Baba Yaga et la fille qui ne voulait pas travailler

Elise DE LA BOURDONNAYE, en 4ème au collège Pierre et Jean Lerouge, à Chablis (89), classée 1ère de l’académie de Dijon.

BABA YAGA ET LA FILLE QUI NE VOULAIT PAS TRAVAILLER

Louise poussa un grognement.
Elle avait retardé tant qu’elle avait pu le moment de se mettre au boulot, espérant jusqu’à la dernière minute qu’un miracle la sauverait mais là, le dernier jour, à onze heures du soir, soit neuf petites heures avant le cours fatidique, elle était coincée. D’autant plus coincée que madame Agay était connue pour la sévérité avec laquelle elle traitait les élèves qui ne rendaient pas leur travail dans les délais impartis.
Pour la dixième fois de la soirée et la centième depuis une semaine que madame Agay leur avait donné ce fichu devoir, elle lut le sujet :
« Baba Yaga est une figure centrale des légendes russes. Vous utiliserez le conte étudié en classe et les résultats de vos recherches personnelles pour rédiger un texte de quatre pages dans lequel Baba Yaga jouera un rôle essentiel. »
Le conte étudié en classe ? Louise en gardait un souvenir si vague qu’elle en était venue à se demander si elle n’était pas absente le jour où la prof l’avait présenté. Vos recherches personnelles ? Il ne fallait quand même pas rigoler !
Bon d’accord, elle n’avait rien fichu, rien écouté, rien préparé et, demain, elle allait se faire trépaner par madame Agay. Et tout ça à cause de cette…
« Maudite Baba Yaga ! » cracha-t-elle.
Comme un écho à son juron, un claquement sec retentit dans le couloir, suivi du bruit d’un corps lourd se traînant vers sa chambre.
Louise se figea. Si elle avait réveillé ses parents, que l’un d’eux entrait et la surprenait en train de … de ne pas travailler au lieu de dormir, madame Agay n’aurait plus rien à massacrer demain.
Elle se précipitait vers son lit lorsque la porte s’ouvrit. Louise suspendit son geste, au milieu de la pièce, retenant sa respiration. Un faisceau lumineux balaya sa chambre et vint s’arrêter à hauteur de son visage.
Qui pouvait bien s’amuser avec une lampe de poche en pleine nuit ?
« Louise... » murmura une petite voix tendue par la peur, « Louise... »
La jeune fille reconnut immédiatement son petit frère, un garçon jovial qui aimait embêter sa grande sœur. Sa silhouette rondouillarde se découpa sur le mur et l’inquiétude de Louise fut remplacée par de l’agacement.
« Y peut pas me ficher la paix ! » pensa-t-elle .
« Qu’est ce que tu veux ? Tu devrais dormir ! » râla-t-elle.
« Il y a une vieille mémé affreuse dans la maison », souffla-t- il... « Elle est dans le salon, j’crois ! »
« Tu t’imagines que ça m’amuse d’écouter tes fadaises au milieu de la nuit ! » lâcha Louise sarcastique.
« Mais, c’est pas une blague, insista le garçon, j’étais en train de dormir et j’ai été réveillé par un gros bruit bizarre. J’me suis l’vé et j’ai r’gardé par ma porte entrebâillée... »
« Et il y avait une vieille dans le couloir ! » se moqua Louise. Son petit frère acquiesça.
« Elle était vraiment bizarre », continua-t-il, « elle traînait un énorme chaudron derrière elle. »
« Ouais, c’est ça » répondit Louise. « Bon, maintenant tu dégages ! Ferme la porte et fais pas d’bruit parce que si tu réveilles Papa... » le menaça-t-elle.
