Ce récit commence par un souvenir

Écrit par Youna Delforge, incipit 1, en 3ème au Collège La Salle Saint Rosaire à Sarcelles (95). Publié en l’état.

Le jeune homme tremble. Son nom est Gavrilo Princip et dans sa poche, il tient un revolver. Toutes les cinq minutes environ, il éprouve le besoin d’y glisser sa main, comme pour se rassurer encore et encore de la présence de l’arme dans son long manteau limé par le temps. Il éprouve le sentiment oppressant de milliers de regards posés sur lui, ces regards transperçant ses vêtements et venant se poser sur le revolver, ces regards douteux et offusqués de personnes aimant leur souverain...
Un frisson le parcourt, frisson qui n’est en rien dû à la brise fraîche et cinglante de ce dimanche matinal. Il tressaille, prêt à basculer. Sa main attrape le rebord aux pierres blanches et tressées de lierre du vieux pont Saint-Martin que foulera dans quelques minutes la belle limousine noire, éclaboussant sur son passage les vêtements immaculés et repassés de la foule. Il parcours des yeux cette dernière. Il croise le regard d’une fillette, tout-sourire, tenant dans ses petites mains une rose rouge qui offrait un contraste étonnant avec la blancheur parfaite de sa robe. Ses grands yeux lui lancent un regard naïf, lui rappelant douloureusement l’innocence de l’enfance perdue depuis trop longtemps déjà. Il essaie désespérément de répondre par un sourire qui doit plutôt ressembler à une grimace, car il arrache un petit rire à l’enfant. Sa mère, percevant l’agitation de sa fille, coupe net à leur échange silencieux, intimant la petite au silence. Remarquant le jeune homme dont l’accoutrement en disait beaucoup sur son état, elle lui lance un regard accusateur. Gavrilo détourne vivement la tête ; le regard des gens le gène. Il se sent si inférieur, lui qui n’a pas eu de quoi se nourrir convenablement depuis des semaines, lui dont les vêtements ressemblent à des haillons...Ses doigts blafards plongent, une nouvelle fois, prestement dans sa poche, se refermant sur la crosse froide du revolver, le rappelant inexorablement à son devoir.
Il frémit. Assassiner l’archiduc...Pourquoi ce dont il avait tant rêvé jusqu’à ce jour et qui était sur le point de se produire lui faisait-il si peur ? Peur ? Non. Il n’a pas peur. Pas lui. Il veut la mort de l’archiduc, il la souhaite de toute son âme. Mais alors, pourquoi a-t-il sans cesse cette impression de vouloir échapper au présent, à son devoir ?
« Tout a été décidé depuis longtemps, il n’est plus temps de reculer ! » lui avait répété maintes et maintes fois Erico Dric, son meilleur ami, « souviens toi de pourquoi tu t’es engagé ». Ce pourquoi il s’était engagé...
Le visage blême et cadavérique de son père, son corps inerte protégeant le petit être gelé et tremblant qu’était Gavrilo. Il avait huit ans...Tout cela lui semble aujourd’hui si loin ! Pourtant, les cris de sa mère et les pleurs de sa sœur résonnent encore dans ses pires cauchemars, comme ils résonnent à cet instant. Un souvenir...Le souvenir d’une belle journée d’été. Il s’était levé tôt pour aider sa mère à la récolte des pommes au verger. Mais, il s’était désintéressé rapidement de cette tâche si ennuyante pour un petit garçon de son âge. Il s’était alors installé pour lire sur une grosse branche, un roman dans une main, un belle pomme rouge et croquante dans l’autre. Voyant son père passer, il avait commencé à le cribler de pépins de pommes. Ce dernier avait ri avant de passer une main bourrue dans la tignasse blonde et bouclée de son fils. Son père faisait partie du Mouvement anarchiste et anticlérical de la jeune Bosnie mais ça, il ne le savait pas à l’époque. Aussi n’avait-il pas été gêné de lui poser des questions sur l’Archiduc, et sans en avoir attendu les réponses de crier haut et fort que sa famille était contre le souverain et sa succession, et que, grâce à son papa, le pays serait bientôt débarrassé de cet imposteur ! De sorte que tout le voisinage ait été donné d’entendre ses cris.
