Cinq doigts pour écrire

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave. Elle prêta peu d’attention aux silex et haches épars sur le sable, tellement elle était aimantée par cette forme étrange. Elle avança prudemment, les sens en alerte. Précaution superflue puisqu’elle ne découvrit qu’un sac qui ne pouvait contenir un corps. Ce sac était noué par une corde, qui avait étonnement résisté à la forte houle. Bien trop intriguée pour tourner les talons, elle dénoua le lien et ouvrit le sac. A son grand étonnement, elle découvrit de simples bocaux, cinq plus précisément. Ils étaient couverts d’algues et on ne voyait pas à travers. Pourtant chacun d’entre eux semblait avoir une inscription sur son couvercle. Pour s’en assurer, Lise en prit un au hasard et essuya avec sa manche les algues qui recouvraient le dessus du bocal : l’inscription « ANTIQ » se révéla. Elle renouvela l’opération avec deux autres bocaux, qui portaient la mention « PREHIST » pour l’un et « MOYEN-  » pour le second. Lise comprit que ces inscriptions référaient aux grandes périodes de l’histoire humaine. Pas la peine de sortir les deux autres bocaux, elle se doutait de ce qu’il y aurait marqué. Elle replaça les trois premiers dans le sac et emporta le tout en direction de sa voiture, car la tempête se faisait trop menaçante pour qu’elle les ouvrît là. Et, elle eut l’intuition que ce sac lui était mystérieusement destiné. Elle n’en oublia pas pour autant les vestiges préhistoriques et retourna les voir malgré la violence des éléments. Le vent faisait chanceler Lise tant il se déchaînait mais cependant elle continua d‘avancer. Énigmatiquement, les silex et les haches n’avaient pas l’air authentiques. Lise, malgré la confusion qui régnait en elle, aimait ces moments de doutes et d’excitation ! La fille assoiffée d’aventure qu’elle avait toujours été ramassa les « fossiles » et dut se résigner à regagner sa voiture sans plus d’explications.
Elle reprit la route en se posant différentes questions. Pourquoi son frère avait-il absolument tenu à ce qu’elle vînt ici aujourd’hui, pendant la tempête ? Et qu’y avait-il dans ces fameux bocaux ? Cela aurait pu être un tas de choses en y pensant, puis les inscriptions intriguaient Lise. Elles correspondaient bien entendu aux époques historiques, Lise l’avait presque instantanément découvert, mais ça ne répondait pas à sa question. Enfin, pourquoi les silex et les haches étaient-ils manifestement des imitations ? La tête de la jeune fille bouillonnait. Elle n’avait pour l’instant aucune réponse. La sonnerie de son téléphone la sortit de ses pensées. Elle hésita à répondre mais quand elle vit le nom apparaître à l’écran elle décrocha immédiatement. C’était son frère.
— Oui ? Dit Lise.
— Alors, tu as vu la tempête ? C’est impressionnant non ?
— Oui. C’est dingue ! J’ai dû m’en aller, ça devenait dangereux. Et tu devineras jamais tout ce que j’ai trouvé dans la forêt pétrifiée !
— Tu t’es approchée si près du bord ? la coupa-t-il, l’air faussement inquiet.
— Ouais… Pourquoi ?
— Mais c’est dangereux ! Avec la mer déchaînée, tu aurais pu finir engloutie !
— J’ai fait attention, et tu sais comment je suis, le danger j’adore ça.
— Je sais, je sais…
— Je te laisse, je suis pressée. Je te dirai plus tard ce que j’ai découvert.
Lise raccrocha en vitesse. Elle allait obtenir sa première réponse ! Elle brûlait d’impatience ! Qu’y avait-il dans les bocaux ? Elle prit son trousseau de clés et ouvrit précipitamment sa porte d’entrée. Elle habitait une maison de plain pied dont les voisins les plus proches se situaient à environ deux-cents mètres. Elle s’avança dans une pièce gigantesque où se trouvait son atelier d’écrivain - elle n’aimait pas dire écrivaine - et une immense bibliothèque. Cela faisait quatre mois qu’elle était bloquée au chapitre sept de son nouveau roman. Lise secoua la tête comme pour chasser cette mauvaise pensée qui lui nouait le ventre. Elle était romancière et écrivait des romans historiques et fantastiques où elle pouvait laisser aller son imagination.