Le garçon, dépité, retourna dans sa chambre. Il n’avait pas fermé la porte et Louise l’entendit tirer une chaise pour bloquer l’entrée de sa chambre. Elle alla se rasseoir à son bureau et replongea dans sa rédaction, à la recherche de l’inspiration, en fixant intensément une tache sur le papier peint. Elle était perdue dans ses pensées lorsque de petits bruits lui parvinrent. Cela ressemblait à des tintements et des tapotements sourds. _ Repensant à l’histoire de son petit frère, elle éteignit la lumière, prit sa minilampe et se glissa dans le couloir. Les bruits étranges provenaient du salon, Louise fut parcourue d’un frisson glacial... Elle se plaqua au maximum contre le mur, éteignit sa torche et avança.
Tout d’abord, elle ne vit qu’une silhouette malingre, voûtée sur elle même. La femme toute décrépie était encapuchonnée dans une cape noire. Louise ne voyait de profil qu’un petit bout du visage de l’intruse, le reste étant dans l’ombre de la capuche. Elle distingua un long nez busqué ainsi qu’un œil enfoncé dans les plis de la peau. Cet œil semblait brûler intérieurement, contrastant avec le teint de la peau, terni par les années. Quelques mèches de cheveux rêches s’échappaient de la cape. Les mains étaient crispées sur une louche, plongée dans un énorme chaudron couvert de suie. Dans l’âtre, un feu commençait à crépiter, éclairant la pièce d’une lumière incertaine, déformant les ombres, ce qui rendait l’atmosphère d’autant plus sombre.
Devant cette scène, Louise fut incapable d’esquisser le moindre mouvement. Une sueur glaciale lui trempait le front et le dos, collant son pyjama à sa peau. Elle avait l’impression d’assister à un rite funèbre. C’est alors qu’elle vit avec horreur les lèvres charnues de la sorcière se mettre à bouger. Louise, immobile, parvint à saisir quelques bribes de cette étrange psalmodie :
« ... Maudite... cuire... victime... Louise... manger... » Elle fut prise de vertige, ses mains devinrent moites et elle lâcha sa lampe qui rebondit sur la moquette dans un bruit sourd. Mais la vieille femme ne parut pas s’en rendre compte car elle continua à marmonner.
Louise, tremblante, courut dans sa chambre et s’écroula sur son lit. Elle tenta de retrouver son calme pour analyser la situation : il y avait une vieille qui marmonnait des formules sur son chaudron et qui... voulait la tuer ! Un chaudron, une cape noire, une formule, un feu... Louise se releva et se précipita vers son bureau pour y chercher son livre de français. Elle prit une pile de documents et fiévreusement, commença à jeter sur son lit tous ceux dont elle n’avait pas besoin : livre de maths, Harry Potter, programme télé, livre d’anglais, Astérix et Obélix, Picsou... Mais nulle part elle ne trouva le conte de Baba Yaga !
Elle en vint aux suppliques :
« Madame Agay... aidez-moi ! Dites-moi ce qu’il y avait dans ce bouquin ?! J’écouterai vos cours. » Elle s’agitait vainement, éprouvant une sorte d’excitation mêlée de peur qui finit par se transformer en énervement.
« Mais, bon sang ! y avait quoi dans cette histoire pour que tout le monde s’y intéresse ? » grogna-t-elle, désespérée. Elle se souvint alors que, dans le conte, la petite fille – ou bien était-ce un petit garçon ? – avait des trucs pour échapper à la sorcière... Des objets ! C’était ça ! Il y avait des objets à trouver... et puis, il fallait qu’elle sème des objets sur son chemin ! Tout lui revenait ! Elle se souvenait aussi d’une pomme qu’il fallait donner à croquer à la sorcière... et de petits cailloux à laisser en chemin... Tout se bousculait dans sa tête. Elle n’avait plus qu’une idée : aller à la cuisine pour trouver cette pomme, qui seule pourrait la sauver. Elle prit donc un collier de perle posé sur son chevet et en coupa l’extrémité. Elle récupéra sa lampe et sortit dans le couloir. Elle longea les murs dans un grand silence, tremblant à l’idée d’être aperçue par la « vieille fripe maudite » qui se trouvait dans le salon. Puis comme le Petit Poucet, elle défit son collier, déposant les perles sur la moquette du couloir avec délicatesse.
