Décidez-vous !

J’ai regardé mes chaussures, puis un carreau de carrelage sur lequel il y avait une petite tache de sauce tomate, puis les chaussures de mon père, puis la chemise de mon père, sans aller jusqu’aux yeux, c’était plus simple de ne pas regarder ses yeux et j’ai dit :

  • Oui, tu as raison. Ce n’est pas tout. Il y a une fille dans ma classe qui…
    Je perds les mots. Comment lui dire ?
  • Elle a fait quoi, cette fille. Elle t’a fait du mal ? Elle t’a insultée ?
  • Non. Elle ne m’a rien fait. Mais…
    Je fixe le carrelage de la cuisine et mon regard s’attache de nouveau à la tache de sauce tomate. Je me lance :
  • Elle compte faire quelque chose de terrible.
  • Que compte-elle faire ?
    Sa main encourageante et pleine de mousse se pose sur mon épaule.
  • Elle m’a expliqué qu’elle allait tuer sa famille ce soir.
    Il me regarde l’air de ne pas comprendre. Puis, d’un coup, un fou rire le prend, incontrôlable, puissant et fort.
  • Ma puce…
    Il essuie ses yeux avec ses poignets et tente de reprendre un air sérieux.
  • A mon avis, c’est un bobard. Comment peux- tu imaginer qu’elle va tuer ses parents !
  • Car elle…
    Je recommence à ne plus trouver mes mots. Sa main toujours trempée dessine comme un cercle m’invitant à continuer. Dans un nouvel élan, je poursuis :
  • Elle s’est inscrite sur l’appli « décidez ».
    Il blêmit d’un coup. Je ne peux le regarder dans les yeux, ses yeux bleus se sont étrécis devenus soudain comme deux lames d’acier. L’appli interdite semblent-ils me dire.
    Les mots se bousculent alors :
  • Elle veut faire un top 1 et ils ont annoncé un défi à durée limitée, si tu réussis à tuer toute ta famille, tu l’as. Elle a réfléchi au moindre détail : noyer sa mère dans son bain après l’avoir droguée, poignarder son père dans le ventre, et pendre son frère.
  • Tu es sûre de ce que tu avances ?
  • C’est ce qu’elle m’a dit, mais elle avait l’air tellement convaincue de ce qu’elle avançait, que cela m’a effrayée.
    Il reste bouche bée, le teint plus blanc encore que la mousse qu’il a sur les doigts.
    Je sens qu’il est en colère.
  • Je t’avais interdit…
  • Mais ce n’est pas moi… Je te jure !
  • Je ne veux pas que tu côtoies cette fille ! Donne-moi son nom, je vais appeler ses parents.
  • De toute façon, tu ne me fais jamais confiance ! Je n’ai pas besoin de toi pour décider de ce qui est bien pour moi, dis-je en insistant sur le mot décider méchamment.
    Je tourne les talons avant même qu’il ne me réponde et claque la porte de ma chambre.

