Chemins inconnus

Nouvelle de Gaëtan DOUENEAU, incipit 2, en 1ère au lycée Benjamin Franklin, Auray (56)

On frappe à la porte : des coups sourds, de plus en plus forts, donnés à coups de poing. Voilà, se dit-il, c’est maintenant... Il sent le liquide brûlant dévaler sa gorge et s’enfoncer au plus profond de son corps fatigué.

Une voix d’homme retentit au travers du mur : « Ouvrez ! ». La porte, pourtant bloquée d’une poutre de bois, tremble sous les assauts. Les gonds supportent difficilement la violence des chocs. Que faire ?

Le maître sait savourer le liquide jusqu’à ses dernières gouttes. Puis il repose lentement le bol au centre de la table de bois. Ses mains perdent peu à peu la chaleur qui les pénétrait à mesure qu’il les retire du calice sur lequel sont gravés d’obscurs symboles.

Face à lui, la porte s’ouvre en grand fracas. Dans l’ouverture, une dizaine d’hommes font leur apparition. Leurs amples vêtements rouges laissent apparaître à leurs ceintures des sabres larges et tranchants. Un homme, portant un flambeau, s’avance et prend rudement la parole : « Suivez-nous ». Mais le vieil homme continue de fixer en silence le paysage qui s’obscurcit peu à peu et se fond dans la brume. Rien ne semble pouvoir faire cesser sa méditation.

Un seul regard de l’homme qui s’était exprimé suffit à faire réagir les autres soldats. Deux d’entre eux tentent de saisir le maître par les bras. Ce dernier résiste tant qu’il peut, s’accroche au banc qui l’a soutenu de si longues années ; à la table sur laquelle le bol finement ciselé repose toujours. Malgré ses efforts, les hommes le traînent aisément vers l’extérieur. Arrivé au niveau de la porte, il se redresse soudainement et s’écrie, le regard dans le vide : « Cela ne change rien... Il est trop tard. Vous m’entendez : il est trop tard pour vous !

—Alors nous n’avons plus besoin de lui... » s’exclame celui qui semble donner les ordres, demeuré en arrière. Les soldats laissent le vieux maître basculer dans le vide. Aucun cri ne retentit. Seul un bruit, tel du bois brisé, indique à tous que le corps a terminé sa chute car le brouillard ne laisse pas distinguer le sol.

Le chef, malgré tout songeur, approche sa flamme d’une étagère sur laquelle sont entreposés de lourds manuscrits. Rapidement, le feu lèche les autres meubles et la demeure n’est plus qu’un énorme brasier. Mais les soldats ont déjà atteint le bas de l’escalier et ils se retournent pour contempler la lueur qui s’anime, là-haut dans la grotte.

Lou Ho ne sait que faire. Il a pourtant suivi les conseils de son maître quant aux chemins qu’il devait prendre. Et il a fait vite. Mais maintenant que la brume s’est opacifiée, le jeune serviteur peine à distinguer le paysage à plus de deux pas devant lui. Sur sa gauche il sent gronder le fleuve qu’il doit longer. Mais jusqu’où ? Ses repères visuels ont disparu, enveloppés dans un manteau irréel. A chaque inspiration il sent l’air chaud et humide entrer dans ses poumons, comme un poison qu’il absorberait peu à peu. L’air chaud... c’est plutôt rare en cette saison.

La phrase de son maître le hante : « D’ici deux heures, tout le pays sera noyé dans le brouillard ». Que voulait-il dire ? Pourquoi la brume a-t-elle déjà tout envahi ? Comment va-t-il faire pour retrouver la demeure de maître Chan Le, auquel il doit porter l’étui ? Il a juré à son maître, sur sa vie, que la lettre lui serait remise en mains propres et le plus rapidement possible.

Soudain, ses yeux, habitués à la semi-obscurité dans laquelle baignent les environs, sont presque choqués d’apercevoir face à lui une lueur qui se ballotte de droite à gauche, comme poussée par le vent. Son esprit comprend bien vite qu’il s’agit en fait d’une lanterne, sûrement portée au bout d’un bâton par un homme qui marche assez rapidement. Il va pouvoir lui demander son chemin et retrouver la direction de Hua Ting, dont il ne doit plus être loin maintenant. Mais bientôt, d’autres lumières font leur apparition derrière celle qu’il avait remarquée. Est-ce une procession, une marche de villageois ; ou bien... les soldats de l’empereur ? Un pas cadencé bien caractéristique lui confirme cette dernière vision des choses. Il doit y avoir plus d’une centaine d’hommes, et la colonne de lanternes qu’il peut voir ne cesse de s’allonger. Il n’est plus question pour Lou Ho de leur demander la direction à suivre. Il se réjouit pendant un court instant de la décision de son maître de ne pas lui avoir donné de flambeau ; puis, vite, il quitte le chemin et se cache dans les fourrés sur sa droite, serrant contre lui l’étui de cuir. Avec la brume qui semble maintenant le protéger, comme un sortilège d’invisibilité, quelques pas sont suffisants pour le mettre hors de vue de toute personne qui serait sur le sentier.