En passant devant la chambre de ses parents, elle manqua de glisser sur un mouchoir en tissu. Elle ramassa cet objet... inutile... et le déposa sur un meuble.
Lorsqu’elle passa devant la porte du salon pour se rendre à la cuisine, elle ne put retenir un coup d’œil dans la pièce. Le feu projetait l’ombre de la vieille femme, la déformait, l’allongeait, lui donnant des allures de spectre. Elle fonça dans la cuisine pour se mettre hors de la vue de la sorcière.
En entrant, elle trouva un morceau de viande tombé de l’écuelle du chat. Ecoeurée, elle le poussa du bout du pied vers la poubelle. Tout en marchant sur la pointe des pieds, elle prit le panier posé sur la table. Elle alla chercher une pomme et la mit dedans. Sur le plan de travail où elle avait pris le fruit, elle vit des gâteaux et elle repensa au petit pot de beurre et aux galettes du conte de Baba Yaga. Ou peut-être était-ce un autre conte ? Dans le doute, elle déversa le paquet de petits biscuits dans le panier et résolut de se rendre à la cave afin de compléter ses armes par du beurre.
Elle retint sa respiration au moment d’ouvrir la porte de la cave, priant pour que celle-ci ne grince pas. Mais elle s’ouvrit en silence... Heureusement que son père l’avait huilée la veille. Louise ralluma sa lampe et descendit les marches de la cave. Tous ses gestes étaient incertains. Elle mit plusieurs minutes à descendre la vingtaine de marches qui conduisaient au sous-sol. Après maints arrêts, elle parvint enfin aux bas de l’escalier.
Avec tous ses recoins sombres, la cave lui semblait plus sinistre que jamais. D’autant plus que ce lieu regorgeait d’araignées ; ces bêtes noires qui semblaient à cette heure-ci être les complices de la tueuse restée en haut. La jeune fille ouvrit le vieux frigo en quête de la plaquette de beurre et la trouva sur le devant de l’étagère, bien en évidence.
En un instant, elle remonta l’escalier. Oubliant de fermer la porte, elle alla poser le beurre avec la pomme et les galettes. Elle fit le tour de la cuisine, prenant grand soin d’évoluer dans le plus grand silence et vérifiant qu’elle n’avait rien oublié. Une pomme, quelques biscuits, du beurre... il manquait un objet magique dans le panier... un verre ! Elle était sûre qu’il y avait « un objet en verre » dans le conte. La vaisselle en train de s’égoutter sur le rebord de l’évier ferait l’affaire.
Des gâteaux, du beurre, un verre... il manquait encore quelque chose. Foutue mémoire. Un souvenir se précisa : cela paraissait ridicule, mais dans sa tête, il y avait un rapport entre le verre et une chaussure... Elle en était sûre. Par contre, lequel ? Elle décida pourtant d’aller chercher un soulier. Elle prit le panier et, pour ne pas passer devant le salon, traversa la salle à manger. Louise marcha très lentement et parvint sans encombre dans l’entrée. Là, elle regarda les étagères et opta pour une vieille paire de baskets appartenant à son père. Parée de tous les objets nécessaires à sa défense, le panier dans une main et la chaussure dans l’autre, elle repartit, faisant craquer une latte de parquet.
Soudain, un bruit horrible résonna à son oreille, telle une menace. Elle retint à nouveau sa respiration, aussi immobile qu’une statue. Ce bruit pouvait être lourd de conséquences pour elle. Louise écouta, à l’affût du moindre mouvement et fut rassurée par le silence total qui planait sur la maison. Ce n’est que quelques instants après qu’elle comprit le danger d’un silence aussi pesant : la sorcière n’était plus vers son chaudron !
