Bleu ecchymose

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave.
On dit que le temps s’étire, quand on appréhende un moment. Lise n’avait jamais eu l’impression de marcher aussi lentement. Ses pas s’enfonçaient dans le sable mouillé collant à ses semelles, et le vent semblait la repousser dans le sens inverse. En s’approchant de la grève, sa vision se fit plus nette : couché sous les branchages encore humides des vagues alentours, il y avait bien un corps à l’allure humaine. Lise eut en premier lieu un mouvement de recul lorsqu’une rafale de vent déblaya le corps des débris qui le recouvraient, mais constatant son immobilité, elle s’avança prudemment.
Un homme, la trentaine peut-être, et un nez si proéminent que Dame Nature avait dû le lui donner en se retenant de rire. Lise porta sa main à son poignet. Le pouls battait, c’était déjà ça.

Relevant les yeux, elle chercha du regard quelqu’un qui pourrait l’aider à déplacer le corps, à l’emmener dans un endroit plus sûr. Tant pis pour la forêt émergée, elle reviendrait plus tard.
L’homme parut soudain se réveiller, la main de Lise toujours sur son poignet. L’air effrayé, il s’y agrippa.
—  La… La terre. C’est la terre. Je suis sur la terre. Balbutia-t-il.
À chaque mot, il semblait s’accrocher encore plus à Lise, comme si elle pouvait disparaître à tout moment. La jeune femme ne comprenait pas, et l’atmosphère lui envoyait bien trop de signaux pour qu’elle puisse tous les décoder : le vent qui continuait de hurler, ses cheveux qui lui fouettaient le visage, et surtout cet homme, qui à présent s’époumonait comme pris de spasmes violents, en se recroquevillant autour de la main de Lise.
Elle voulut prendre la fuite, s’éloigner de cet étranger, regagner sa voiture, rentrer chez elle, mais il lui était impossible de se dégager de l’étreinte brutale de l’homme, et de ses ongles s’enfonçant dans sa peau. Son hurlement se mêlait au vent, rebondissant contre les falaises bretonnes comme un écho sans fin.

Puis plus rien. Le vent se tut, et l’homme avec. La grève disparut, et tout se fit noir. Seuls restaient cette main autour de son poignet, le son continu d’un acouphène, et une sensation accrue de vertige. L’homme semblait l’entraîner dans une chute sans fin.
« Elle peut t’entendre, tu sais. »
La chute s’arrêta lorsqu’elle heurta un sol semblant désapprouver son arrivée. L’inconnu l’avait lâchée. En retrouvant peu à peu son souffle et en frottant son poignet endolori, Lise observa les alentours.
Au sol, il y avait quelques centimètres d’eaux stagnantes, dans lesquelles l’inconnu et elle pataugeaient. Tout était en roche, sol, murs, plafond ; mais ce qui attirait le regard, c’était ces sortes de boîtes rectangulaires, suspendues à quelques mètres de hauteur et enchevêtrées dans des algues. Autour de chaque boîte, on pouvait voir des sortes de dessins géométriques gravés dans la pierre, de ces rosaces que l’on fait en primaire armé de son compas. Certaines étaient en relief, d’autres colorées, comme tracées avec de la mousse. Le tout était faiblement éclairé par des ampoules incrustées dans la roche, créant une sensation déstabilisante d’anachronisme.
L’inconnu releva la tête un peu plus tardivement. Il se leva d’un bond, et porta les mains à son front, les yeux écarquillés.

