Au gré du vent

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave. Une bourrasque de vent la fouetta au visage. Tout d’abord impressionnée par la violence grandissante de cet élément, elle se reprit en descendant les dernières marches. Cet amoncellement. Ça ne pouvait être qu’elle. Son corps avait dû être emporté par la marée pendant qu’elle tentait de fuir. Lise inspira profondément avant de ramasser le premier bâton qu’elle trouva. Il fallait qu’elle en soit certaine.

La pluie de plus en plus violente ne facilitait déjà pas son effort mais les remords achevèrent de la pousser à bout. La fureur des éléments avait beau ralentir sa progression, elle était prête à les affronter. Son instinct lui hurlait de fuir, de quitter ce lieu qui bientôt serait de nouveau submergé d’eau. Elle le fit taire en secouant sa tête puis tendit le bâton vers cette masse suspecte. Mais elle se figea avant d’avoir achevé son geste. Et si c’était bien ce qu’elle pensait ? Elle fut alors soulevée par la lâcheté, telle une tempête.
Le vent projetait toujours à une allure irrégulière ses cheveux d’or dans le sens inverse de ses pas vers la grotte derrière elle, comme-ci lui aussi souhaitait l’éloigner de cette masse pour mieux la diriger vers cette grotte qui l’attirait depuis son arrivée. Pour seule réponse, Lise se réfugia sous sa capuche en lâchant un juron : « Foutue culpabilité ».

Prenant son courage à deux mains, elle plongea le bout de son bâton de toutes ses forces dans le tas face à elle. Il était essentiellement composé d’algues et de sable à son plus grand soulagement. Alors elle tourna les talons en s’imposant une simple réflexion. Que faisait-elle encore là ? Revenir ici était une mauvaise idée. Elle avait assez de mauvais souvenirs sans avoir besoin d’en ajouter. Sophie pouvait bien disparaître, ce n’était plus son problème. Elle se mordit la lèvre, nerveuse. Elle savait que c’était faux, qu’elle ne pensait pas un mot de tout ça mais être énervée était la seule chose dont elle était encore capable.

Un soupire las s’échappa de la commissure de ses lèvres tandis que le souffle du vent devenait presque naturel à ses oreilles. Elle le percevait maintenant comme un ronronnement apaisant et se reposait sur ce bruit régulier, en attendant de trouver une réponse claire à son introspection.
Elle abaissa son sac pour attraper sa lampe torche. Elle allait le refaire ; elle allait retourner dans cette sombre et inhospitalière grotte où elle avait perdu son amie.

Lise inspira profondément une dernière fois en adressant un ultime regard à sa voiture, au fond de l’allée. Puis, sa lampe torche fixée fermement dans sa main, elle progressa rapidement. Le froid de ce lieu était extrême, plus saisissant qu’à l’extérieur. Mais ici il ne frappait plus ; il emprisonnait. Les murs glissants l’empêchaient de faire une pause alors pour mettre fin à son calvaire, elle accéléra sa course. Ses pas crissaient sur le sable tandis qu’elle criait, au même rythme que le vent, le prénom de son amie. Bientôt en parfaite harmonie avec lui, Lise inspira une dernière fois avant de hurler de toutes ses forces.
Exténuée, elle fut obligée de ralentir le rythme puis de s’arrêter. Son regard se perdit alors dans la contemplation des parois qui l’encerclaient. Du coin de l’œil, elle avait reconnu la fissure laissée par Sophie. Ce détail, en temps normal, ne l’aurait pas alarmée mais il lui parut alors cruel parce que ce détail, cette simple fissure, avait englouti tout ce qui lui restait.
Sans crier gare, une voix résonna dans la pénombre et interrompit Lise dans sa contemplation.

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Ce chuchotement… Était-ce simplement le fruit de son esprit tourmenté ? Elle sentait que c’était autre chose tout autant qu’elle pouvait sentir chacune des parties de son corps frigorifié hurler de douleur.
   ***
 Une heure encore qu’elle contemple cette maudite fissure. Le regard implorant, elle répéta sans cesse : "Faites qu’elle ait survécu... ».
***

Ce fut avec les yeux rouges et une fatigue de plus en plus contraignante que Lise se dirigea vers le fond de la grotte éclairée par la lumière de sa lampe de poche. Elle s’abritait du vent, cherchant un peu de chaleur.

En s’appuyant sur le bord d’un mur, elle fit pression, sans le vouloir, une fissure. « C’est comme avec Sophie », pensa-t-elle avec effroi. Comme lors de sa dernière visite, les rochers se mirent à tinter avant de s’écraser lourdement sur le sol, réduisant à néant sa lampe de poche et la laissant ainsi seule, dans le noir complet. Elle et rien qu’elle. Du moins, c’est ce qu’elle pensait.