Un souvenir...Le souvenir d’un coucher de soleil rouge, rouge comme le sang et d’une mer plate et calme dont les vagues portaient en elles l’amer goût salé des larmes. En fin d’après midi, des cris avaient retenti en contrebas sur la colline. Quelques minutes plus tard, deux gardes impériaux avaient surgi, s’emparant de son père. Le petit garçon s’était jeté sur lui, croyant sûrement pouvoir le défendre. Son père se retournant, avait couvert son fils de son corps, tentant, dans un ultime espoir, de le protéger. Le coup était parti. Les gardes aussi d’ailleurs. Ils avaient atteint l’homme en plein dans le dos, le réduisant à jamais au silence.
… Dong ! Il sursaute... Dong ! Le bruit des cloches de la petite église de la place le ramène à la réalité… Dong ! Le moment approche : dans quelques minutes, lui, Gavrilo Princip, 18 ans, sera un assassin. Il chancelle, ses jambes ne semblent plus vouloir le porter.
Sa mère... Pas une fois, elle ne lui avait reproché la mort de son père. Il ne l’avait compris que bien plus tard, vers 13 ans. Enfant, il l’avait souvent questionnée à ce sujet, mais elle se contentait de hocher la tête, ou de répéter inlassablement qu’elle ne savait pas, qu’elle ne se souvenait plus. Sans doute s’était-elle juré qu’elle réussirait à le protéger mieux qu’elle n’avait réussi à protéger son père.
Il redresse la tête ; il ne tremble plus. Non, plus jamais. Le dernier « Dong » retentit : il se tient prêt. Sa main sort lentement l’arme de sa poche, et la maintient serrée contre son buste, à l’abri des regards dans la doublure de sa veste. Les roues avant de la limousine franchissent les premières dalles du pont. Plus qu’une soixantaine de secondes. Qu’elles semblent longues ces secondes qu’il avait tant redoutées, ces secondes dont il pensait ne pas réussir à survivre. Au contraire, il se sent calme, paisible. Il régule son souffle au rythme lent et placide des tambours. Autour de lui, la foule s’agite. A sa gauche, un cri de joie s’élève, bientôt suivi par d’autres. Derrière lui, quelqu’un le bouscule. Une douce effluve lui parvient...Rose et musc...Il ferme lentement les yeux. Rose et musc...
Ses pensées glissent lentement vers un visage. Celui d’une jeune fille dont les mèches brunes et soyeuses encadrent le visage au teint de lait. Elle porte sur lui son regard rieur, d’un bleu profond. Elle court à travers les champs, il ne cherche pas à la suivre, il se contente de suivre des yeux les courbes parfaites de son corps, fin et musclé.
Rose et musc...Une larme coule sur sa joue et vient se lover au coin de sa lèvre. Il perçoit son visage, elle ne rit plus. Ses grands yeux azur l’observent tristement, derrière les barreaux. Elle le regarde un dernière fois. Ce n’est pas un adieu, c’est une promesse. Une seconde larme ne tarde pas à rejoindre la première, bientôt suivie par d’autres. Il se souvient parfaitement de ce pourquoi il s’est engagé Mais ses yeux restent clos, ses mains ne bougent pas. La voiture impériale passe devant lui, et s’arrête. Des cris retentissent, il n’a pas bougé.
Ce récit commence par le retentissement de deux coups de feu, ce matin du dimanche 28 juin 1914, à dix heures dix et vingt-huit secondes. Par le râle de François Ferdinand, héritier au trône. Par le sourire au coin des lèvres de Gavrilo Princip. Par la disparition d’une silhouette encapuchonnée, un revolver à la main et deux mèches brunes emportées par une rafale de vent. Par le regard bleu azur qu’elle portât au jeune homme maigre, mal habillé et les yeux rougis de fatigue qui se tenait de l’autre côté du pont.