Chrysalide

Alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur, depuis un an exactement. Mes doigts tremblaient sur l’écran glacé quand j’ai finalement appuyé sur la touche appel. Pendant une fraction de seconde, j’ai espéré, tout au fond de mon être, qu’elle ne décroche pas. Cette pensée m’a fait honte, honte de la peur qui me tordait le ventre, honte de ma lâcheté, et surtout, honte de ne pas vouloir prendre mon élan. Une larme a coulé le long de ma joue pour venir s’écraser sur mes doigts fragiles qui peinaient à tenir mon téléphone tant ils tremblaient. Mais non, je n’étais pas triste. Je ne suis jamais triste. Au contraire, ce jour-là, je m’étais réveillée en paix. En paix avec la personne que j’avais été, avec celle que j’étais et avec celle que je serais. Parce que ce matin, en passant devant le mot posé sur mon bureau, j’avais soudain voulu comprendre, et je m’étais sentie capable, capable de découvrir qui j’étais réellement. Sur ce mot, était écrit le fameux numéro de téléphone, celui qui avait un jour, bouleversé toute ma vie. Et depuis, j’attendais ce moment où j’aurais enfin le courage de l’appeler. Au fil du temps, ce numéro m’était devenu familier, ça faisait aujourd’hui un an que je le connaissais par cœur, à l’endroit et même à l’envers. Il était devenu presque comme un doux poème, qu’on aime réciter fièrement devant ses parents. Ce numéro s’était imprimé dans ma vie, doucement, mais pour toujours. Ça faisait un an que je vivais ces nombres ancrés au fond de mon cœur, telle une bouteille à la mer que personne ne daignait récupérer. Plusieurs fois, j’avais failli prendre mon téléphone et composer ces nombres. Et plusieurs fois, j’avais pris peur, ma respiration s’était accélérée, et j’avais raccroché avant même d’entendre sa voix. J’avais raccroché avant que toutes mes illusions, ma vie, et mon cœur ne s’effondrent. Un jour, j’avais même voulu l’effacer, et brûler ces mots qui me hantaient jour et nuit. J’avais voulu enterrer le passé, sans savoir qu’il resurgirait forcément à un moment.
Et aujourd’hui, j’avais envie, envie d’affronter mes démons, de me lancer, de sauter le pas. Alors quand j’ai enfin entendu sa voix à l’autre bout du fil, cette voix que j’avais imaginée durant des heures, plongée dans mes pensées, cette voix qui était à l’origine de tout, qui définissait qui j’étais réellement, cette voix si similaire à la mienne, une vague de soulagement a envahi mon corps. J’ai éclaté. Pas seulement en sanglots, j’ai éclaté de partout. J’ai eu la soudaine impression de me retrouver et de rencontrer une partie de moi qui m’était alors inconnue. Pendant toutes ces années, je ne m’étais jamais sentie moi, en tout cas, pas entièrement. Toute ma vie, ce mal-être de ne pas se sentir à sa place, m’avait éloignée du monde, de la cruelle vérité sur ma vie. Et là, j’avais enfin trouvé la pièce manquante. J’étais enfin moi-même.
Cette tornade d’émotions m’a ramenée au jour où tout avait changé, celui où j’avais découvert le mensonge dans lequel j’étais plongée depuis ma naissance. La journée avait pourtant commencé banalement, mais quand j’avais croisé le regard de mes parents, j’avais compris que rien ne serait plus jamais comme avant. Mon père m’avait dit qu’il était temps que je connaisse la vérité. J’étais restée silencieuse pendant qu’il me racontait mon histoire, la vraie. Il ne me regardait même pas droit dans les yeux, comme si le poids de ses mensonges l’en empêchait comme s’il regrettait d’avoir attendu si longtemps. A la fin de son récit, j’étais aussitôt partie prendre l’air, et j’aurais voulu ne jamais revenir. Je leur en voulais très fort, leurs mensonges m’étouffaient. Mais j’étais revenue, dans l’espoir qu’un jour je comprendrais, qu’un jour je pourrais leur pardonner, à mes parents, et à elle. Et depuis ce jour, des questions qui restaient sans réponse me torturaient l’esprit. Surtout, je me demandais, pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi ces mensonges ? Puis une nuit, victime à nouveau d’une insomnie, j’avais compris que la question était plutôt, pourquoi pas ? Chaque histoire est différente, et pourtant, chaque histoire est magnifique. La mienne était injuste, effrayante, mais elle n’en était pas pour autant moins belle. Et j’ai commencé à aimer cette histoire, à me l’approprier, jusqu’à pouvoir enfin appeler ce numéro.
