C’était une gitane indienne

Nouvelle écrite par Audrey MAINSANT en 4ème au collège du bois de la Barthe, Pibrac (31)

C’était une gitane indienne

J’ai dévalé le grand escalator qui traversait la verrière du centre commercial des Trois Platanes, dans le clignotement des sapins de Noël. Pauvre fille, elle avait à peine mon âge, cela me touchait vraiment. Et tous ces gens qui s’attroupaient autour d’elle sans que, toutefois, personne ne pense à vérifier qu’elle était en vie ! Je fendis la foule dans sa direction, accueillant au passage quelques grognements mécontents auxquels je ne prêtais pas attention. Arrivé près d’elle, je demandais à un homme aux bras chargés de paquets si quelqu’un avait appelé les secours il me regarda comme si j’avais prononcé une idiotie. Je lui hurlais de les appeler, tellement fort qu’il en lâcha ses paquets. Ensuite, je m’agenouillais près de la jeune fille et lui demandait si elle m’entendait. Elle ouvrit les yeux, de grands yeux noirs, tellement profonds que je crus que je ne m’en détacherais jamais, et grimaça de douleur. Je lui pris la main, par réflexe, pour la réconforter. Elle murmura dans un mauvais français que j’étais le premier dans ce pays à être gentil avec elle. Je souris bêtement, troublé par ces paroles et lui dit que c’était normal. Elle me répondit, visiblement troublée :

  • Tu lui ressembles, tu lui ressembles beaucoup.
    Et elle s’évanouit, me laissant comme seul souvenir d’elle sa dernière phrase énigmatique et ses grands yeux noirs encrés dans ma mémoire. Je reposais sa main et la regardait. Elle était face contre terre, sa tête tournée vers moi. Les secours venaient d’arriver, je ne les avais pas entendus. Un infirmier me demanda sans délicatesse de bouger. J’obéis. Un policier me demanda abruptement si j’étais de la famille. Je répondis que non. Il m’ordonna d’aller voir sa collègue un peu plus loin. J’avais compris, il n’avait pas besoin d’un adolescent dans leurs pattes. Je m’avançai pourtant d’un pas encore mal assuré vers la policière qui faisait circuler les gens pour obtenir de la place autour de la jeune fille, une gitane probablement. Elle me demanda avec douceur mon nom. Je me trouvais dans l’impossibilité de répondre, j’étais encore trop sous le choc. La policière, compréhensive, me demanda si j’avais des papiers sur moi. Je sortis ma carte d’étudiant et mon portable. La femme me demanda la permission de chercher le numéro de mes parents dans le répertoire de mon téléphone avant de le prendre. J’acquiesçais et lui demandait de m’asseoir mes jambes ne me portant plus. Elle accéda gentiment à ma demande :
  • Viens, on va aller s’asseoir là bas sur le banc.
    Elle regarda ma carte d’étudiant et repris :
  • Tu es le fils du commissaire Limjar ?
  • Oui.
    Silence. Mon ton abrupt l’avait déstabilisée mais elle avait compris que je ne voulais pas parler. Le visage de la fille me revint en mémoire. Je revis ses grands yeux noirs et je réentendis sa dernière phrase : « Tu lui ressembles, tu lui ressembles beaucoup. » Qu’avait-elle voulu dire par là ? Absorbé dans mes pensées, je n’avais pas vu mon père se diriger vers moi, dès son arrivée et je ne me rendis compte de sa présence que lorsqu’il s’enquit de mon état en me posant une vigoureuse main sur l’épaule. Mon père était un géant d’un mètre quatre-vingt-dix, brun, aussi musclé que gentil et commissaire respecté dans toute la ville. Il m’entraîna dans sa voiture après avoir récupéré ma carte d’étudiant et mon téléphone portable. Je lui dis :
  • Je voudrais savoir qui est cette fille.
  • Je ferais ce que je pourrais fiston, mais tu sais je ne sais pas si on va retrouver sa famille.