Le temps que la file passe entièrement devant lui - elle doit bien compter près de quatre cents hommes, tous plus mutiques les uns que les autres - Lou Ho se remet en mémoire les indications de son maître. Il doit longer le fleuve jusqu’à voir le village de Hua Ting, sur sa droite ; puis couper à travers les fourrés pour le rejoindre. Comment retrouver un petit village dans l’obscurité de cette fin de journée ? S’il a pu apercevoir les lanternes portées par les soldats quand ils étaient encore loin de lui, alors son seul espoir réside dans le fait que des flambeaux doivent être allumés au village et qu’il pourra peut-être entrevoir leur lueur.

Il reprend péniblement sa marche, la tête orientée vers la droite et les yeux attentifs. Son esprit ne cesse de se poser des questions. Que faisait ce détachement de soldats dans cette région reculée ? Pourquoi n’a-t-il rencontré absolument aucun voyageur ? La brume ne donne pas entièrement réponse à cette dernière question ; il y a quelque chose d’autre, quelque chose qu’il ignore et qui pourtant doit être la clef de toute une énigme.

Une lueur ? Non, il a dû rêver. Pourtant, il lui a bien semblé voir quelque chose, là-bas. Mieux vaut aller vérifier que de passer le village sans le voir en continuant tout droit.

Il entreprend de marcher vers cette lueur étrange. La nuit combinée au brouillard ne lui permet plus d’observer le sol où il pose les pieds. Plusieurs fois, il trébuche sur une racine ou une pierre, mais se relève toujours avec le même désir de mener à bien sa mission. La lumière devant lui gagne en intensité, mais reste toujours aussi lointaine. Elle semble composée d’une constellation de minuscules lucioles. Le pied de Lou Ho perd appui, glisse vers l’avant, et c’est bientôt tout le corps du jeune homme qui bascule dans le vide.

Lou Ho peine à ouvrir les yeux. Il tourne la tête de droite à gauche, observe les alentours. Son corps repose entre deux parois rocheuses en pente forte, qui s’élancent dans la nuit et le brouillard. La crevasse où il se trouve paraît s’étaler, serpentant entre ces deux blocs. Il se relève lentement, songe à sa situation. Qu’a-t-il fait ? La mémoire de sa chute dans l’abîme lui revient vite. Il a dû tomber jusqu’ici, glissant sur les rochers. Le serviteur n’est guère blessé : le précipice ne doit pas être bien important. Il aurait dû se méfier de cette région montagneuse et surveiller davantage chacun de ses pas.

Combien de temps a-t-il perdu ? Est-il loin de son but ? Une question l’obsède plus que les autres : par où poursuivre son chemin ? Malgré la visibilité réduite, il pourrait grimper le long de la paroi ; ce ne sont pas ces exercices qui lui ont manqué, quand, au service du maître, il devait traverser la montagne pour porter une lettre à des habitations solitaires. Même sans connaître le terrain, il lui serait possible de remonter. Mais de quel côté ? Il est incapable de savoir d’où il a commencé sa chute. Il décide finalement d’essayer...

Il entame son ascension sur la paroi qui semble la moins raide. Parvenu à deux mètres de hauteur, il tourne la tête vers le sol qu’il peine déjà à distinguer nettement. Il reprend son ascension, s’agrippant à la paroi rude qui le maintient en vie. Quelques minutes plus tard, ses mains atteignent enfin un espace plat. Plus de paroi. Ses doigts s’accrochent à la terre, ses bras tirent son corps fatigué vers la liberté. Il s’affale quelques instants dans l’herbe fraiche, les yeux fermés, puis se relève, fait face à son destin.

Le brouillard drape toujours les alentours et des bruits sourds ont envahi l’espace. L’air est encore lourd, chaud et humide. Mais le serviteur y perçoit un parfum différent. Une odeur acre attaque violemment ses narines, irrite sa gorge. L’atmosphère est presque irrespirable. Devant lui, noyé dans la brume, un spectacle féérique se déroule : des milliers de lueurs, toutes proches, défient la nuit dans un ballet éclatant. Ce mouvement fou de formes imprécises et de couleurs variées attire irrésistiblement Lou Ho. A mesure qu’il avance, les contours d’imposants bâtiments se dessinent dans le noir.

