Celle-qui-guidait-les-songes

Amandine GROSSO, en 2nde au lycée Dominique Villars, Gap (05), classée 4ème de l’académie d’Aix-Marseille

Celle-qui-guidait-les-songes

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »

Victor ne sut comment réagir face à cette apparition. C’était une jeune femme, vêtue d’une grande toge blanche et coulante comme de l’eau. Elle était assise sur la gouttière, les pieds dans le vide. Victor cilla un peu, car l’obscurité de la nuit l’empêchait de détailler l’inconnue comme il l’aurait souhaité.
Lorsqu’il voulut parler, ce fut d’une voix trop aigue et tremblotante à son gout :
« Je…Je m’appelle Victor. Et vous, qui êtes vous ? Enfin, je veux dire, que faites vous là ? Vous êtes humaine, au juste ? » Il ajouta prestement : « Sans vouloir vous offenser. »
La femme éclata de rire. C’était un son extraordinaire, mélange épuré de chant d’alouette et de carillon cristallin. En vérité, son rire sonnait si merveilleusement que Victor se sentit étrangement heureux, sans qu’il ne sache pas exactement pourquoi il l’était.
« Cela fait beaucoup de questions à la fois, jeune homme. Je pourrais y répondre, mais le monde est bien plus beau quand il est teinté de mystère. »
Le nuage qui cachait la lune ronde glissa sur le velours étincelant de la nuit. L’astre argenté dispensa alors sa douce lumière sans entraves, illuminant les ténèbres. L’attrapeur de songe put observer à loisir son interlocutrice. Elle était beaucoup plus jeune que ce à quoi il s’attendait, plus belle, aussi.
Ses longs cheveux blonds tirant sur le roux se balançaient au grès du vent, tel un champ de blé bien mur. Elle possédait un visage fin, un menton volontaire, un petit nez droit et surtout, deux grands et magnifiques yeux verts émeraude.
« Victor, » dit la femme, « je voudrais te montrer quelque chose. Mais cela risque d’être périlleux et si tu refuses, je l’accepterais volontiers. Cependant…Le risque et la peur sont les éléments les plus importants de la vie humaine. Le guerrier serait-il un héros si la guerre ne représentait aucun péril ? Et toi, apprécierais-tu l’intense soulagement que tu éprouves lorsque tu échappes à un cauchemar si celui-ci n’était pas dangereux ? Toutefois, je tiens à ce que ta réponse soit sincère, et non influencée par un sursaut de couardise superflue ou un élan de bravoure inutile. »
Victor opina du chef. Il comprenait ce que la jeune femme voulait dire.
Elle attendit un long moment avant de poursuivre. Ils eurent le temps d’apprécier une sonate jouée par quelques grillons, puis un concerto donné par une chouette qui planait dans les airs.
« Ce que je veux te faire comprendre, c’est que les rêves sont des étincelles de liberté. Dans les songes, il n’existe aucune limite, tout est possible. Leur place n’est pas dans un flacon. Attrapeur, veux-tu que je te montre le mal des songes capturés ? »
La femme avait rivé le feu de son regard vert sur Victor. Il se sentit rougir, et bégaya lamentablement.
« Un…Un instant. Co…Comment savez-vous que… »
Elle l’interrompit d’un geste.
« Ton histoire est gravée dans les étoiles, comme celle de tout homme. Victor, veux-tu que je te montre ? »
Victor respira profondément et tenta de se calmer. Il n’était pas normal qu’il converse avec une femme qui savait lire dans les étoiles et dans les rêves. Mais qu’importe.
« Je vous suis. » Dit-il enfin.
La jeune femme sourit. Elle se leva, ouvrit grand les bras et bascula dans le vide.
Victor cria. Mais à l’instant où le son franchissait ses lèvres, la femme fut à sa hauteur. Deux grandes ailes translucides battaient de chaque côté de son corps. Le vent doux qu’elles produisaient faisait virevolter ses longs cheveux blonds. Elle semblait plus belle que jamais.
« Et bien, viens-tu ? »
Et, à grands battements vigoureux, elle s’éloigna. Victor s’élança sur le toit. Après une brève course d’élan, il bondit. Son corps décrivit une parabole parfaite. Il crocheta la gouttière, amplifia le balancer avec ses jambes et s’envola de nouveau.
Victor n’avait pas d’ailes, mais lui aussi savait voler.
La femme eut un sourire appréciateur lorsqu’il arriva à sa hauteur. Ensemble, ils parcoururent la plupart des toitures de la ville.
Soudain, avec une précipitation claquante, la femme s’arrêta. Elle fit un signe au garçon pour qu’il fasse de même.
Et là, Victor vit, s’entortillant paresseusement autours d’une cheminée, un magnifique rêve rouge. Il pulsait d’énergie dorée et déclinait les rouges les plus merveilleux, du grenat franc jusqu’au garance. Son contour ondoyait majestueusement, luisant d’or et dégoulinant de lumière.
« Ceci est un songe libre. Il n’a jamais été capturé, et son chant est pur. Va, Victor, va jouer avec lui. Mais prends tout de même garde à ne pas oublier ta propre identité lorsque tu seras en lui. »
Tout en parlant, la femme projeta Victor sur le rêve. Il trébucha, et malgré tous ses efforts, ne parvint pas à juguler le gémissement angoissé qu’il poussa en fusionnant avec le songe.
Ce fut effrayant, ce fut merveilleux.