Horrifiée, la victime tourna lentement la tête pour finalement se retrouver face à face avec l’objet de ses craintes ! Celle-ci, voyant la terreur de Louise, rit de toutes ses dents de fer. Ce rire produisit un affreux grincement qui fit frissonner la jeune fille. Paralysée par la peur, Louise ne savait comment réagir. La sorcière rejoignit sa proie d’un bond.
« Tu vas me suivre ! » s’exclama-t-elle, « c’en est fini de toi sale fripouille ! Cela t’apprendra à t’en prendre à Baba Yaga, la sorcière la plus renommée de tous les temps ! » Cette menace fit l’effet d’un seau d’eau froide à Louise car elle retrouva ses esprits immédiatement. Essayant de gagner du temps, elle tenta d’amadouer son ennemie :
« Lai... Laissez-moi vous of... f... frir ce modeste repas, vé... vénérable Ba... Baba Yaga » balbutia Louise affolée. L’interpellée, prenant un malin plaisir à torturer mentalement sa victime accepta :
« Un petit apéro me mettra en appétit et me permettra de mieux te manger » répondit-elle d’une voix mielleuse. Louise sortit alors la pomme, ainsi que les galettes et le beurre de son panier. Elle les tendit du bout des doigts et d’une main tremblante. La sorcière rit à nouveau en constatant de quoi il s’agissait. Puis, elle s’empara du fruit et des biscuits à pleines mains, frôlant ainsi son futur repas de ses doigts froids et osseux. La jeune fille fut parcourue d’un frisson glacial et la sueur se remit à perler sur son front.
La sorcière mangea ce qui lui avait été donné de toutes les dents qui lui restaient. Lorsqu’elle eut terminé, elle demanda d’un air moqueur :
« Tuteprendspourqui,hein ?...T’espasBlancheNeige, tu sais... ni le Petit Chaperon rouge d’ailleurs ! »
Cette réflexion fit prendre conscience à Louise de son erreur : elle s’était complètement emmêlé les pinceaux, elle avait mélangé plusieurs contes ! Et la chaussure dans sa main, ainsi que le verre, était-ce vraiment dans le conte étudié en classe ?
Profitant de son hésitation, la sorcière se rapprocha de sa victime qui avait reculé de quelques mètres. Alors, sans plus réfléchir à sa confusion littéraire, Louise essaya de se défendre : elle lança, de toute la force dont elle était capable, la vieille basket en direction de la sorcière, puis prit la poudre d’escampette.
Baba Yaga esquiva de justesse le projectile, mais ce geste l’avait mise dans une fureur indescriptible. Son teint devint fuligineux.
« Attends que je t’attrape espèce de petite morveuse ! » cracha-t-elle d’une voix aigre.
Et elle se lança à la poursuite de la malheureuse. Louise courut à travers la maison : salle à manger, entrée, salon... Affolée, elle sentait le souffle rauque de la sorcière dans son dos et, soudain, une main calleuse l’effleura... Elle se précipita dans la cuisine... Alors, elle entendit un bruit de glissage, suivi d’un cri et elle se retourna : sa poursuivante venait de glisser sur les perles restées au sol. Baba Yaga tenta de se rattraper à la nappe qui la suivit dans sa chute. Stupéfaite, la jeune fille vit le morceau de tissu s’étendre, devenir humide puis mouillé jusqu’à se transformer en un large fleuve dans lequel Baba Yaga fut emportée. La sorcière fut bringuebalée dans tous les sens par les flots tumultueux et le courant la projeta dans la cave où elle disparut...
Au matin, le soleil se faufilant à travers les interstices des volets éclaira le bureau sur lequel Louise dormait. Elle fut réveillée en sursaut par une exclamation de sa mère :
« Chéri » criait-elle hystérique « il y a de l’eau partout ! La cuisine est inondée et y en a même dans la cave ! Tu devrais voir si ce n’est pas le lave-vaisselle qui fuit ! »