Elle se rendit au salon et enleva tous les bocaux du sac pour les poser sur la table. L’aventurière les classa dans l’ordre chronologique. Elle inspira profondément et dévissa le couvercle du premier bocal, donc le « PREHIST ». Lise fut très étonnée et déçue de ce que contenait le bocal. Rien. Le bocal était vide. Elle ne se laissa pas abattre et saisit le bocal nommé « ANTIQ » puis l’ouvrit. Elle découvrit un stylet. Les Romains écrivaient avec des stylets. Pendant l’Antiquité justement. L’instrument était en métal, pointu d’un côté et plat de l’autre. Pointu pour écrire et plat pour effacer. Ils l’utilisaient sur de la cire. Lise était de plus en plus perplexe. Elle prit le troisième bocal « MOYEN- » et y trouva une plume. Elle était blanche et très douce et rappelait celle des moines copistes. Elle attrapa le bocal « TEMPS MOD ». A l’intérieur se trouvait un stylo plume. Lise savait que les stylos plumes avaient été inventés à la fin des temps modernes. Celui-ci n’avait pas d’encre. Le dernier bocal correspondant à l’époque contemporaine contenait lui aussi un stylo mais Bic, un quatre couleurs ! Donc chacun des bocaux abritait les supports d’écriture propres à chaque époque ! Et quelqu’un avait volontairement laissé ce sac, ça ne pouvait être une coïncidence ; elle était écrivain et son roman pour lequel elle avait une panne d’inspiration parlait justement d’une jeune fille qui découvrait elle-même un mystérieux sac. Lise commença à assembler les pièces du puzzle. Son frère devenait suspect. Elle s’empara de son téléphone et chercha le numéro de son aîné. Trois sonneries et il répondit.
—  Allo Lise ! Tout va bien ?
—  Je me demandais pourquoi tu m’avais poussée à aller sur la plage et je crois que je commence à avoir ma réponse.
—  Ah bon…
—  Ne fais pas l’innocent ! Ironisa Lise.
—  Je saisis pas…
—  Crache le morceau, s’il te plaît ! insista Lise.
—  Bon d’accord, je ne pensais pas que tu me débusquerais aussi rapidement.
—  Alors ?
—  C’est moi qui ai déposé les silex et les haches, qui sont des faux tu t’en doutes. Je savais que ça attiserait ta curiosité.
—  Évidemment ! Tu me connais ! Et le sac avec les bocaux ?
—  C’était pour t’aider.
—  Je ne comprends rien à ce que tu racontes !
—  Pardon, ce n’est pas très clair. Voilà, je voulais t’aider à retrouver de l’inspiration pour ton roman. Je savais que tu étais bloquée depuis des mois sur le passage où ton héroïne ouvre un sac, je me suis dit que ça pouvait être une bonne idée de rendre ce moment réel de façon à ce que tu te glisses dans la peau de ton personnage. J’ai eu l’idée de ces bocaux pour combler le vide du sac. J’ai voulu susciter des sensations fortes, comme tu adores ça. Pleines d’aventures et d’Histoire.
—  Je… Merci. Les silex et les haches, c’était pour l’ambiance ?
—  Exactement, et la forêt pétrifiée était le décor parfait pour ma mise en scène ! La météo avait annoncé cette tempête qui allait rendre l’aventure encore plus géniale pour toi. Je devais ensuite te supplier d’aller là-bas. Juste avant que tu n’arrives sur place, j’ai tout installé. Tu ne pouvais pas résister !
—  Tu es incroyable. Tu me connais tellement bien ! Grâce à toi je sais enfin comment poursuivre mon récit à l’aide de mes cinq doigts et de mon nouveau stylo Bic !