une petite fille comme elle dans un endroit pareil, cette jungle hostile. Pourquoi était-elle vêtue aussi salement, pourquoi avait-elle cet air affamé ? Jason se souvint qu’il avait un bonbon dans la poche de son manteau impeccable. Ce manteau dont elle aurait eu bien plus besoin que lui.
Il glissa doucement la main en direction de sa poche, ses gestes étaient prévenants et délicats pour un enfant de son âge, il ne savait pas ce qui se passait, mais il savait que ce n’était pas une situation commune, ce n’était pas juste la rencontre d’un petit garçon et d’une petite fille. C’était le croisement de deux mondes, de deux histoires. Il lui tendit le bonbon, la main bien ouverte. Les yeux de la petite fille s’illuminèrent alors. Ses lèvres paraissaient vouloir sourire, mais elles peinaient à s’étirer, elles paraissaient trop sèches, trop dures. Cet air légèrement crispé de son doux visage montrait aussi une pointe d’hésitation...
Un camion passa derrière eux sur la route et klaxonna, ils furent tous deux surpris et leurs yeux s’écarquillèrent. Jason tenta de la rassurer en plissant légèrement les yeux.
Il restait là, la main tendue vers cette innocente inconnue, avec ce petit rien au creux de la main, qui représentait pourtant énormément pour la fillette. Ce bonbon n’était pas seulement celui qu’elle n’avait pas eu depuis des semaines, celui qu’elle aimait tant, celui dont elle avait vraiment besoin. Ce bonbon représentait aussi la générosité d’un inconnu, mais par-dessus tout, il représentait un souvenir.
En voyant le bonbon posé sur cette fine main blanche tendue vers elle, elle se souvenait.
Tout lui revenait à l’esprit. Cette fillette à la peau sombre se rappelait de sa famille autour de la table d’un grand salon, sous les rayons du soleil chaleureux de son pays. Elle se rappelait des bonbons que son père leur donnait à elle et à tous ses frères et sœurs. Le souvenir de sa mère, la regardant savourer ce bonbon, avec un sourire bienveillant et aimant déposé sur les lèvres. Ce même sourire qu’elle avait vu pour la dernière fois sur un bateau.
Une horrible sensation lui revint alors et lui retourna l’estomac.
Serrée entre toutes ces grandes personnes, dans un équilibre précaire, serrant de sa main gauche la main de son père et de sa main droite celle de sa mère, ses frères et sœurs lui manquaient et elle pleurait, sans vraiment savoir pourquoi. Son père la rassurait, mais sous le coup d’une bourrasque de vent, le bateau bascula. Elle aperçut un dernier sourire rassurant sur les douces lèvres de sa mère, puis il disparut brusquement. Elle cherchait ce sourire, tout autour d’elle, prise de panique, mais elle ne le trouvait plus. Leurs deux mains s’étaient détachées. Elle se pencha sur le bord du bateau, ses cris se confondaient dans les pleurs et les hurlements hystériques des autres passagers. Tout ce qu’elle voyait était alors la mer. Cette mer noire ridée de menaçantes vagues, certainement pleines de dents sous la surface, ce monstre venait d’avaler sa mère. Plus de mère et ensuite, plus de mer.
La fillette tentait peu à peu de revenir sur Terre. Les seules vagues que le garçon en face d’elle pouvait voir étaient celles qui inondaient ses yeux. Sans savoir pourquoi, Jason prit doucement la main de cette petite fille vulnérable et il y déposa le bonbon, en continuant de tenir sa main, en espérant que le peu de chaleur qu’il pouvait lui transmettre lui réchaufferait le cœur.
La chaleur de la main de Jason rappela à la fillette la main de son père, réconfortante, malgré la douleur qu’il éprouvait lui-même face à la perte de sa famille.
Elle crut entendre sa voix. Oui, son père l’appelait. Sans lui répondre, elle attendait, les yeux toujours fixés dans le regard profond et incompréhensif de Jason.
Son père arriva, accompagné de plusieurs personnes. Toutes avaient la peau mate, colorée comme celle de la petite fille. Jason lâcha brusquement la main de la petite fille, et sous le regard intense des hommes autour d’eux, il se sentit alors lui-même étranger dans cette jungle. Celle-ci n’était pas peuplée d’animaux, toutes ces personnes étaient des gens, bien réels. Pas de tamanoir, pas de tatou, pas de tapir. Des humains, blessés, torturés par un manque qu’il ne pouvait même pas comprendre, mais qu’il voyait dans leurs yeux. Ne dit-on pas que les yeux sont le reflet de l’âme, si c’est vrai, alors c’était cette impression que Jason avait, qu’il pouvait sonder leurs âmes. Même si eux ne pleuraient pas, ils avaient dans le regard, quelque chose de douloureux. Jason pouvait voir leur peine, c’était celle des hommes brisés, ceux qui ont tout perdu.
