Bru Ma Ha

Nouvelle de Julie CEDO, incipit 2, en 3ème au collège Pierre Girardot, Sainte Tulle (04)

On frappe à la porte : des coups sourds, de plus en plus forts, donnés à coups de poing.
Voilà, se dit-il, c’est maintenant…

Le maître a à peine le temps de penser cette courte phrase, que quatre personnes vêtues de noir font irruption dans la petite pièce ronde qu’est son bureau. Le vieil homme garde son air serein et résigné, il savait qu’ils viendraient.

—Messieurs, que puis-je pour vous ?

L’un des hommes s’avance, la mine inquiétante.

—S’en est fini. D’ici peu le brouillard emmurera le pays comme les barreaux d’une prison. Il est trop tard, le garçon ne peut réussir.

Le maître ne riposte pas. Lentement il vide les dernières gouttes de son bol de thé, puis se lève et fait face à ses quatre amis.
A nous cinq, pense-t-il, nous n’avons pas réussi à empêcher le brouillard de s’installer. Lou Ho… Tu dois réussir à trouver le dieu du pays des brumes, le message que je t’ai remis est la dernière chance que nous ayons !
Un regard, un geste las, et l’homme tombe dans les bras de son ancien groupe.

—Lou Ho… notre dernière chance, soufflent les membres de l’OSA - Organisation de Surveillance « Anti-brume » -.

—Chef, tout a une fin. Notre pays aussi… Il nous faut l’accepter ! dit l’un des hommes.

Le vieil homme regarde les épais nuages et acquiesce, les yeux fermés pour retenir ses larmes.

Le vent souffle, la brise ébouriffe les cheveux noirs du garçon. La brume d’argent empêche les fins rayons dorés du soleil de filtrer, l’atmosphère est glaciale. Les grands arbres si majestueux d’habitude sont à moitié recouverts de poudre grise, formant un entremêlement de vert émeraude et de gris argenté.
Lou Ho court pour se réchauffer, saute pour éviter les rochers de la falaise, rien ne peut le détourner de son seul et unique but. Son maître lui fait confiance, il vient de l’envoyer en mission, Lou Ho sait qu’il n’a pas le droit à l’erreur. Son échec engendrerait la fin de son pays.

Tel Atlantide disparaissant sous les eaux, le pays des brumes pourrait très bien être englouti à son tour. Oh ! Pas par l’océan bien sûr, mais par une mer épaisse et grisonnante : le brouillard.

L’étui de cuir à sa ceinture, contenant la précieuse lettre, se balance d’avant en arrière. Le garçon pose sa main sur le précieux objet.

Il soupire.

—Il me reste moins de deux heures pour trouver le dieu de ce pays, existe-t-il seulement ? grommelle le jeune homme.

Au fond de lui même le serviteur sait que oui. Son maître a passé dix ans à chercher sa piste avec l’aide de ses sbires. Et il y a exactement trois jours, il aurait enfin découvert quelque chose : seul un enfant de onze à dix-huit ans au cœur pur serait en mesure de le rencontrer. Lou Ho a été désigné pour cette tâche.

Le garçon aux cheveux noirs s’arrête un instant, fixant le précipice qu’il suivait.
Il lève la tête et scrute le ciel.
L’épaisse couche recouvre le sommet des plus grandes falaises. Les petites maisons typique du pays paraissent comme invisibles par un tel temps. Aucune plante, aucune verdure n’est visible à l’horizon. Tout ce qui formait le paysage de cette région mystérieuse venait de se faire submerger par un tsunami de brouillard, ne laissant que le néant derrière lui.

—La brume s’est encore étendue. Il ne me reste qu’une heure.

Ses mains tremblent, il déglutit, ravale un cri. Il se tape le visage, empli de sueur pour se reprendre ; son destin n’est pas de baisser les bras bien au contraire. Il est l’enfant au cœur pur, celui qui doit sauver un pays. Il ne peut abandonner !
Soudain, le vent des hauteurs souffle un poème pour ce jeune garçon :

Sombre brouillard nous envahit,
Recouvrant notre beau pays,
De sa fumée plus qu’asphyxiante,
De sa fumée plus qu’étouffante.

Tic-tac, l’horloge tourne.

Dans une simple heure, englouti
Deviendra notre beau pays.
Réside, en un jeune homme l’espoir,
Lou Ho donne nous la victoire !

Tic-tac, l’horloge tourne.

Les prunelles de Lou Ho brillent alors d’une flamme nouvelle, touché par la composition de cet être sans enveloppe charnelle ; il ne doit pas essayer de livrer la lettre, il doit la livrer !

Il se remet en route, partant du principe que tout comme une rivière, quand l’on suit un précipice, on fini toujours par déboucher quelque part, tel est son but.

La nuit s’installe peu à peu, tandis que Lou Ho, infatigable, ne se détourne pas de sa quête. Il escalade les parois rocheuses, ou les descend. Bientôt une couche gigantesque de brume l’enveloppe, le privant ainsi de la vue.

—Où suis-je ? Que se passe-t-il ?

Faisant quelques pas au hasard, le garçon rencontre soudain la fin d’une des falaises.

