Chassée !

Agathe-Li BEER, en 5ème au collège Jouffroy d’Abbans, Sochaux (25), classée 5ème de l’académie de Besançon

Chassée !

Louise poussa un grognement.
Elle avait retardé tant qu’elle avait pu le moment de se mettre au boulot, espérant jusqu’à la dernière minute qu’un miracle la sauverait mais là, le dernier jour, à onze heures du soir, soit neuf petites heures avant le cours fatidique, elle était coincée. D’autant plus coincée que madame Agay était connue pour la sévérité avec laquelle elle traitait les élèves qui ne rendaient pas leur travail dans les délais impartis.
Pour la dixième fois de la soirée et la centième depuis une semaine que madame Agay leur avait donné ce fichu devoir, elle lut le sujet :
« Baba Yaga est une figure centrale des légendes russes. Vous utiliserez le conte étudié en classe et les résultats de vos recherches personnelles pour rédiger un texte de quatre pages dans lequel Baba Yaga jouera un rôle essentiel. »
Le conte étudié en classe ? Louise en gardait un souvenir si vague qu’elle en était venue à se demander si elle n’était pas absente le jour où la prof l’avait présenté. Vos recherches personnelles ? Il ne fallait quand même pas rigoler !
Bon d’accord, elle n’avait rien fichu, rien écouté, rien préparé et, demain, elle allait se faire trépaner par madame Agay. Et tout ça à cause de cette…
« Maudite Baba Yaga ! » cracha-t-elle.
Comme un écho à son juron, un claquement sec retentit dans le couloir, suivi du bruit d’un corps lourd se traînant vers sa chambre.
Louise se figea. Si elle avait réveillé ses parents, que l’un d’eux entrait et la surprenait en train de … de ne pas travailler au lieu de dormir, madame Agay n’aurait plus rien à massacrer demain.
Elle se précipitait vers son lit lorsque la porte s’ouvrit. L’ogresse Baba Yaga entra, elle avait un bouton sur le nez, une seule dent dépassait de sa bouche et elle portait des haillons. Louise recula et en bafouillant, elle demanda :
« Qui es-tu ? »
Elle pensait tellement à Baba Yaga qu’elle avait vraiment cru voir l’ogresse mais ce n’était que sa mère qui entrait…
« Louise ! s’exclama sa mère, Léa que fais-tu ? Ca va ? As-tu fini ta rédaction ? »
« Oui, ça va, mais je n’ai pas terminé ma rédac » répondit-elle en baissant les yeux.
Léa soupira, elle n’avait pas le courage de gronder sa fille et elle retourna se coucher.
Louise décida, elle aussi, d’aller dormir car ayant eu assez d’émotions pour ce soir, elle pensait qu’il valait mieux être en forme pour la journée du lendemain.

