Corps confondus

Ecrit par JEAUMOT Yéva (3 ème, Collège Alfred Sisley de Moret sur Loing)

CORPS CONFONDUS

Elle esquissa un pas à reculons, puis fit une brusque volte-face et s’éloigna en s’efforçant de ne pas courir.

Son pouls battait anormalement vite quand elle s’assit sur une chaise pour calmer la peur qui courait frénétiquement sous sa peau. Elle resta quelques minutes, les membres ankylosés par l’appréhension de revoir l’homme. Ses pas la ramenèrent à la fenêtre. L’énergumène avait disparu et seules des traces de mains et de pieds dans la boue, montrèrent que l’incident avait bien eu lieu.
Soudainement intriguée par l’hypnose qu’avait exercée cet étrange personnage, elle se hissa par l’ouverture et suivit les marques qu’il avait laissées. L’eau s’écrasait sur son corps frêle tandis que Lola courait, le souffle court. Ou était-il allé ? Les traces l’emmenaient de plus en plus loin. Puis, aussi brusquement que l’homme était apparu, elles s’arrêtèrent au milieu de la forêt.
La jeune femme était trempée jusqu’aux os et son maquillage dégoulinait sur son visage pâle et effrayé. Elle distingua alors, sous un arbre particulièrement feuillu, une ombre volumineuse. Des volutes de fumée s’en échappaient. D’abord timide, Lola se rapprocha à petits pas pour observer le dos de la créature. Il était recouvert d’une étrange fourrure grise regorgée d’eau. Sa tête était cachée dans les branchages mais elle parvint à discerner la pipe qu’il tenait dans les mains. Deux mètres les séparaient à présent. Sans que l’homme ne se retourne, Lola sentait le magnétisme qu’il dégageait. Des frissons parcoururent son échine et firent dresser ses poils blonds.
A présent, elle se tenait juste derrière lui. Inconsciemment, ses doigts se mêlèrent à la fourrure mouillée et une main gigantesque se posa sur la sienne. Elle ravala un cri et évita les deux immenses globes oculaires qui la fixaient.
Avant qu’elle ne puisse poser le flot de questions qui bouillonnaient en elle, il l’attira sous l’arbre. A sa grande surprise l’homme était presque nu, il ne portait qu’un large caleçon noir et sa peau de bête. Une épaisse barrière de poils barrait son torse, recouvrant aussi ses bras et ses jambes.
Lola aurait voulu parler mais les mots se bloquèrent dans sa gorge et elle commençait à être transie de froid.
« Homme loup » murmura l’homme d’une voix rauque comme engourdie par le temps.
Sentant que la jeune femme ne comprenait pas, il répéta en se désignant avec son index velu puis poussa un hurlement. Les vibrations qui sortaient de sa bouche se répercutèrent et s’entrechoquèrent avec grâce dans les oreilles de Lola. Ses yeux s’illuminèrent. Elle avait souvent rêvé d’être une louve petite, de sentir l’air frais des chênes et des bouleaux sur ses flancs, d’humer les effluves des champignons et de dévaler les pentes en courant, jaillissant des bois pour se jeter gueule ouverte sur sa proie. De ne plus ressentir l’oppression des salles de cours et le ton las des professeurs. Ce côté animal qu’elle ressentait quand elle était proche de l’homme loup. Elle qui s’endormait sur « L’appel de la forêt » de Jack London en songeant aux étendues de neige qui craquaient sous les pas feutrés des bêtes.
Un poids sur ses épaules la tira de ses pensées, l’imposante fourrure avait trouvé sa place sur son dos, se fondant parfaitement en elle comme si elle ne l’avait jamais quittée. Elle constata qu’elle avait une confiance aveugle en cet homme et cet aveu l’apeura un instant.
Des doigts se posèrent sur ses paupières pour les fermer puis saisirent sa main pour l’entrainer au dehors du confort familier de l’arbre qui les avait abrités. Un ensemble d’odeurs emplirent les narines immaculées de Lola et l’enivrèrent.
Leurs foulées s’allongèrent, se mouvant avec grâce entre rochers et fougères. L’euphorie gagna leur corps et explosa en un millier de fragments bourdonnant entre eux. Le sourire ne