Le père de la fillette lui adressa un signe de tête et elle lui parla dans une langue que Jason ne connaissait pas. C’était une langue aux consonances magnifiques qu’il trouva musicale, belle dans la bouche de ces étrangers. Enfin, c’était peut-être lui l’étranger... Peu importait. Dans cet endroit sauvage, rudimentaire, Jason ne savait pas si c’était possible pour lui de tenir plus d’une journée. Sans son lit, ses peluches, sans ses parents pour le couver. Cette jungle était un trou, un néant en plein milieu de la civilisation. Le froid passait au travers de son manteau, mais il n’osait même pas frémir, à la vue de toutes ces personnes en simple T-shirt et sans chaussures, avec des pantalons à trous. Dans cet hiver, il était le seul avec un bonnet, une écharpe et des gants. Il se demanda un instant si ces gens pouvaient être capables de tout pour avoir ce qu’il avait, il se sentit en danger. L’idée que cette petite fille pouvait avoir tellement besoin de son écharpe pour couvrir son cou fragile et ses épaules tremblantes lui prouva qu’il avait tort. La vérité, c’était que toutes ces personnes voulaient savoir ce qu’il faisait là, mais elles n’avaient aucune mauvaise intention à son égard. Jason regarda autour de lui, il était ausculté, observé. La petite fille mâchait le bonbon, tranquillement, avec une larme coulant le long de la joue. Elle souriait pourtant. S’il avait voulu parler, il l’aurait fait, mais cela n’aurait servi à rien car il ne se serait pas fait comprendre de toute façon. Il retira alors son écharpe et s’approcha doucement de la fillette, il cherchait l’approbation de son père et la trouva en le regardant droit dans les yeux. Celui-ci lui fit un signe de tête. Jason déposa délicatement l’écharpe autour du cou de la fillette et fit plusieurs tours pour recouvrir ses épaules. La petite fille le regardait avec admiration, ses joues devenaient plus vives au fil des secondes. Un mélange de gratitude et de joie parcouraient le regard de toutes les personnes autour d’eux et Jason se sentit gêné.
La petite fille lui prit la main et le tira avec elle. A cet instant, comme dans un mouvement collectif, comme le ferait une nuée d’oiseaux, lorsque la petite fille avança avec Jason, tous ces gens autour d’eux se mirent en mouvement et les suivirent. Elle lui fit visiter le campement, son monde.
Jason marchait avec difficulté dans la boue, ses chaussures collaient au sol et l’eau avait commencé à les infiltrer. Ils passèrent devant une tente, la plus grande de tout le camp, comme le centre de vie collective, comme serait une oasis dans le désert, un lagon dans la jungle, celle que connaissait Jason avant de venir ici. Elle l’emmena dans cette tente, elle alla parler à un cuisinier qui faisait cuire quelque chose dans l’huile, dans son coin. Jason dut attendre quelques minutes car la petite fille faisait la queue, il remarqua que toutes les personnes devant et derrière elle avaient le même air fatigué, les traces d’une lutte quotidienne pour ne pas sombrer. Dans un coin opposé de la même grande tente, il pouvait apercevoir une femme, recroquevillée sur elle-même et prise de sursauts, elle pleurait, avec des yeux vides et secs, comme si toutes ses larmes avaient déjà coulé et qu’elle arrivait au bout de tout.
Pendant les quelques minutes d’attente, Jason avait tout oublié, la petite fille revint près de lui avec de la nourriture dans une serv2iette. « Kousa mehshi » lui dit-elle en montrant le plat qu’elle tenait en main. Elle lui tendit un morceau et il lui répondit « Merci » en souriant. Elle semblait avoir compris et lui rendit son sourire. Elle lui fit un signe de tête qui semblait vouloir dire qu’elle souhaitait lui montrer d’autres choses. Quand ils se retournèrent, Jason fut surpris en voyant tous les autres toujours derrière eux. Il se dit que même s’il n’était pas dangereux, eux ne le savaient pas, et il admira même la protection qu’ils apportaient à cette fillette.
Ils continuèrent leur balade dans le camp, en établissant une sorte de langage avec des gestes, en montrant des objets, Jason fit une tâche de graisse sur son manteau et ils rirent ensemble. Le groupe qui les suivait s’était un peu dissipé mais il restait quelques hommes toujours là. Ils gardaient tout de même une distance, comme pour préserver l’innocence de cette nouvelle amitié, sans la mêler aux problèmes des adultes, en laissant simplement deux âmes pures se croiser. Ces deux âmes qui ne savaient rien de la guerre, rien des meurtres, rien de l’horreur. En passant devant un groupe de garçons adolescents, Jason se rendit compte que dans leur regard sur cette petite fille, quelque chose n’était pas aussi pur, ils étaient mauvais. Il vérifia alors que les hommes protecteurs derrière eux étaient toujours là. Ils étaient toujours là, alors il continua à marcher sans rien dire. Ils se retrouvèrent à un endroit qui paraissait familier à Jason. C’était là où ils s’étaient rencontrés, là où il avait donné un bonbon à cette petite fille.
Puis Jason sentit un frisson parcourir son corps, tout son dos fut bloqué, par le froid certainement. Comme si le temps s’était arrêté, tous les visages autour de lui, ceux de ces hommes protecteurs, disparurent un à un. Il ne restait plus que la petite fille.
Quelque chose était étrange dans l’atmosphère, le soleil semblait être retombé alors qu’il montait pendant leur balade. Jason eut alors le sentiment que le temps était bouleversé.
Il plongea la main dans la poche de son manteau et attrapa un bonbon, il n’était plus censé être là.
Un camion passa sur la route derrière eux et klaxonna. Il se rendit alors compte que tout était comme ce qui lui avait paru être une heure auparavant. Il s’approcha et donna le bonbon à la fillette et celle-ci se mit à pleurer. Il regarda sur son manteau et la tâche de graisse avait disparu. Il sut alors que tout cela ne s’était jamais produit. Ce n’était qu’un rêve, il était resté debout pendant assez de temps pour s’en engourdir les jambes. La jungle dont il avait rêvé était-elle vraiment comme celle de ses rêves ?