Elle prit la fuite. Il fallait impérativement s’éloigner des rochers mais chaque pas qu’elle faisait l’éloignait malheureusement de la sortie. Elle avait prévu de passer seulement une heure ici, tout au plus, tout dépendrait de ses découvertes, mais cela devait faire au moins deux heures qu’elle errait dans l’obscurité. La marée allait de nouveau être haute, elle allait être submergée.
Le vent n’était pas censé être audible à l’endroit où elle se trouvait, pourtant elle l’entendait. Il murmurait sans répit à ses pauvres oreilles une cruelle symphonie.

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C’en était trop pour elle. Le son semblait la suivre, se rapprochant petit à petit d’elle.
Au moment où elle redressa son sac à dos, Lise sentit une goutte. Puis deux puis trois, avant de finalement les voir danser sous ses yeux terrifiés. Elle s’enfuit de toutes ses forces. Cette brèche en hauteur tombait vraiment mal. 

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Lise sécha d’un revers de la main ses larmes naissantes avant de reprendre sa course. Au bout d’une heure, elle se rendit compte qu’elle ne sentait plus les violentes gouttes d’eau. Le sable fin était de nouveau là, sous ses pieds. 
OUI ! lâcha-t-elle. 
 
Elle marqua une pause pour observer ce qui se tenait face à elle. Il y avait là une femme dont les cheveux blonds brillaient comme ceux de Sophie et dont les yeux émeraude scintillaient innocemment comme les siens. Elle avait un sourire compatissant. Mais quand Lise détourna un instant le regard, la femme avait déjà disparu.

Lise sentit qu’elle n’avait jamais été vraiment seule dans cette grotte. Cette femme n’était-elle pas ici depuis son arrivée ? Le son qu’elle avait associé au vent n’était-il pas sa voix ? Un détail la sortit de ses interrogations ; un détail qu’elle avait négligé : le bruit du vent, qui l’avait d’abord rassurée quand elle était entrée dans la grotte, était plus fort à présent. Le vent semblait murmurer. Les mots doux qu’elle croyait entendre la rendirent perplexe. Ce n’était pas un langage humain. Le vent et les autres éléments qui l’avaient empêchée de progresser comme elle l’aurait voulu dans la grotte allaient peut-être l’aider, lui dire quelque chose ? Quant à la culpabilité qu’elle avait ressentie, d’avoir abandonné son amie, ici, dans la grotte, c’était peut-être le signe de la rédemption ?
Elle regarda autour d’elle, essayant de savoir d’où venait le vent. Et alors que ses yeux se posaient tout autour d’elle, le vent se changea en un cri. Un cri de détresse. Elle comprit : Sophie était encore là et le vent la guidait vers son amie. Ce n’était pas l’humain mais le monde de l’invisible qui lui prêtait main forte. 

 Elle fut prise d’un frisson puis sentait de l’eau à ses pieds. Elle progressait rapidement et était maintenant à ses chevilles. Jamais elle ne pourrait survivre à la marée en restant ici. 

Alors, aussi fort que l’orage qui grondait dehors, Lise explosa et hurla cette culpabilité qui l’avait condamnée. Qui l’avait condamnée, oui condamnée, elle le savait. 
 Ses pensées devinrent ensuite de plus en plus insensées. Comprenant que son esprit sombrait, elle battait des cils tout en inspirant le maximum d’air qu’elle pouvait. Mais l’eau montait progressivement, à une vitesse anormale, l’orage continuait de gronder, et le bruit ou plutôt la voix qu’elle avait entendue auparavant résonna de nouveau. Lise, paniquée, ferma les yeux.

  Une main saisit la sienne et alors qu’elle ouvrait les yeux, elle vit le visage de Sophie. D’un geste héroïque, elle la conduisit dans une cavité qui n’était pas encore inondée. D’un geste rapide, Sophie désigna la fissure que Lise avait remarquée en entrant dans la grotte, avant de disparaître, comme une simple poussière, emportée par le vent. Lise était abasourdie. Elle vit que la fissure, devant laquelle son amie se tenait il y avait de cela encore quelques secondes, brillait. Lise s’approcha puis mit sa main à l’intérieur.

Elle fut alors emportée dans un univers paisible. Le soleil réchauffa son corps, son cœur, presque instantanément.
Lise était entrée dans ce monde paisible et avait laissé son corps à l’entrée. Son âme, ainsi emportée, s’envolait. Submergée par l’eau salée, elle avait succombé, mais au gré du vent désormais elle voguait.
Ce fut ainsi que Lise et Sophie se retrouvèrent et c’est ainsi qu’ensemble, elles trouvèrent la paix.