  • Elle me ressemblait un peu. Et j’ai eu l’impression de la connaître…
    Il ne fit aucun commentaire. Je m’y attendais. Généralement il évitait le sujet des ressemblances et des déjà-vus avec moi. Mais je le comprenais. J’étais un enfant adopté. J’avais été trouvé par mon futur père dans une ruelle de cette ville, incapable de dire qui j’étais, d’où je venais, qui étaient mes parents… La police avait lancé un avis mais comme personne ne venait me chercher, le commissaire Limjar et sa femme avaient décidé de m’adopter. J’avais deux ans. Maintenant j’en avais dix-sept. J’étais typé indien, comme la fille qui venait de s’écraser dans le hall du centre commercial.
    Dans les mois qui suivirent la jeune gitane mourut des suites de ses blessures. Une personne s’était présentée au commissariat pour raconter comment la jeune fille était tombée. Cette vieille femme était juste derrière elle quand était arrivé l’accident :
  • La fille courait après quelqu’un au deuxième étage et elle a soudain trébuché. Elle a été déséquilibrée et un homme est passé en la percutant à moitié avec son chariot, il était pressé, il ne l’a pas vu semble t-il. Il ne s’est même pas arrêté pour s’excuser, il ne s’en est simplement pas rendu compte. Toujours est-il que le coup de chariot l’a jetée contre la rambarde de sécurité et que l’élan de sa course l’a fait passer par-dessus. J’ai hurlé mais elle s’était déjà écrasée en bas.
    Quelques jours plus tard des gitans débarquèrent au commissariat en demandant où était la jeune gitane dont la police cherchait la famille. Les policiers leur expliquèrent qu’elle était morte. Ils leur demandèrent qui étaient ses parents, les gitans répondirent qu’elle était orpheline. Sa mère était morte en couche et son père était mort, terrassé par une maladie, dans leur campement. Ils avaient recueillie la petite. Les policiers demandèrent où elle était née. Ils répondirent que le père avait dit qu’elle était indienne. Mon père me le dit dès qu’il rentra du commissariat ce soir-là. Le corps de la fille était encore à la morgue, les gitans devant remplir des papiers pour le récupérer. Le lendemain, j’insistais pour aller voir la jeune gitane à l’hôpital et pour rencontrer sa famille adoptive. On me présenta à sa mère de cœur. Elle avait la peau brunie par le chemin sur les routes du monde, de légères rides marquaient le coin de ses yeux, ses cheveux noirs comme de l’ébène lui tombaient sur les épaules mais ses iris étaient bleus comme un ciel d’été contrastant avec le reste de sa physionomie plutôt sombre. Elle m’entraîna à l’écart, visiblement consternée. Elle balbutia :
  • C’est toi qui a entendu les dernières paroles de ma fille, n’est-ce-pas ?
  • Vous parlez français ?, dis-je, surpris par son impeccable langage.
  • Mon père m’a appris quand j’étais petite, répond à ma question, répliqua-t-elle froidement.
  • C’est moi qui ai entendu les dernières paroles de votre fille adoptive.
  • Qu’a-t-elle dit ?
    Je lui répétais les paroles de la jeune fille. Troublée, elle sortit une photographie d’une des poches de sa grande jupe colorée. Son regard passa de mon visage à la photo avec un air d’ébahissement total. Elle murmura :
  • Tu es son frère…
  • Pardon ?
  • Cette photo, reprit-elle plus fort en me brandissant le cliché sous le nez, c’était son père. Il disait qu’elle avait un frère qui ressemblerait beaucoup à cette photo de lui. Regarde, on dirait ton sosie !
  • Vous sous-entendez que cette fille était ma sœur !
  • Oui, me répondit-elle avec franchise, elle était indienne et en tant que dernier membre de sa famille tu dois ramener son corps sur votre terre d’origine pour le brûler.
  • Rien ne prouve qu’elle est vraiment ma sœur.