Jamais il n’avait imaginé pareille extase. C’était un amalgame étrangement confus, bouillonnant et bourdonnant de millier de sentiments différents. Les couleurs dansaient avec son corps, les odeurs emplissaient sa tête. Des écharpes de brume brillante voletaient autours de lui, procurant une chaleur bienfaisante. Victor eut grande envie de se fondre entièrement avec l’épais brouillard pourpre qui l’entourait. Cependant, il s’écarta, et le lien qui l’unissait au rêve se brisa, avec la soudaineté d’une bulle de savon qui éclate.
Il chancela un peu, et dut prendre appui à une cheminée pour ne pas tomber.
La jeune femme posa une main fraîche sur son front, langue de glace bienfaisante. Elle entreprit de s’expliquer :
« Tu ne peux pas connaître la douleur si tu n’éprouves pas d’abord le bonheur. Il te fallait faire cette expérience pour que tu prennes conscience de l’affreuse angoisse des songes capturés. »
Victor haletait. Son front s’emperlait de sueur et il était sous le choc de ce qu’il venait de vivre. Il n’avait aucune envie de recommencer. La femme ne lui en laissa pas le choix. Avec la vitesse sidérante d’un félin en chasse, elle plongea sa main dans la besace du jeune garçon. Lorsqu’elle l’en ressortit, le flacon dans lequel il avait enfermé le petit rêve bleu était serré dans sa paume. Elle enleva le capuchon d’un grand geste. Le songe sortit prudemment. Victor remarqua avec effarement que son joli bleu turquoise avait laissé place à un noir mat.
Cette fois-ci, Victor crut mourir.
Il n’y avait plus trace du bourdonnement joyeux qui l’emplissait auparavant. Tout n’était que désespoir. Le sentiment d’angoisse oppressait par sa puissance, et des gangues de glaces dispensaient un froid polaire qui paralysait l’âme. La lumière sanglante était pareille à un crépuscule d’apocalypse et l’odeur était celle d’un cadavre en putréfaction. Et, pire que tout, deux immenses yeux jaunes le fixait sans ciller, le brulant au plus profond de son être. Cependant, sous-jacent de cette horreur, Victor sentait encore avec netteté le contenu premier du songe. Il était cependant bien trop enfui sous l’angoisse pour qu’il se manifeste.
Le froid se fit plus insistant que jamais. Il commençait à geler le cœur du garçon. Victor tenta de se débattre, mais le rêve le maintenait avec la force d’un titan. Le jeune homme se sentait disparaître.
Une main qui se posait sur son épaule le ramena dans le présent. Victor hoqueta, cherchant désespérément à reprendre son souffle. L’air brûlant de vie qui s’infiltra dans ses poumons le combla. Il distingua, dans la confusion que lui envoyèrent ses yeux, un visage angélique et indubitablement soucieux penché sur lui.
« C’était…C’était épouvantable. Dit-il d’une voix sifflante. J’ignorais que l’on puisse souffrir ainsi. Ce que j’ai fait est monstrueux. »
Alors, lentement, les larmes se mirent à couler, d’abord en un filet tenu, puis prenant peu à peu l’ampleur d’un torrent en crue. Le reflet de la lune teinta le flot intarissable qui coulait sur les joues de Victor d’une lueur argentée.
Le garçon, à sa grande honte, ne parvenait plus à cesser de pleurer. Bien qu’il reniflât rageusement, rien n’y faisait.
La femme, impuissante, assistait au désarroi du jeune garçon. Elle prit sa voix la plus douce – et c’était un enchantement vocal, tout de soie et de velours – pour tenter de le consoler.
« Mon cher ami, tu n’as absolument aucune raison de t’en vouloir. Tu méconnaissais tout de ce que tu faisais, et même si l’ignorance n’est pas une excuse, tes remords prouvent que tu regrettes tes actes. Aucun humain, jusqu’alors, n’a éprouvé avec tant d’insistance le besoin de se repentir. »
Victor leva un regard larmoyant sur cette étrange femme. Comment savait-elle ces choses, inconnues à l’homme et inaccessibles aux étoiles ? Elle pouvait lire en son cœur avec une facilité insolente, alors que lui-même n’arrivait pas à définir ce qu’il ressentait.
« Comment » s’étrangla Victor entre deux sanglots, « comment puis-je aborder le futur alors que tant de douleur se dresse sur mon chemin ? »
La femme se laissa tomber aux côtés du garçon et l’entoura dans ses bras, d’une réconfortante étreinte maternelle.
« Tu ne peux pas. Le chagrin ronge ton âme trop profondément pour que je puisse l’en extraire. Cependant, je peux, si tu le désires, t’offrir la paix. »
Victor renifla et porta un regard interrogateur sur la femme. Elle dégageait un halo doré et ses yeux verts étincelaient d’une sagesse incommensurable.
« Je suis la gardienne, celle-qui-guide-les-songes vers l’immensité des plaines célestes. Viens, accompagne-moi et aide-moi à ma tâche. Le pardon te sera accordé, et tu seras heureux. »
Victor puisa le courage nécessaire à répondre dans le regard magnétique de la déesse. Ce qu’il y trouva fut une promesse de bonheur absolu.
« Je vous accompagne » dit-il simplement en séchant les larmes salées de ses joues.
La femme eut un sourire éclatant et déploya ses grandes ailes translucides. Elle bascula dans le vide, savoura un instant la délicatesse de sa chute, et remonta en piqué.
« Dépêche-toi donc, mon garçon, si tu souhaites arriver à temps. »
Un grand sourire éclaira le visage de Victor. Il s’élança du toit et bondit vers les cieux. Il ne doutait pas de réussir. Il attrapa un nuage. Un rire extatique lui échappa. Ses doigts agrippèrent le bord cotonneux et il se propulsa plus haut.
Jusqu’aux étoiles.
Quelque part, appuyé contre un mur, un filet à rêve gisait. Il ne servirait plus jamais.