Seul, Chan Le attend. Ici, les soldats de l’empereur ne risquent pas de le retrouver. Mais qui sait ? Dans tous les cas il lui reste peu de temps pour agir. Il n’aurait peut-être pas dû faire venir le messager ici. Et s’il n’y parvenait pas ?

Il pose ses mains ridées sur la table de bois, au centre de la pièce. Si le messager ne vient pas, c’est lui qui sera perdu. Ses idées, ses espoirs réduits à néant.

Devant lui, dans un bol de bois, la vapeur s’échappe de la surface du liquide, telle un serpent qui se dresserait vers le plafond en ondulant. Le maître caresse l’animal, joue avec lui, l’oblige à tordre son corps puis à se redresser. La danse du reptile ne réduit pas son inquiétude.

Il fait nuit, pourtant une raie de lumière jaune découpe la table et le sol de manière régulière. Dehors, en face de l’imposante baie vitrée qui ouvre la pièce sur l’extérieur, une enseigne publicitaire s’allume ponctuellement. Chan Le se penche à la fenêtre pour admirer la nuit claire de la ville. Au sol, les voitures s’agitent telles autant de minuscules insectes. C’est à lui d’agir. Le messager se perdra dans ce futur à la fois si lointain et si proche de lui... Il faut partir à sa recherche, retrouver la crevasse avant que le serviteur n’atteigne la ville, dans laquelle il ne saura où aller ni que faire.

Le messager avance vers son destin. Ce qui lui semblait quelques instants plus tôt n’être qu’un théâtre de lumières paraît aussi comme un monde de sons. Certains, lourds et pesants, bourdonnent pendant plusieurs secondes dans les oreilles de Lou Ho. D’autres, plus aigus, sont de désagréables crissements. Parfois, un air mélodieux s’échappe de ce brouhaha, mais il retourne bien vite se fondre dans la masse des autres sons. Plus le jeune serviteur se rapproche et plus ses pensées se bousculent, s’entrechoquent dans une confusion toujours plus grande. Quel est cet endroit ? Le village de Hua Ting ? Il ne peut empêcher ses jambes de continuer insensiblement leur marche vers l’inconnu.

La brume se dissipe peu à peu, seul un fin voile masque sa vue. Face à lui, des montagnes élancées aux formes quadrangulaires s’élèvent vers les cieux, vers la nuit. Des milliers de flambeaux paraissent accrochés sur leurs parois. Certains s’éteignent et se rallument avec une régularité déconcertante. Sont-ce bien des torches ? Le sol, baigné d’une lumière presque surnaturelle, est sans cesse piétiné par des centaines d’êtres humains, minuscules face aux imposants rochers rectangulaires. A côté d’eux, à moins d’un mètre parfois, des monstres lumineux se déplacent à grande vitesse dans un bruit vif et puissant. Le messager prend soudain peur : personne ne lui a jamais décrit de telles choses, même dans les récits de son maître. Est-ce un lieu interdit ? L’appréhension l’empêche maintenant de poursuivre son avancée vers la ville, encore distante de quelques centaines de mètres en contrebas.

Chan Le gravit péniblement la colline. Il a aperçu un jeune homme, là haut, qui observait l’étendue de la ville. Mais il peine à le distinguer dans les ténèbres.

Maintenant qu’il n’est qu’à quelques mètres de lui, il peut voir nettement ses habits qui laissent témoigner du Xème siècle : il ne peut être que le messager. Il a franchi le précipice et retrouvé Shanghai - ou plutôt Hua Ting. Tout n’est pas perdu.

Lou Ho vient de réaliser que quelqu’un s’approchait de lui. Quelqu’un d’étrangement vêtu. Que lui veut-il ? Le jeune homme sait qu’il ne devrait pas être là, qu’il a découvert quelque chose d’interdit. Il fait quelques pas vers l’arrière mais une voix retentit : « Attends, messager ! Que fais-tu ? » Une pensée lui traverse alors l’esprit : serait-il réellement à Hua Ting ? « Êtes-vous maître Chan Le ? s’écrie-t-il
—Oui... As-tu le message que t’a remis ton maître ? » Instinctivement, Lou Ho tâte son flanc pour vérifier la présence de l’étui de cuir avant de répondre :
« Oui, maître
—Suis-moi.
—Où sommes-nous ? A Hua Ting ?
—Nous avons une mission à accomplir. Suis-moi. »

Etonnant voyageur qui découvre de nuit l’invraisemblable futur de son pays sans réponses à ses interrogations. Enchanté et effrayé de ce qu’il voit. La douceur de la nuit est brisée par les lumières de la civilisation, mais pour le voyageur l’obscurité reste complète. Est-ce la réalité ? Son corps est-il toujours dans le précipice ténébreux ? Son esprit s’est-il hissé, seul, vers les lumières qu’il avait entraperçues dans le lointain ? Cette cité est si incomparable à ce qu’il a connu jusqu’alors...