    Sur ce je m’enfuyais, ébranlé par cette discussion. Je marchais dans les rues, sans but. Je finis par rentrer chez moi. Je racontais l’histoire à mes parents. Le lendemain, ils allèrent voir la gitane et firent une photocopie du cliché. Je ressemblais en effet beaucoup à l’homme de la photo. Pour les gitans, cela ne faisait aucun doute que la jeune fille était ma sœur. Au regard de la justice, de mes parents et de moi-même, il fallait des preuves plus concrètes qu’une photo et les dires du soi-disant père de la gitane. Mais après plusieurs analyses et quelques recherches, il fallut se rendre à l’évidence : la fille du centre commercial était bien ma sœur. Je fus chargé en tant que famille de la défunte de rapatrier son corps en Inde pour le brûler. Mon père et moi en profiterions pour mener des recherches plus approfondies sur mes véritables parents en s’appuyant sur les informations données par la porte parole des gitans, la mère adoptive de ma sœur.
    L’avion se posa sur la piste. Il venait de pleuvoir et il faisait très chaud. Mon père maugréait, étouffant sous la chaleur et moi, je me sentais revivre, j’avais l’impression d’être vraiment chez moi. Ma sœur devait être brûlée dans un petit village du centre de l’Inde, selon la volonté de notre père biologique. Nous nous y rendions rapidement. La voiture de location était un vieux véhicule un peu bancal mais par rapport aux autres voitures que nous croisâmes, il faisait l’impression d’un carrosse. Le cercueil qui transportait le corps de ma sœur ne devait arriver que le lendemain après-midi, nous avions donc tout le temps de questionner les villageois qui devaient normalement connaître mon véritable père. J’étais fasciné par tout ce que je voyais. Une fois arrivé au village, le soleil était déjà haut dans le ciel et il n’y avait pratiquement personne dehors. Une femme vêtue d’un sari coloré était occupée à remplir sa jarre à la fontaine du village. L’air était humide et lourd et je me fis la réflexion que la cause était sûrement la proximité avec la forêt qui s’étendait non loin des limites du village. La femme qui remplissait sa jarre s’était rapprochée de nous et dit une phrase dans une langue qui éveilla des souvenirs profondément enfouis dans ma mémoire, en particulier une chanson qui me revenait à l’esprit, sortie de je-ne-sais-où. Mon père adoptif, baragouina un « bonjour » hésitant dans la langue du pays. Son effroyable accent fit sourire la femme mais elle sembla apprécier son effort. Elle nous fit signe de la suivre. Son sari me rappelait celui que portait ma sœur le jour de son accident, le costume de fête de la cour de Pandajar, je me demandais pourquoi des personnes portaient encore des habits datant d’une époque révolue. La femme nous introduisit dans une maison un peu plus grande que les autres. C’était apparemment la demeure du prêtre du village. Notre guide s’inclina et salua l’homme qui méditait assis sur le sol en prononçant d’une façon bien plus convaincante que mon père le salut local. Il me regarda fixement pendant de longues secondes puis interrogea mon père en anglais :
  • Vous êtes le père de cet enfant ?
  • Le père adoptif, avoua avec réticence mon père.
  • Je connais son vrai père, reprit-il.
  • C’est pour cela que nous sommes venus, rétorqua mon père adoptif, la sœur de ce garçon a eu un accident en France. Elle est morte et nous venons pour brûler son corps selon les volontés de son père biologique et apprendre ses origines et celles de mon fils.
  • Il est mort, nous l’avons appris il y a des années de cela, murmura le prêtre.
  • Je sais, intervins-je, la gitane qui avait recueilli ma sœur me l’a dit.
  • Ah, mon garçon, suis-moi, je vais te dire la vérité sur ta famille.
    Le vieil homme se leva sur ces mots, m’agrippa le bras et commença à me tirer vers la sortie. Mon père s’interposa rapidement :
  • Où l’emmenez-vous ?
  • Ne vous inquiétez pas, chez nous les enfants sont sacrés, le rassura le prêtre.
  • Ne t’en fais pas papa, j’ai confiance en ces gens.