La crise d’adolescence ! Elle était si mignonne quand elle avait neuf ans, mais depuis l’an dernier… Foutue application… qui pourrait commettre un acte aussi atroce ? Il faudrait être fou. Les ados sont tellement influençables et en révolte, que ce genre d’appli leur plaît forcément. Alerté comme les autres parents par le biais de la lettre que le proviseur du lycée nous avait envoyée pour nous mettre en garde contre l’application « décidez ! », j’avais tapé sur le moteur de recherche le nom de l’application la semaine d’avant.
J’étais tombé alors sur des tas de forums, parlant des effets négatifs sur les adolescents, des arnaques, des lettres de suicide, du nombre de morts à cause de cette application. C’était absolument monstrueux. Des adolescents à qui on avait fait un lavage de cerveau se battaient pour être à la meilleure place dans le classement sans aucun discernement, lancés dans ces battle royal. Des actes permettaient, dans le mode compétitif d’obtenir des points. Jusque-là rien que de très banal, sauf que les actes en question n’étaient pas virtuels et donnaient froid dans le dos : « baffer son frère ou sa sœur » rapportait un seul point, « casser l’objet le plus précieux d’un membre de sa famille » rapportait cinq points et « humilier un proche face à des personnes qu’ils aiment » rapportait quinze points. Une application perverse incitant les adolescents à faire le mal dans leur entourage, pour un classement virtuel. Si on commettait les cinq actes, on gagnait le rang supérieur avec d’autres requêtes… mais malheureusement je n’avais pu y accéder, n’étant pas inscrit.
Je m’assois contre un arbre. La nuit est noire, il n’y a pas d’étoile dans le ciel, et le temps est moite. L’odeur des feuilles du jardin, mouillées, me ramène alors aux années 80, où toutes ces applications débiles n’existaient pas, où tout était innocent, où tout était possible, le moment de la vie où il n’y avait aucune responsabilité. Maintenant, je voudrais revenir en enfance. Regoûtez ne serait ce qu’une journée cette innocence singulière. Je ne veux pas que mes enfants se rendent compte trop tôt de la tristesse de ce monde. A m’entendre penser, j’imagine un vieux grincheux nostalgique … Je soupire puis me décide à rentrer. De loin, je vois que la porte est grande ouverte, c’est bizarre, je suis sûr de l’avoir fermée à clef. Je rentre : « Il y a quelqu’un ? ». A ce moment précis, j’entends un cri étouffé, puis des bruits de pas dans l’escalier, cela vient de l’étage, j’attrape par réflexe le couteau à pain, et je monte les escaliers. Je tends l’oreille. Rien. Plus aucun bruit. J’ai halluciné. J’entrouvre la porte de la salle de bain. Rien d’anormal, à part de grosses flaques d’eau par terre. Je pose le couteau sur la vasque et m’adresse à ma femme qui prend son bain, les écouteurs sur les oreilles.

  • Ma chérie, je voudrais te parler de…
    Je lui pose la main sur l’épaule
    Cauchemar. Ma femme, regarde face à elle, les yeux vides, les pupilles dilatées, comme droguée. Je hurle :
  • Non !
    Je ne comprends plus rien…
    Je me précipite vers elle pour tâter son pouls. Il n’y a plus rien faire. Je bondis alors, les enfants ! Qu’en est-il de mon fils ? Je cours, glisse, tombe, me relève et cours de nouveau vers sa chambre. J’essaie d’ouvrir la porte. Impossible. Quelqu’un a dû la fermer à clef. Je prends mon élan et défonce littéralement la porte. Je le vois alors, une corde autour du cou, accrochée à sa lampe. Tout est dévasté dans la chambre, il a dû se battre avec son agresseur. Je me précipite pour le détacher. Le nœud est plus coriace que ce que je pensais. Je prends alors mon couteau et coupe la corde. Il tombe à terre, tel une poupée de chiffon. Je tâte son pouls. Rien. C’est un cauchemar, je vais me réveiller, c’est impossible !
    Et ma fille ? Faites qu’elle ne soit pas morte. Je cours du plus vite que je peux dans le couloir, je grimpe au 2è étage, j’atteins le palier quand quelque chose ou quelqu’un me pousse brutalement. Je chute. A moitié assommé, je me relève. J’entends un bruit en haut des escaliers. Ma fille est là, saine et sauve. Je pleure de joie. Sait-elle ce qui vient de se passer ? Ses mots parviennent à mon cerveau difficilement, tellement je suis heureux.
  • Tu sais, j’ai bien réfléchi, et …d’aucune utilité. …si… mille deux cents points, autant te dire que …forcément en haut du classement.
    Je n’ai pas tout entendu, mais je suis tellement content, elle continue, je crois, la conversation qu’on a eue il y a une heure, quelle horreur, elle ne sait rien…
  • Tu peux venir s’il te plaît, je dois te parler.
    Elle descend, les mains dans le dos, sautant de marche en marche, comme quand elle était petite. Quand elle est enfin en bas, je lui dis :
  • Ma chérie, je dois absolument te dire quelque chose, ça concerne ta mère et ton…
    Avant que j’aie le temps de finir ma phrase, je sens quelque chose de chaud sortir de mon ventre. Je baisse alors les yeux.
  • Mais qu’est ce qu’il se passe…
    Elle sort un couteau de mon ventre. Je la regarde sans comprendre…
  • J’ai gagné ! Faut que j’appelle Lola !
    Elle commence à danser. Je me sens fatigué, d’un coup. Mes yeux se posent sur son tee-shirt : « DéCiDez vous ! ». Comment n’ai-je pas vu ?
    D-C-D,
    D-C-D…
    … doucement, je ferme les yeux, et le noir s’installe.