Quand Louise se réveilla, elle regretta de ne pas avoir commencé sa rédaction. La jeune fille s’habilla en vitesse et partit sans prendre son petit-déjeuner car elle s’était levée un peu tard.
Arrivée au collège, Louise eut à peine le temps de poser un pied dans la cour que la sonnerie retentit. Elle allait rejoindre ses camarades pour se mettre en rang lorsque, Mme Martin, la directrice, arriva en annonçant :
« Madame Agay, votre professeur, est absente. Elle est en congé de maladie, elle s’est cassée une jambe et le bras droit en tombant dans les escaliers ! Aujourd’hui, il n’y a pas de remplaçante ! Comme on est vendredi, je vous souhaite un bon week-end. »
Tous les élèves de la classe se précipitèrent vers la sortie en dansant de joie. Louise rentra chez elle.
« Eh bien, s’étonna sa mère, tu fais l’école buissonnière aujourd’hui ? »
« Non, s’écria Louise, Madame Agay est absente ! C’est super chouette …. »
« Alors, rends-moi un petit service : va acheter des œufs, de la farine, du beurre et du chocolat. On va fêter ça. »
Louise se rendit dans le magasin Roca pour acheter ce que souhaitait sa mère. Après avoir réglé ses courses, la jeune fille sortit du magasin.
« Ma pauvre ! s’exclama une femme d’âge mûr. Tout ça à transporter jusque chez toi ! Monte dans ma voiture, indique-moi le chemin qui conduit à ta maison, je vais te ramener. »
Louise hésita un instant mais, naïve, elle confia ses achats à la vieille dame puis monta dans la voiture.
« Tournez à droite, Madame, s’il vous plaît, ici ! Là ! »
« Désolée ! répondit la dame. Mais je pense que tu vas finir tes jours dans d’atroces souffrances et connaître de terribles dangers ! »
Louise frémit ! Son sang se glaça. Elle sentait qu’elle devenait verte de peur. Elle aurait bien voulu hurler : « Vieille harpie ! Que me voulez-vous ? Si vous me faites du mal, vous allez le regretter même après votre mort. » Mais sa langue était paralysée par l’effroi. Aucun son ne sortait de sa bouche.
L’automobile s’enfonça dans la forêt. De temps en temps, on entendait les coups de fusils de braconniers qui chassaient dans les bois. La voiture s’arrêta enfin devant une masure. La vieille dame fit sortir Louise de force et la tira jusque dans son taudis. La jeune fille hurlait …
« Que me voulez-vous ? Pourquoi suis-je ici ? Qui êtes-vous ? »
« Je me présente ! Je suis Baba Yaga ! C’est moi qui devais être le personnage principal de ta rédaction ! Comment je sais cela, tu te le demandes n’est-ce pas ? !! Je vais te le dire : à chaque fois que quelqu’un parle de moi, je l’entends. Je sais qui prononce ces paroles et je sais aussi où il habite…. Intéressant, non ?
J’ai très envie de te punir ! Ce sera un châtiment que tu ne connaîtras qu’une seule fois dans ta vie, elle te paraîtra alors très très longue ! »
En laissant Louise hébétée dans un coin, Baba Yaga se dirigea vers une commode, ouvrit le tiroir du bas et en retira une baguette d’acajou. Puis, la vieille ogresse pointa le bâton vers le haut et marmonna :
« Abrababayaga, métamorphose-toi en biche des bois ! »
Baba Yaga ricanait très fort ! Elle ouvrit alors la porte pour laisser sortir le pauvre animal en s’exclamant :
« Ne t’en fais pas trop ! Il existe un moyen, et un seul, pour que tu retrouves ta forme initiale. Mais à mon avis, il n’y a qu’une chance sur cent pour que tu réussisses ! »
Louise débuta une course folle dans la forêt. Elle courut toute la journée et enfin, le soir, elle s’arrêta au bord d’un ruisseau. L’animal se désaltéra avec l’eau fraîche puis s’endormit.

Le lendemain, elle se réveilla apeurée. Une autre biche était à côté d’elle qui lui dit :
« Je m’appelle Chlorophylle, n’aie pas peur. Pourquoi es-tu allongée en plein milieu des bois ? On est en automne, la forêt est envahie de chasseurs. Ces hommes tiennent d’horribles choses qui nous tuent. Viens, je vais te montrer un endroit où nous serons en sécurité. ! Mais d’abord, qui es-tu ? »
« Je me présente, je suis Louise. Mais je ne suis pas une biche ordinaire, je suis une humaine qui a été ensorcelée par l’horrible ogresse Baba Yaga ! »
« Quelle affreuse histoire ! s’exclama l’autre animal. Suis-moi ! »

Arrivés à l’abri, les deux animaux s’arrêtèrent. Des chevreuils, des cerfs, des faons et d’autres biches broutaient tranquillement.
Chlorophylle leur annonça :
« Voici ma nouvelle amie, elle s’appelle Louise, ce n’est pas une biche ordinaire, c’est un être humain qui a été métamorphosé en animal. »
« Veux-tu nous dire que tu cherches l’antidote ? » demanda une autre biche.
« Oui » répondit Chlorophylle.
« Je ne suis pas d’accord ! intervint un cerf. Dès que Louise aura retrouvé sa forme initiale, elle dira tout de notre cachette aux chasseurs et nous serons alors tous tués ! Que ceux qui pensent que cette biche représente un danger pour les citoyens de la forêt, viennent avec moi. Si la majorité d’entre vous me suit alors Louise devra partir ! »
La majorité vota pour que la biche s’en aille Elle dut obéir. Que les chasseurs étaient nombreux sur le chemin ! Louise devait courir, toujours courir sans aucune pause, ni repos.

