Bonne nuit, Victor…

Florian THIERY, en 3ème au collège Marcel Alin, Frignicourt (51), académie de Reims, classée 2ème de l’interacadémie 4

Bonne nuit, Victor…

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »

« Je m’appelle Chloé et je t’attendais, Victor. »
« Tu… tu connais mon prénom ? »
« Bien sûr » reprit la fille qui continuait toujours à tourner la tête au garçon.
Victor était abasourdi. Il ne connaissait personne, et personne ne le connaissait, en dehors de monsieur Paul.
« Et… Que me veux-tu ? »
« Te parler affaires. »
Une fille qu’il n’avait jamais vue venait jusqu’ici pour lui parler affaires ! C’était invraisemblable.
« Alors, tu sais que je suis un… »
« … chasseur de rêves, tout comme moi » acheva l’énigmatique Chloé.
Enfin, elle montra son visage.
Elle était belle. Juste… belle. De longs cheveux blonds tombant en cascade dans son dos encadraient un visage avec de magnifiques yeux bleu ciel, aux joues roses, aux pommettes relevées, au petit nez pointu, aux lèvres minces étirées en un sourire rassurant. Elle était belle, et devait avoir à peu près le même âge que Victor, à peu près dix ans.
L’âge où l’on commence à être amoureux… Pour de vrai… Il la dévorait des yeux, cette superbe créature que la divine providence lui avait envoyée. Sans doute Chloé aperçut-elle son regard vitreux et son sourire débile, car elle se mit à glousser. Elle se releva alors et se mit à courir. Ou à voler. Ou bien les deux.
Victor reprit ses esprits et lui emboîta le pas, de cette manière si particulière qu’avaient les chasseurs de rêves de se déplacer : à mi-chemin entre la marche et le vol.
Ensemble, les deux enfants se déplacèrent de toits en toits, ignorant tous les rêves qu’ils croisaient. Si un simple humain avait regardé dehors à cet instant et levé le nez, il n’aurait vu que deux ombres filant à travers la nuit à la vitesse du vent.
Si rapide, la vitesse du vent, que la besace du jeune garçon finit par se décrocher et par tomber au sol, sur le palier d’une maison superbe, mais sale. Elle atterrit délicatement, sans un bruit. Sans un bruit pour nos héros, sans un bruit pour les autres habitants qui dormaient paisiblement.
Mais cela résonna comme un coup de canon aux oreilles du propriétaire de la demeure. Celui-ci ouvrit la porte en grommelant et se figea de stupeur en apercevant l’objet sur le sol. Il se pencha difficilement, ralenti par de nombreux kilos superflus, ramassa la cause de son réveil et referma la porte.
Cet homme s’appelait monsieur Paul.

« Wouah !.. ». s’exclama Victor.
Il avait devant les yeux la plus grande mais aussi la plus sombre maison qu’il n’ait jamais vue. A ses côtés se trouvait Chloé. Il la questionna :
« Tu habites ici ? Avec tes parents ? »
« Non, je vis seule. Mes parents sont morts. »
« Oh, je suis désolé » murmura le garçon.
« Ce n’est pas grave. Ils n’étaient pas assez… disons… mauvais. »
« Qu’est-ce que tu veux dire par là ? »
Mais son interlocutrice avait déjà franchi les hautes et lourdes portes de chêne.
Noir.
Il faisait noir à l’intérieur. Chloé prit doucement la main de Victor qui frissonna à ce contact. Il n’avait pas l’habitude, lui qui recevait quotidiennement les petits coups de canne de monsieur Paul sur le sommet du crâne. Ils ne faisaient pas très mal, mais c’était assez énervant.
« C’est pour ton bien » répétait celui-ci sans cesse.
Drôle de façon de montrer son affection !
La jeune fille s’exclama soudain dans l’obscurité :
« Viens ! je vais te montrer ma collection de beaux rêves ! »
Et elle l’entraîna.
Longtemps.
Et loin. Très loin.
Si loin qu’ils arrivèrent à bout de souffle. Il faisait toujours aussi sombre.
« Tu… collectionnes… les beaux rêves ? » souffla Victor.
« Et bien oui, répondit la fille. Toi… tu les vends… pour vivre… Moi c’est pareil… je les garde… pour vivre… »
« Vivre ? »
« Oui, exactement, susurra Chloé. Vivre… »
Elle posa la main sur la poignée d’une porte, lorsque la lumière se fit : Monsieur Paul apparut. Victor cligna des yeux difficilement. Le gros homme s’exclama :
« Victor ! Ecoute-moi bien, tu n’as pas beaucoup de temps. »
« Hein ? » bafouilla le garçon.
Chloé lui serrait le bras.
« Tu dois partir d’ici, reprit Monsieur Paul. Tout de suite. »
« Quoi ?! protesta Victor. Non, je suis bien ici, je reste ! »
« Tout de suite, Victor, sinon… »
Chloé lui serrait de plus en plus fort le bras.
« Ne t’es tu jamais demandé pourquoi je t’ai sorti de l’orphelinat ? Pourquoi je t’ai engagé ? Pourquoi je t’achète des rêves ? »
Le jeune homme secoua la tête.
« Je t’ai arraché de cet orphelinat car tu avais un don. Je t’ai engagé pour te protéger et pour que tu m’apportes des rêves, afin que je puisse les protéger aussi. »
« Me protéger ? Mais de quoi ? De qui ? »
« De personnes comme elle. Elle va te tuer, si tu ne pars pas. »
Il pointa le doigt sur Chloé. Victor s’esclaffa :
« Impossible ! »
« C’est tout à fait plausible, expliqua Monsieur Paul. Car tu es un rêve. Et elle, c’est un… »
Eclair.
Monsieur Paul fut propulsé dans les airs par un éclair de lumière rouge qui le frappa en pleine poitrine. Il retomba mollement et grassement sur son énorme ventre, les bras en croix, la bouche ouverte, le regard terne.
Mort.
Victor resta tétanisé de terreur. Il s’écarta de celle qu’il considérait l’instant d’avant comme son amie. Car c’était bien elle qui avait jeté cet éclair, il était sorti de sa main, le garçon l’avait vu !
Doute.
Victor eut soudain un énorme doute. Et s’il s’était trompé ? Si monsieur Paul avait eu raison ? Si Chloé n’était en réalité qu’un… Qu’un quoi, d’ailleurs ?
« Qui es-tu ? » demanda-t-il à la jeune fille.
Celle-ci avait la tête baissée. Elle souriait. Puis elle ricana.
Glace.
Ce rire glaça Victor jusqu’au plus profond de ses entrailles. Soudain, il eut une vision d’horreur.
Les longs cheveux blonds de la fille se frisèrent et se colorèrent en noir. Ses yeux bleus devinrent cramoisis. Son visage se tordit, devint chargé, méchant. Son corps disparut, ne laissant que la tête accrochée à une sorte de volute noirâtre. Le garçon recula d’un pas. Il avait peur.
Très peur.
Il bégaya :
« Mais… mais qui es-tu ? »
La voix devenue aiguë et froide répondit :
« Je suis un Cauchemar, Victor. »