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quittait pas les lèvres de la jeune femme épanouie. L’enchantement qui émanait de l’homme semblait procurer à Lola une joie inconsciente et enfantine. Ne jamais lâcher sa main était le meilleur moyen de bannir la fadeur, de voir les éclats de couleur même les yeux clos.
Un long gémissement émergea du plus profond de son œsophage et les sons enfouis depuis longtemps se déversèrent dans tous les sens. Emerveillé par cette rage, l’homme loup, joignit sa voix au chant majestueux.
Par la suite, la nature apparue à Lola d’une manière différente, plus douce, plus crue, plus animale.
Les deux corps s’étaient arrêtés près d’un ruisseau qui alimentait la dense forêt, les ombres se firent plus profondes, ondulant au rythme calme de l’eau. Leurs mains se détachèrent. La pluie avait déjà cessé et la nuit tombait imperceptiblement. Lola resta immobile devant cette obscure clarté grandissante et envahissante. Ses yeux papillonnaient et sa tête voltigeait. Son corps tendu, aux aguets prêt à bondir. Des mots silencieux se délectaient au creux de sa nuque, cueillant cet être tangible.
Puis, elle surgit des arbres, les épaules nues, fébrile et s’élança dans la rivière. Elle ressentit d’abord la brûlure mordante de l’eau contre son corps puis l’extase qu’elle lui procurait. L’harmonie intense l’exalta laissant jaillir des vers qu’elle venait de composer.
« N’oses-tu danser quand les mots lâchent des pleurs
Outrageusement et s’envolent sans empathie ?
Mélodrame amer, cacophonie des couleurs.
Avec mépris ils blasment cette litanie
Décadence des lettres démantibulées
Et dans la morosité, « valsons ! » ont-ils crié. »
Lola rit de son poème insensé, irrationnel et incohérent. Elle se souvient alors qu’elle n’était pas seule et que son compagnon devait bien être quelque part. Inquiète, elle le chercha des yeux, sans succès.
La peur d’avoir rêvé la gagna, et si, tout cela n’était que le fruit de son imagination ? Elle réfutait cette idée, de tout son cœur.
Où était l’allégresse qui l’avait gagnée quelques minutes auparavant ? Elle sentit son corps se dématérialiser et rentrer en contact avec le sol. Elle s’enferma dans son mutisme et décida de rester allongée jusqu’à ce qu’elle se transforme en fossile.
Il lui parut qu’une éternité était passée, puis deux…
Le soleil s’était couché et la voute céleste avait pris place dans le ciel. Les astres, et autres comètes, étincelaient, agressant les yeux à vif de Lola. Soudain une ombre barra la vision de la jeune fille, l’homme se dressait entre elle et les constellations. L’homme était revenu ! L’homme ne l’avait pas abandonnée ! Son esprit lui criait de se relever, elle soupira de soulagement. Elle s’apaisa immédiatement et quelques larmes perlèrent au coin de ses yeux. Elle se confondit en remerciements, puis honteuse, elle se cacha le visage entre les mains.
L’homme-loup les lui écarta avec tendresse et lui sourit. Les commissures des lèvres de la jeune femme tentèrent de l’imiter et elle se mit à rire devant sa tentative ratée, d’un rire sincère et nouveau. Son ventre se serra et elle put enfin se relâcher.
Lola ne pensa pas à sa chambre réconfortante, ni à son repas chaud et alléchant, ni à son livre qui l’attendait page quarante-douze, ni à ses cours, oh non. Lola songeait aux cris des oiseaux et au tapis de mousse, aux écorces voluptueuses des conifères, au parfum de sève fraiche, à son envie oppressante de danser, là au beau milieu de la forêt.
Lola rit de ses camarades de classe prétentieux et hautains vivant dans le luxe alors qu’elle, elle, elle était une bête, une louve respectable en osmose avec la nature.
Cette fois, ce fut elle qui prit dans ses mains, les doigts noueux de l’animal qui se trouvait face à elle.
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Et ensemble, ils s’élancèrent avec grâce et élégance dans les fourrés.
Ce jour-là, un jeune adolescent qui avait pris l’habitude de couper par les bois pour se rendre chez lui, vit passer dans les fourrés deux ombres voûtées qui couraient à en perdre haleine, sans savoir qu’il avait assisté à la naissance d’une louve.