Colombe de l’espoir

Écrit par : JACQUEMET Lorine (2nde, Lycée de Emilie de Breteuil, Montigny-le-Bretonneux)

Il était 16 heures lorsque leurs cris ont percé notre rue.

— Ils arrivent, a dit Jules. Ses yeux brillaient d’une joie féroce.

Je n’ai jamais vu cette férocité dans son regard. Son courage et sa détermination m’ont rendu fier de lui mais voir cette lueur cruelle si puissante briller dans ses iris m’a fait prendre conscience des mois qui se sont écoulés. Il y a à peine un an, Jules se serait enfui à la seule vue d’une souris morte. Le voilà maintenant debout arme à la main au milieu d’un champs de bataille qu’il n’aurait jamais du connaître prêt à tirer sur quiconque s’approcherait de lui. J’ai baissé les yeux et j’ai constaté que sa main tremblait. Il a levé son arme en direction du bruit. Un faible rayon de soleil traversait les volets cloîtrés et faisait refléter une goutte de sueur qui s’échappait de son front. Ses cheveux châtains étaient tout ébouriffés. Il respirait par saccades la bouche entrouverte, le doigt sur la gâchette, son regard fixé sur l’ennemi.

Chloé s’est approchée, grenades en mains. Elle a rejoint son frère. Sa queue de cheval rebondissait sur ses épaules suivant le rythme de ses pas. Les lattes du parquet craquaient malgré son poids plume. Son T-shirt déchiré à la manche dévoilait partiellement sa cicatrice au bras gauche. Une blessure qui ne devait être qu’un accident...

C’était il y a quelques mois avant le début de cette guerre, à la fin d’une chaude journée d’été. Nous étions réunis dans le salon à regarder la seule chaîne télévisée autorisée du pays. L’air frais du soir circulait par les fenêtres restées ouvertes et aérait la pièce à vivre. Ce soir là le Grand Président faisait une apparition officielle sur le petit écran. Il portait l’uniforme réglementaire composé d’une chemise et d’un pantalon gris que chaque habitant devait vêtir le jour de fête nationale. En honneur de son 40éme anniversaire ma femme et moi étions dispensés de travailler à l’usine pendant les onze heures journalières réglementaires. Les enfants aussi étaient libérés de leur matinée de cours mais ils devaient tout de même participer à leurs "travaux d’entraide" durant lesquels ils recyclaient les ordures électroniques à un rythme effréné. Chaque élève de l’État devait apporter son aide au bon fonctionnement de la vie en communauté. Le Grand Président avait jugé approprié de faire travailler les grands comme les petits. Chloé était donc assise sur le canapé, son bras encore indemne posé à plat sur l’accoudoir gauche. Par la fenêtre du rez du chaussée on apercevait la ronde des "gardes protecteurs". Des soldats en gris de la tête aux pieds envoyés par le Grand Président veillaient à notre protection. Ils étaient censés vérifier que tous les citoyens respectaient le couvre feu. Habitués à leur présence, nous n’avions manifesté aucun signe d’hostilité. A la fin de chaque diffusion officielle retransmise en direct nous devions nous lever et chanter l’hymne du pays en hommage à l’ascension fulgurante du Grand Président qui avait sauvé le pays de l’anarchie en éliminant tous ses rivaux. Chloé n’avait pas eu la force de regarder l’émission jusqu’au bout et s’était endormie de fatigue. N’osant pas la réveiller nous avions entonné l’hymne aussi silencieusement que possible. Le garde protecteur qui était passé dans notre rue à ce moment là avait jugé bon de troubler son sommeil qu’il trouvait irrespectueux. Il avait balancé sa matraque au travers de la fenêtre ouverte. Celle-ci était dotée d’un côté tranchant qui avait heurté le bras de ma fille. Cela avait suffit à la faire se réveiller en sursaut le bras ensanglanté. La plaie n’était pas profonde ni trop large, nous avait assuré le garde protecteur qui était entré par l’ouverture de la fenêtre pour venir récupérer son arme. Depuis cet épisode, nous avions compris qu’il n’était pas bon de désobéir au Grand Président. Le garde protecteur avait sûrement fait cela pour nous protéger car si notre dirigeant s’était trouvé dans la pièce à ce moment là, Chloé aurait risqué bien plus qu’une simple blessure. Ils nous avaient éloignés du danger durant tant d’années. Nous avions pu le constater dans les spots publicitaires diffusés jours et nuits, c’est donc à notre tour maintenant de défendre notre patrie.