La nuit, les hommes avaient tous quitté la forêt. La jeune biche restait pensive. Elle songeait à Baba Yaga ! La vieille dame qui l’avait enlevée n’avait-elle pas une verrue sur le nez ? Comme lors de sa vision ? Madame Agay avait, elle aussi, une verrue sur le nez. Louise ne l’avait pas reconnue, elle se sentit bête et stupide.
« Yaga, Gaya, Gaay, Agya et Agay mais oui… murmura-t-elle, ma prof serait donc cette ogresse ! Madame Agay a sans doute raconté qu’elle était tombée dans les escaliers pour pouvoir m’enlever. »
Enfin, la lune apparut entourée de milliers d’étoiles. La biche admira les astres qui scintillaient dans le ciel, puis, épuisée, elle s’endormit.

Au matin, Louise s’éveilla, le cœur battant. Danger ! Un homme tenait un fusil dans la main, il était prêt à tirer ! Le pauvre animal se leva et bondit dans les fourrés, à toute allure !
Le « criminel » tira mais Louise parvint à esquiver. Le garçon tira une fois encore … et la balle passa à deux millimètres.
Je n’arrive pas à abattre cette bête. Viens m’aider Hugo !
L’autre homme arriva, il avait lui aussi un fusil. Hugo tira, son compagnon l’imita. La seconde balle traversa le corps de Louise. La biche, cependant ne s’écroula pas ! Les chasseurs en restèrent bouche bée. Ils étaient tellement surpris qu’ils en lâchèrent leur arme.
Pouf ! En un éclair, la jolie biche se transforma, sous leurs yeux écarquillés, en une magnifique jeune fille. La belle enfant avait les cheveux blonds et bouclés, des yeux bleus, des jambes fuselés, des bras fins, des doigts délicats et la peau diaphane.
Louise regarda ses mains puis s’adressa aux braconniers :
« Merci mille fois ! Vous m’avez libérée de l’enchantement de Baba Yaga, la terrible ogresse. C’était donc ça l’antidote ! »
Louise ne raconta pas ses mésaventures à Hugo. Elle s’empressa de disparaître et marcha très longtemps. Elle passa devant la maison de Baba Yaga. Celle-ci était dans son jardin.
« Louise, grinça-t-elle, bravo ! Tu as découvert les dangers de la forêt et tu as vécu les angoisses des bannis ! Tu peux être fière de toi. Tu as vécu dans la peau d’un animal chassé ! Tu t’es montrée forte et tu as surtout compris que tu ne dois pas dire de choses méchantes sur Baba Yaga ! Niark, niark, niark ! »
Louise s’enfuit sans en écouter davantage. Elle continua son chemin et arriva enfin vers une petite route. Un panneau indiquait St Paul, la ville où elle habitait. Ses parents devaient être terriblement inquiets.

Une heure après, Louise arriva enfin chez elle ! Sa mère et son père se tenaient sur le seuil de la porte. Quand ils virent leur fille devant le portail, ils crièrent de joie.
« Louise, nous te croyions disparue à jamais ! Que t’est-il arrivé ? »

Ce cri réveilla Louise qui se leva d’un bond ! Elle essuya son front plein de sueur d’un revers de main. Elle était dans son lit. Tout cela n’était qu’un cauchemar ! Baba Yaga n’existait pas ! Louise s’était endormie après le départ de sa mère. Elle jeta un coup d’œil à son réveil. Il était seulement minuit !
« Il est peut-être tard, murmura Louise, mais j’ai trouvé enfin une idée pour ma rédac ! »
Elle se mit immédiatement au travail, elle commença à écrire, écrire, très longtemps.
Quand elle eut enfin terminé, elle regarda l’heure. Le réveil indiquait quatre heures du matin ! La collégienne rangea soigneusement sa rédaction de quatre feuilles doubles dans son cartable. Puis elle retourna se coucher, elle se rendormit rapidement.

Une semaine plus tard, Madame Agay rendait les rédactions.
« Je m’attendais à mieux, bougonnait la prof. Les notes vont de deux à dix !
Cependant, il y a une exception ! Louise a obtenu la meilleure note ! Dix-neuf sur vingt ! Quelle imagination débordante ! »
Louise rougit, elle regarda sa feuille et songea à son rêve : Et si Baba Yaga existait vraiment ? En tout cas, grâce à la méchante ogresse, elle avait obtenu une très bonne note. Merci Baba Yaga !! Et merci Madame Agay….