    Je sortis avec l’homme qui m’entraîna immédiatement dans la forêt. Nous marchâmes quelques minutes et, au détour du chemin, je m’arrêtais, stupéfait par ce que je voyais. Un immense temple hindou se dressait en parfait état au milieu de la clairière découpée autour de lui. Nous entrâmes dans l’édifice. Le lieu grouillait d’activité, des femmes vêtues de saris colorés se pressaient, chargées de jarres d’eau, de paniers tressés… Elles arboraient les couleurs de Pandajar comme ma sœur le jour de son accident. Je balbutiais :
  • Mais, mais c’est impossible ! La cour de Pandajar a disparu il y a des siècles.
  • Officiellement, s’amusa le prêtre, mais nous sommes indispensables à la survie de la Terre.
  • Comment ? Je vois mal comment vous pouvez aider la Terre, perdus au milieu d’une forêt.
  • Tu vas voir. Viens.
    Il m’emmena voir les jardins du temple. C’était extraordinaire, Je crois que toutes les espèces végétales de la Terre étaient rassemblées dans cet immense espace agrémenté de fontaines et de cascades. Le vieil homme semblait aussi émerveillé que moi. Ses yeux brillaient de fierté et de bonheur. Il chuchota, comme si il avait peur de déranger les fleurs du magnifique jardin :
  • Tes parents ont grandi ici, c’est ta maison maintenant.
    Il allait dire autre chose quand une cloche retentit, majestueuse, dans tout le temple. C’était un son profond, grave, le son d’une vraie cloche. Le prêtre m’entraîna de nouveau dans les couloirs du temple. Nous arrivâmes dans une immense cour au centre du bâtiment. Toutes les personnes présentes dans le temple semblaient s’y être rassemblées. Soudain, le silence se fit. Puis une mélodie s’éleva, douce, chantée par des femmes. Puis, petit-à-petit, elle prit de l’ampleur, étoffée par d’autres voix. C’était beau. Je n’avais jamais rien entendu de si extraordinairement beau. Cela se finit trop vite à mon goût. Le prêtre me rejoint et me dit :
  • C’est comme ça que nous aidons la Terre, en chantant nous lâchons dans l’air de l’Amour. Quand les gens en respirent ils deviennent soucieux de leur planète, des autres, des êtres vivants avec lesquels ils partagent leur espace…
  • C’est des croyances !
  • Peut-être, crois ce que tu veux mais après tout c’est un beau concept, non ?
    Le lendemain soir, le bûché de ma sœur était prêt. Son corps avait été apporté dans l’après-midi. Le buché était dressé dans la cour du temple, là où les personnes du temple chantaient tous les jours. J’avais passé mes deux journées de libres en compagnie de la cour de Pandajar. J’étais fasciné par leur façon de vivre en accord avec la nature et leur grande foi en le genre humain : ils ne cessaient de répéter que les hommes avaient juste besoin d’aide pour redresser la barre de leur comportement. J’avais comme un doute mais j’avais envie d’y croire. Le prêtre me tendit un flambeau. Je m’approchai du corps de ma sœur étendu sur le buché, caressai son visage et enflammai le bois sur lequel elle reposait. Je n’avais rien d’autre à faire, les personnes du temple avaient préparé son corps et son âme selon leurs rites, semblables aux rites hindous d’après ce que j’avais compris. Je me reculai et la contemplai. Elle était magnifique. Soudain, un murmure secoua la foule. Je me retournai et vis la vieille gitane, la mère de cœur de ma sœur, se tenant à côté de moi, apparue comme par magie, le visage ravagé par les larmes.
  • C’était ma seule raison de vivre, murmura-t-elle, j’allais mourir quand elle est arrivée et j’ai décidé de rester en vie pour m’occuper d’elle.
    Sur ces mots, elle se jeta dans le buché sans que je puisse la retenir. Elle ne cria même pas, je crois qu’elle était morte avant d’atteindre les flammes.
  • Cette femme a été gardée en vie par l’ange gardien de ta sœur, il n’avait plus aucune raison de vivre sans ta sœur et cette femme non plus, me dit le prêtre.
    Je contemplai avec tristesse le rougeoiement des flammes dans la nuit. La cour de Pandajar se mit à chanter une mélodie mélancolique qui monta vers les étoiles.