—  Non non non, ce n’est pas possible, ce n’est pas en train d’arriver.
Automatiquement, ses yeux se portèrent au plafond. Se levant péniblement à cause de ses vêtements trempés, Lise accourut vers lui pour tenter de le calmer, ou a minima d’engager une conversation. C’était quand même elle qui aurait dû avoir l’air horrifiée. Dans sa précipitation, elle heurta une roche saillant de terre. Une roche taillée, à y regarder de plus près.
À ce moment, Lise comprit : les boîtes au plafond, les dessins autour, et cette atmosphère suspendue, comme si le temps s’arrêtait à cet endroit précis pour reprendre son cours dès qu’on en sortait. Elle connaissait cette sensation.
« Ne la brusque pas, s’il te plaît. Elle a besoin de repos. »
L’homme avait fini par se calmer. Se tournant vers Lise, il engagea la conversation.
—  Je suppose que vous avez des questions.
Lise lui lança un regard dubitatif.
—  Je suis assise dans une grotte dans laquelle je ne me souviens pas être rentrée, en compagnie d’une personne que je ne connais pas et qui, ces derniers temps, a semblé vouer un culte tout particulier à mon poignet gauche. Non, je ne vois pas pourquoi j’aurais des questions.
—  Arthur. Se présenta l’homme avec un hochement de tête. Pardonnez la brutalité de notre première entrevue, j’ai une tendance au stress assez prononcée.
Après un court instant d’hésitation, Lise lui rendit son hochement de tête.
—  Lise. J’aimerais juste savoir où je suis, d’où vous sortez et comment rentrer chez moi. Admit-elle.
Arthur inclina la tête.
—  Trois questions en une, sourit-il. Auxquelles je ne peux apporter que des réponses floues.
Il posa la main sur un des murs de la grotte avant de lever le regard au plafond.
—  Un peu tôt pour vous présenter ma famille ? Ironisa-t-il. Levez la tête, les voici.
Il pointa du doigt un groupe de boîtes suspendues, à part des autres.
—  Bienvenue chez nos morts.
Lise releva la tête vers ce plafond qu’elle voyait à présent couvert de cercueils. « Une manière étrangement symbolique de rendre hommage » pensa-t-elle.
—  « Nos » ? Demanda-t-elle, incrédule.
— Je ne suis pas seul ici. En fait on est un bon nombre. Et c’est dans cette grotte que nous conservons nos morts.
—  Quand vous dites « ici »…
—  Je veux dire sous la surface de l’eau oui. La coupa-t-il.
Lise écarquilla les yeux.
—  Et votre hall d’entrée c’est le cimetière… Un peu glauque pour les nouveaux arrivants.
—  À vrai dire, grimaça Arthur, on ne contrôle pas ce « hall d’entrée » comme vous dites. Notre dernier arrivant remonte à il y a une cinquantaine d’années… Sans que l’on sache ce qui provoque l’émergence de cette parcelle de terre chez vous, ni comment se fait la transition terre-mer. Il nous reste quelques lacunes en physique.
—  Mystère et secret, c’est Atlantide que vous avez là.
Arthur sourit.
—  En quelque sorte. Enlevez toute idée d’un humain surdéveloppé cependant. Tenez, regardez ici.
Il indiqua à Lise une sorte de hublot sphérique qui donnait sur l’extérieur, en dessous duquel un nom était gravé dans la roche : « Mare Novellus ». Au dehors, seul le bleu profond de l’eau trouble était visible, mais de minuscules lumières jaillissaient çà et là, indiquant les différentes parcelles de la ville sous-marine. Le tout avait l’air d’une guirlande lumineuse.
Lise recula, le regard perdu dans le vide.
— Des humains vivent dans la mer. Des humains vivent dans la mer ? Depuis combien de temps ?
—  Mare Novellus daterait de l’Antiquité. Il semblerait que ça ait été pensé comme une sorte de tour de Babel, pour égaler les dieux, et dépasser les limites du corps humain.
Le regard toujours perdu dans le vide, Lise s’adossa au mur. Arthur s’éloigna dans la grotte, les yeux rivés au plafond et l’ombre de son nez aquilin se projetant sur les parois irrégulières en pierre.
—  Arthur ? Appela Lise. Comment je rentre chez moi ?
L’homme ne répondit pas et continua de s’éloigner. Il semblait à Lise que son image se faisait de plus en plus floue.
—  Arthur ?
« Ma chérie s’il te plaît. Rentre à la maison. »
***

De la lumière. Beaucoup de lumière.
Lise ouvrit les yeux. S’il existait réellement un paradis, elle aurait juré qu’il s’y trouvait moins de lumière que dans cette pièce. Elle observa les alentours, en s’habituant peu à peu à l‘ambiance. Ses jambes étaient allongées sur un lit d’hôpital. Chaque image qu’elle percevait était rythmée par le bip bip répétitif d’un cardiographe, et en murmure de fond, une télévision allumée.
—  Lise ?
La jeune femme tourna la tête, malgré sa nuque endolorie. À côté du lit, assis sur une chaise, se tenait son père.
—  Oh mon dieu, Lise, tu es réveillée.
L’homme se leva subitement et courut à la porte.
—  Elle est réveillée.
Aussitôt, il sembla à Lise que c’était une foule entière qui faisait irruption dans sa chambre d’hôpital. Sa mère, ses cinq frères et sœurs, mais également une infirmière entraient dans la pièce.
— Lise !
—  Comment va la Belle au bois dormant ?
—  S’il vous plaît, je pense que votre sœur a besoin d’un peu de repos. Déclara l’infirmière. Je vais devoir vous demander de sortir de la pièce.
La famille partie, l’infirmière se tourna vers Lise.
— Comment ça va ?
—  Qu’est-ce que j’ai ? Demanda Lise.
—  Tu ne te souviens pas… Ça te reviendra ne t’en fais pas. Tu as eu un accident. Le surf en période de tempête est fortement déconseillé et tu le sais. Tu as eu de la chance de t’en sortir sans plus de problèmes.
La jeune femme fronça les sourcils.
—  Mais… À l’instant j’étais en train de… je ne faisais pas de surf…
L’infirmière s’assit sur le rebord du lit.
—  C’est le propre du coma, Lise. Le patient peut parfois rêver pendant sa phase de réveil. Tes rêves ont d’ailleurs pu être influencés par ce qui s’est passé ici. Vois ça comme un sommeil, ton inconscient entend, et intègre cela à ton rêve.

Le regard de la jeune femme dévia vers la télévision, qui passait les informations.
« …Plusieurs éboulements sont à noter le long des falaises, et une nouvelle conséquence inexpliquée vient de nous être communiquée. Il semblerait qu’un pan de forêt ait subitement apparu le long des dunes. »