"S’il le faut, nous nous défendrons maison après maison".

Cette phrase du Grand Président nous a uni. Depuis l’invasion de l’armée ennemie sur nos terres, les gardes protecteurs ont du être rapatriés en urgence pour assurer la protection de notre dirigeant en nous laissant seuls à la merci de nos adversaires. Mais nous saurons lutter pour faire revenir la paix. C’est sur nos épaules que reposait le destin de notre patrie.

Les cris se sont rapprochés et sont devenus de plus en plus stridents. J’ai jeté un coup d’œil à Juliette qui m’a adressé un hochement de tête. L’agitation dans la rue a cessé d’un seul coup. J’ai froncé les sourcils. Jules toujours le bras tendu paraissait hésiter. Chloé s’est agenouillée. Elle a mis une main au sol et y a déposé une de ses grenades. Elle a fixé son autre main qui était restée fermée sur son arme meurtrière. D’ici quelques secondes ma fille ouvrira le feu et débutera alors une lutte sans merci. Des larmes perlaient au coin de ses yeux gris et s’apprêtaient à s’écraser sur son poing serré. Dans quelques instants mes enfants vont tuer des hommes, des femmes ou même d’autres enfants qui comme eux n’ont pas d’autres solutions pour rester en vie : tuer ou se faire tuer. Ils vont devenir des assassins. Il y a peu de raisons valables pour ôter la vie à quelqu’un. Je n’ai jamais voulu qu’ils tuent des innocents. Ils vont gâcher leur jeunesse, ils verront tous les soirs le visage de leurs victimes prendre vie dans leurs cauchemars. Ils revivront leur mort des centaines de fois. En enlevant une vie ils sauvent la leur mais commence pour eux un enfer sans fin. Le silence sur la place extérieure est brisé par un raclement de gorge, un homme à la voix grave et rassurante a commencé à parler dans un microphone à l’annonce des derniers survivants regroupés dans le lotissement.

« — Mesdames et messieurs, il ne vous sera fait aucun mal, nous venons en paix, vous le constaterez par vous même nous n’avons aucune arme.

Un silence s’est ensuivi durant lequel nous nous sommes approchés tous les quatre pour regarder à travers les volets. Effectivement, un homme d’une cinquantaine d’années se tenait debout sur la place entouré de centaines de personnes de tout âge. Certains portaient un uniforme kaki et d’autres étaient tout simplement vêtus d’une blouse blanche ornée d’une croix rouge au milieu. Pas de chars armés jusqu’aux dents, aucune mitraillette en vue pas même un seul couteau. La seule arme qu’ils semblaient posséder n’est autre que le bout légèrement aiguisé au sommet d’un drapeau blanc qu’un jeune garçon d’une dizaine d’année agitait vigoureusement, le sourire aux lèvres sous nos yeux ébahis. Tous ces individus avaient l’air d’être en bien meilleure santé que nous. On voyait bien qu’ils mangeaient à leur faim et n’avaient pas les joues creusées par la fatigue et l’angoisse permanente.

— N’ayez crainte, reprend l’homme aux cheveux grisonnants nous sommes là pour vous soigner et vous aider.