Il tombe.

Son hurlement se fond dans la quiétude des lieux.

Lou Ho atterrit dans une clairière éclairée par le soleil ; des centaines de fleurs, toutes de couleurs différentes, égaient le paysage. Des arbres de neige poussent de-ci de-là, donnant une atmosphère féerique au décor. Une petite rivière coule doucement, son clapotis offre une jolie mélodie à cet univers fleuri.
Il s’arrête un instant pour boire une gorgée d’eau. Sa longue course à travers le pays, constitué de falaises, venait de le fatiguer énormément. Il enlève son chapeau asiatique et s’éponge le front avec une longue feuille de fougère humide. Sa chute éprouvante lui avait fait des sueurs froides.

Ses yeux sont à nouveau attirés par le ciel.

Ici, nulle surface grise apparaît, mais son regard se porte plus haut ; là d’où il vient, la brume s’est étendue sur presque toute la surface du pays ; en une demi-heure tout sera englouti.
Apeuré, il baisse la tête ; son cœur s’arrête de battre, son corps se fige alors.
Sous le vénérable ginkgo biloba , également appelé l’arbre aux mille écus, une belle jeune fille d’à peu près son âge, aux longs cheveux noirs et aux grands yeux gris couleur brume lui fait face. Elle s’appuie sur le large tronc du grand arbre, tout à fait à son aise.

Un silence s’installe. Lou Ho la regarde, elle fait de même.

—Tout était calme, il n’y avait aucun bruit. Comment se fait-il que tu sois là ? demande le garçon.

—Je m’appelle Bru Ma Ha.

—Je ne t’ai pas demandé ton nom ! Réponds ! Tu es tombée du ciel ou quoi ?

—Toi tu es tombé du ciel, moi je vis ici.

Lou Ho se tait, agacé et abasourdi. Soudain, il comprend. Ce lieu est semblable à un paradis avec toutes ces plantes, ces fleurs, cette chanson que fredonne le cours d’eau ; cette Bru Ma Ha est trop belle, sa jolie robe chinoise trop parfaite et ses yeux sont tellement gris ! Elle apparaît comme cela sans le moindre bruit. Non ce n’est pas possible, à moins qu’elle ne dise la vérité. A moins que ce lieu lui appartienne vraiment.

  • Bruma signifie brume en latin ! Tu serais…
    —C’est exact, je suis la déesse du pays des brumes. Lou Ho, si tu as pu venir dans le jardin des mille fleurs, c’est que tu as le cœur aussi pur que les nuages et un grand courage. Je t’attendais depuis longtemps ! Ton maître a mis du temps avant de comprendre…

Lou Ho, ne dit rien, ne trouvant les mots. Il lui tend l’étui de cuir du vieil homme. La jeune déesse s’en empare et le jette dans la rivière. Le garçon rougit de colère mais elle le stoppe. C’est une déesse, elle connaît la situation.

—Lou Ho, depuis que tu m’as rencontrée quinze minutes se sont écoulées. Il faut faire vite ! Les portes du temps s’ouvriront dans les maisons troglodytes du pays, permettant à chaque personne de s’évader quand le brouillard touchera le sol. Je suis capable de l’arrêter avec l’aide de l’élu, mais le processus durerait trois jours. Tu as trop tardé, à présent, seules les portes peuvent vous sauver.

Bru Ma Ha n’attend pas que le jeune homme se ressaisisse, elle l’attrape par le bras et tournoie sur elle-même.
Les deux adolescents s’envolent alors, et suivent la douce brume argent. Les nuages blancs, les falaises trouées, les petites maisons ancestrales, défilent sous leurs yeux. Lou Ho s’émerveille de ce spectacle et oublie un court instant ses ennuis, se laissant porter par les paysages radieux qu’offrent son pays ; quel plaisir de voyager !

Le trajet prend fin quinze minutes plus tard et ils atterrissent dans la pièce ronde du maître du garçon.
Il est trop tard ! Une marée poivre et sel s’abat sur le pays des brumes, engloutissant tout. L’air se fait rare ; tout se colore de gris ; plus la moindre once de vert, de jaune ou de marron ne parvient à traverser la morne couverture argentée .

Lou Ho suffoque.

Au contact du brouillard tueur, Bru Ma Ha se transforme petit à petit en brume. Des larmes perlent et dans un dernier geste, elle bouge les lèvres, impuissante.

« Désolée »

Lou Ho perd connaissance, son âme devient nappe grise et s’envole rejoindre la déesse. Il lui pardonne néanmoins et espère que son cher maître vive et ne connaisse pas son triste sort qui n’est pas la mort mais l’errance éternelle ; on peut lire sur ses lèvres :

« Maître, pardonnez-moi »

Tic-tac l’horloge tourne, le temps est précieux, et peut se montrer fatal.
Tic-tac l’horloge tourne, un pays est englouti.

Voici la fin d’une histoire mais le début d’une légende : « le pays perdu embrumé ».

Lou Ho le garçon au cœur pur, Bru Ma Ha l’irrésistible déesse de la brume ; deux âmes demeurent en ces lieux sacrés et guideront les aventuriers.