Une sensation persiste en lui. Non seulement celle d’être un étranger, ignorant les coutumes de ce pays, mais surtout celle de ne pas être le bienvenu. Où est la chaleur des communautés de pêcheurs ? Les visages des hommes et des femmes de cet endroit sont fermés. Leurs yeux semblent vides et leurs esprits trop préoccupés pour se soucier de ce qui les entoure. Certains même ne lèvent pas la tête pour croiser les regards des autres, ils fixent le sol en marchant d’un pas vif.

Ils entrent les uns après les autres dans ces étranges montagnes que Lou Ho avait distinguées de loin. Leur régularité le surprend : elles semblent avoir été taillées par une main humaine. Bientôt, c’est au tour de Chan Le de pénétrer à l’intérieur, suivi de près par le serviteur. Un escalier se dresse sur sa droite, recouvert d’importants carreaux, plus gros encore que ceux des mosaïques qu’il avait pu observer dans le palais du gouverneur, quand son maître l’y avait envoyé pour faire une commission. Chan Le commence son ascension, puis invite le jeune homme à le suivre : « Nous n’avons que quelques dizaines de marches à monter ». Très vite, Lou Ho comprend qu’il se trouve dans une sorte d’habitation troglodyte, mais bien plus grande que son village. Il s’étonne que des cavités de telles tailles aient pu être creusées.

Suivant chaque pas du maître, il passe une porte, puis une autre. Des objets hétéroclites s’alignent le long des murs de toutes les pièces. Soudain, ils pénètrent dans une salle plus vaste. Sur de nombreuses tables recouvertes de tissus sont exposés des bijoux ou des armes. Au centre, un navire de pêche trône sur son socle. Le bois qui le compose semble détérioré par de nombreuses années. « Que fait-il ici ? Pourquoi conserver un navire inutilisable ? » Lou Ho ne peut se retenir de poser ces questions.

Chan Le s’assoit devant une table de bois, sur laquelle ne repose qu’un bol rempli de thé. Il invite le serviteur à faire de même en face de lui. Il commence alors son récit : « L’empereur Tang a réorganisé la Chine en asseyant son pouvoir. Mais quelque chose, qu’il ne devait jamais posséder, l’obsédait : les connaissances du futur. Ses astrologues faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour satisfaire ses désirs sans pour autant y parvenir. Pourtant à force d’efforts ils ont ouvert une brèche vers l’avenir, le précipice par lequel tu as dû passer. C’est ici et maintenant que nous sommes, dans le futur. Le village de pêcheurs de Hua Ting est devenu Shanghai. Ce que tu vois autour de toi est un endroit où sont entreposés les mémoires du passé. Ces objets proviennent de ton époque... Ce bateau a navigué à travers les siècles. »

Il marqua une légère pose, soupira, puis reprit son histoire : « Mais le soudain rapprochement de ces deux mondes incompatibles a déréglé leur existence. La brume s’est mise à tout envahir. Pour obtenir les connaissances, il suffirait maintenant que l’empereur trouve la brèche, la franchisse et découvre le futur. Il a donc lancé ses hommes à la recherche d’un précipice, d’une zone plus brumeuse que les autres. Notre devoir est de refermer le passage avant qu’il ne le trouve. Pour cela, les écritures d’un sage du passé doivent trouver leur place dans le futur et il te fallait les amener ici. »

Sur un geste de Chan Le, le serviteur lui tend l’étui de cuir sans poser de questions. Il l’ouvre et en retire précieusement le parchemin. C’est avec autant de soin qu’il le place dans un coffret entrouvert, sans même le dérouler pour le lire.

Le maître se retourne vers Lou Ho en disant : « Peut-être retrouverons-nous la sagesse des anciens... Tu peux t’en retourner chez toi. » Le messager sent sa tête devenir lourde, son esprit encombré par les dernières paroles du maître. Que veut-il dire ? Sa vue se brouille, le monde commençant à lui devenir inintelligible. Tout n’est qu’un tourbillon de lumière autour de lui.

Lou Ho ouvre les yeux. Il est allongé sur une terre humide et le jour s’est levé. Lentement, il se relève en observant les alentours. A quelques mètres devant ses pieds s’étend un précipice. De l’autre côté se dessine la mer au bord de laquelle il distingue nettement un petit village de pêcheurs. Les bateaux sont tirés sur le sable.

Curieux de ne plus sentir de pression sur son ventre, il passe la main à sa ceinture. L’étui de cuir n’y est plus...