Sans baisser mon arme j’ai ouvert prudemment l’un des volets. Surpris par le grincement de la fenêtre des visages étonnés se sont tournés lentement vers moi. Contrairement à nous ils ne paraissaient pas tétanisés par la peur. Ils avaient même l’air d’être heureux de nous voir vivants. L’homme m’a observé et a continué de parler calmement.

— Vous avez l’air amaigris, nos médecins vont vous soigner. C’est bientôt la fin de cette guerre mes amis.

J’ai décidé de lui faire confiance. J’ai sûrement mis en danger ma vie et celle de ma famille mais même si nous avions toutes les armes du monde nous ne pourrions jamais gagner face à eux. Ils sont trop nombreux.
A peine avais-je posé le pied sur la place que des infirmiers ont accouru à ma rencontre. Ils ont pris mon pouls et m’ont donné de quoi manger. L’homme a poursuivit sa déclaration :

— Votre Grand Président s’est enfui avec ses gardes, il vous mentait et vous maltraitait depuis le début. Il vous a manipulé avec ses émissions de propagande pour vous faire croire que vos ennemis étaient face à vous alors qu’en réalité vos vrais ennemis sont ceux en qui vous aviez confiance ! Vous êtes libres de choisir votre destin, vous avez connu le pire, l’avenir ne peut qu’être meilleur. Regardez autour de vous, et faites le bon choix. Nous ne voulons pas faire de vous des esclaves, au contraire nous voulons vous rendre la liberté que vous méritez de connaître ! »

Son discours s’est achevé par un tonnerre d’applaudissement. Toutes les personnes présentes sur la place se sont prises dans les bras. Elles riaient, chantaient et pleuraient de soulagement. Nos voisins nous ont rejoints et se sont mêlés aux embrassades générales. J’ai lâché mes armes, de même pour Juliette et Chloé. Jules a fini lui aussi par jeter son revolver aussi loin que possible. Ces gens là ont raison, nous sommes libres maintenant que cette dictature a pris fin.

Dans les cris de joie et de réconfort personne n’a entendu le bruit sourd d’un moteur. J’ai levé les yeux au ciel en m’abritant du revers de la main pour me protéger des rayons éblouissants du soleil. J’ai cru apercevoir un oiseau délicat aux plumes toutes aussi blanches et fragiles qu’une colombe qui prend son envol. Son bec fin, ses griffes légèrement recourbées, ses yeux d’un noir de jais. Pendant ma contemplation de cet être si singulier le temps semblait s’être figé. Je n’avais d’yeux que pour la beauté que cet oiseau de la paix laissait transparaître. Il me paraissait voler à une vitesse impressionnante. Il se rapprochait de plus en plus vite, beaucoup trop vite pour un oiseau. Un objet rond comme un œuf s’est échappé de sa carcasse. Un œuf noir qui plongeait sur nous à une vitesse ahurissante et semblait pousser un gémissant que tous les civils connaissent en temps de guerre. Un sifflement strident a envahit mes oreilles. Il va toucher le sol dans quelques secondes. Je voudrais crier, alerter les gens que j’aime, leur dire de s’enfuir, de courir aussi vite qu’ils le peuvent, ils ont encore le temps d’échapper au massacre mais non, je suis le seul à avoir levé les yeux au ciel, le seul qui a cru un instant que la paix pouvait exister. J’ai vraiment pensé qu’à un moment nous n’aurions plus besoin de nous entre-tuer et de lutter pour notre survie. L’espoir de connaître un jour la paix était ce qui me poussait à me battre mais pourquoi continuer à faire la guerre s’il n’y a plus d’espoir ? Mes yeux me brûlaient, des larmes coulaient sur mes joues, le soleil brouillait ma vue et m’empêchait de voir autre chose que cette tâche noir qui fonçait sur nous toujours plus vite. Un cri d’horreur s’est échappé de ma bouche mais c’était trop tard, la bombe avait déjà atteint le sol et pulvérisait toute la ville dans une onde de choc effroyable.