Soudain, sa voix m’a ramenée à la réalité, elle s’est élevée dans l’air comme une douce brise d’été. « C’est toi Éden ? » m’a t-elle demandé au bout du fil. C’était comme si elle était là, à côté de moi, comme si elle avait toujours été là. Mon prénom résonnait si bien dans sa bouche, tel un chant mélodieux, ce prénom qu’elle même avait choisi. Les larmes n’en finissaient pas de couler sur mon visage, et ça faisait du bien, car c’étaient des larmes de joie. Et c’était absolument merveilleux. Si merveilleux que je n’eus pas les mots tout de suite, car je crois fort que certaines émotions sont trop puissantes pour pouvoir les exprimer, et que des fois, il vaut mieux se taire. Aucune syllabe n’est sortie de sa bouche à elle non plus, comme si elle avait compris. Non, bien sûr qu’elle avait compris, qui d’autre qu’elle pourrait mieux me comprendre ? Un lien invisible nous unissait toutes les deux, un lien évident, qu’on ne pourrait jamais nier, parce que c’était la vie, parce que c’était elle, parce que c’était nous. Un lien qui nous était unique. Notre lien.
Ce silence était tout simplement bouleversant. Il était même splendide, comme un soleil qui se lève dans le ciel après des années d’obscurité, telle une promesse de renouveau. Une promesse de celles qu’on tient, pour laquelle on se bat jusqu’au bout, celle à laquelle on ose croire. Je l’ai entendue sangloter doucement dans le combiné, puis j’ai fermé les yeux malgré les larmes et j’ai essayé de l’imaginer derrière son écran. J’ai vu ses jolies prunelles dévastées par la peur de me perdre, à nouveau, ses joues trempées de pleurs, ses lèvres formant un demi sourire et ses longs cheveux emmêlés dans le vent tiède. Cette image m’a réconfortée.
La première fois que j’avais enfin accepté de la voir en photo, il y a quelques mois, mon cœur s’était arrêté de battre. On se ressemblait tellement, c’était si flagrant. Mais voir cette photo, la voir sourire, faire sa vie, ça m’avait donné la nausée. Elle n’avait pas le droit d’être heureuse sans moi. J’étais déçue de voir que le poids de la culpabilité ne l’avait pas enterrée vivante. Elle aurait du être brisée de m’avoir abandonnée, et sur le cliché, elle paraissait tout l’inverse. C’est ça qui m’a tuée, d’être la seule à sombrer.
J’avais cru la haïr, alors qu’au fond de moi, j’étais juste terrifiée, aussi terrifiée qu’elle à l’époque m’étais-je dis. Elle, la jeune fille d’à peine 15 ans à cette période, celle qui avait fait preuve d’une lâcheté si inhumaine et si évidente en même temps. Elle qui avait refusé de se battre pour moi, ce nourrisson d’à peine deux jours qu’elle n’osait pas prendre dans ses bras. Je n’avais pas été alors une raison assez forte pour qu’elle continue son combat, et je m’en voulais autant que je lui en voulais. J’avais réalisé que je n’appartenais pas à cette terre, que mon arrivée était involontaire, que jamais je n’aurais du voir le jour. Cette idée m’avait donné le tournis. Je n’étais pas censée être.
Depuis, je doutais de tout, des mes proches qui m’entouraient, de la personne que j’étais, et encore plus, de la personne que j’aurais du être si elle ne m’avait pas laissée. Parfois je me surprends à penser à la vie qu’on aurait vécue, elle et moi, heureuses. Et je vivais maintenant pour ça. Pour tous les souvenirs qui auraient du être au bord de la plage l’été, ou bien le soir, pendant les grandes conversations devant la cheminée, le bruit de nos rires résonnant dans la pièce. J’avais soudainement pris conscience de toutes ces occasions manquées, de ces regrets qui tournent et retournent désormais dans mon esprit, de tous ces « trop tard ». Je ne voulais plus jamais perdre de temps. C’était le moment de rattraper ces années perdues, parce que aujourd’hui, il fallait être.
J’ai donc essuyé mes larmes une dernière fois, j’ai regardé le soleil qui m’aveuglait dans le ciel et cela m’a donné le courage dont j’avais besoin. Dorénavant, j’avais un soleil juste à moi, qui attendait seulement que j’ose ouvrir les yeux sur son monde, ce soleil, c’était elle. Je me suis éclairci la voix, j’ai pris une grande inspiration, et j’ai prononcé cette phrase, celle que j’avais si longtemps imaginée, murmurée. C’était si simple et si compliqué à la fois, les mots sortaient de ma bouche comme si cela faisait trop longtemps qu’ils voulaient en sortir. Ils m’avaient semblé étrangement justes, non, c’était même parfait. C’était si beau. « Oui maman. Oui, c’est enfin moi »