Délivrer des mots pour atténuer les maux

J’ai regardé mes chaussures, puis un carreau de carrelage sur lequel il y avait une petite tache de sauce tomate, puis les chaussures de mon père, sans aller jusqu’aux yeux, c’était plus simple de ne pas regarder ses yeux et j’ai dit :
« Papa, demain je serai grand, je serai un adulte, et toi tu seras vieux, ridé, les cheveux un peu plus blancs, les souvenirs enfouis ; enfin comment oublier des souvenirs qui n’existent pas puisque nous n’en avons construit si peu ensemble ; puis un jour tu seras mort !
Moi, je veux rêver, me souvenir le jour la nuit de tes cheveux blancs décoiffés au souffle du vent lors de nos promenades en vélo, de tes cheveux blancs trempés par la pluie à me regarder jouer au foot le samedi, de tes cheveux blancs poussiéreux à couper le bois ensemble, de tes cheveux blancs brillants au soleil au fil de l’eau dans ta grande barque la canne à pêche dans nos mains, de tes cheveux blancs tirés en arrière et cirés pour l’occasion mais pas n’importe quelle occasion ; celle où vêtu de ton plus beau costume, tu poseras ta main sur mon épaule en me disant : « Fils, la vie est devant toi maintenant avec ta femme, avancez ensemble et soyez toujours fiers de tout ce que vous accomplirez à deux. »
Moi, je veux sourire, éclater de rire avec toi de tes blagues parfois farfelues mais qui m’apportent un moment inoubliable où je ressens tellement mes zygomatiques que mes yeux en pleurent de joie.
Je veux que ce sourire se grave éternellement sur ton visage, que tu oublies ce qui te ronge depuis des années et te rend si amer par moment. Oublie ta maladie un instant, chaque jour, tournes lui le dos et montre lui ta force à la combattre, ta volonté de continuer à vivre, ton désir de partager ce quotidien difficile avec nous, avec moi.
Retrouve l’espoir que le ciel puisse s’éclaircir dans tes yeux, dans tes pensées, chasse les nuages gris qui ternissent ton regard et pose tes yeux vers l’horizon, l’horizon du destin serein, notre destin à nous, confiant et sans embûches.
Demain, je ne veux pas tomber du trampoline, celui que tu es, mon trampoline à moi qui me propulse chaque jour avec des hauts et des bas vers l’avenir. Je ne veux pas qu’il me reste que des remords parce que tu serais tombé avant moi, j’aurais trop peur de ne plus savoir sauter sans toi à mes côtés, chaque jour de mon existence.
Je veux être fort, sauter encore plus haut avec toi, traverser les nuages pour me parachuter sur un tapis à la douceur éternelle, ta douceur qui apaise mes inquiétudes et me donne du rebond de nouveau.
Je saute, je saute encore, je tombe mais je n’ai pas mal, alors je me relève et je saute encore dans tes bras, sur tes genoux, sur ton dos, j’aimais tant le faire quand j’étais petit ; et chaque fois mes souvenirs se construisent un peu plus, remplissant ma valise qui m’accompagnera tout au long de mon chemin.
Elle n’est pas toujours facile à porter cette valise, lourde de son passé, mais bien moins lourde que ce qu’elle pourrait porter dans le futur avec tout ce que nous allons construire ensemble.
Papa, ma valise est là, toi en face de moi, j’ose maintenant te regarder dans les yeux car je n’ai plus peur de te le dire ; d’ailleurs la peur ne sert à rien si on ne l’affronte pas ; papa, n’aie pas peur toi aussi de partager tes émotions, tes envies.
Courons ensemble, tes cheveux blancs, mes cheveux blonds dans le vent. Pleurons de joie ensemble, laissons ces larmes salées nous enivrer, nous bousculer, nous inonder sur le torrent des interdits et de l’impossible. Partons à l’autre bout du monde, embarquons sur ta grande barque pour traverser les océans et rejoindre le Mississippi, puis repartons descendre le Mont Everest, aller au bout de nous-mêmes, ressentir nos limites et fondre ensemble d’amour et de complicité.
Mes jambes courent déjà voyager à tes côtés, faire des escales dans chaque continent et admirer l’architecture des différentes maisons, des maisons que toi tu sais si bien construire avec tes mains. Et oui tu es un passionné de ton travail, jamais tu ne comptes tes heures, tu m’as donné le goût du travail qui aujourd’hui me fait rêver à mon poste d’architecte un jour, me fait rêver déjà à ma future maison, au plan que je dessinerai et dont tu te serviras pour monter ma création, mon nid à moi comme tu as su monter celui de notre famille.
Imagines notre duo, la force à deux dans ce projet, de beaux souvenirs dans ma valise.
Puis je continuerai à courir, nous continuerons à courir ensemble, peut-être pas derrière un ballon mais assis au stade de France regarder jouer notre grande équipe de foot, hurler à n’en plus finir pour encourager les joueurs, sauter d’excitation encore une fois, danser et pleurer de joie face à leur victoire.
Oui, je sais, tu me regardes, mais tu me regardes enfin dans les yeux, je ne veux plus voir que ton dos, voire même que ton ombre ou celle de ta voiture déjà partie avant que je me lève, je veux te voir et te revoir, compter tes cheveux blancs à l’infini, sentir ton souffle quand tu me parles.
Tu dois te demander comment je trouve le courage de t’ouvrir mon cœur aujourd’hui, moi qui suis si discret en général, moi qui me pose tant de questions mais sans oser demander les réponses.
Je veux cesser de vivre intérieurement, d’attendre ce qui n’arrivera jamais si je ne vais pas le chercher, je ne veux pas imploser parce que ma timidité m’empêche d’être moi, un moi vivant avec un cœur qui bat pour grandir, respirer, rire, partager, apprendre, transmettre, s’amuser, bref un cœur pour vivre et profiter de tout ce qui m’entoure.
Regarde toi, avec tes mains remplies de mousse, tu es là à m’écouter sans pouvoir dire un mot, même là tu n’arrives pas à me répondre, sidéré peut-être par ce que je te raconte.
En même temps, quand je te vois comme ça, je me dis que tu m’écoutes enfin, que tu entends ce que je dis, j’ai certainement transpercé ton cœur à cet instant mais j’ai en moi tous les pansements qui pourront t’aider à ressouder toutes ces blessures, à ressouder notre relation qui s’est perdue il y a bien longtemps.
Écoute ton cœur, laisse de côté ton amertume, ta frustration du père idéal, tout ça parce que la vie t’a pris ta santé, et donne moi ta main comme tu me la donnais dans mon enfance, accompagne-moi dans mes défaites, dans mes peurs, mes inquiétudes, mes interrogations pour qu’elles deviennent des réussites, des réponses et des certitudes.
L’amour est plus fort que toutes les illusions que tu renvoies, viens sauter avec moi sur le trampoline de l’avant, écrase tes interdits sous nos pieds lourds, saute encore, écrase encore et saute plus haut pour t’échapper de ce cauchemar.
Laisse ta valise, ce lourd fardeau, et prend la mienne, je te la prête pour y remplir tous nos fous rires, tous nos voyages, tous nos dessins, tous nos souvenirs ; un trésor inestimable, le plus beau des héritages qu’un père puisse laisser à son enfant.
Et oui papa, un jour ton cœur cessera de battre, le mien continuera encore un petit bout de chemin mais il sera beaucoup plus fort grâce à toi et nos souvenirs car je saurais dire combien de cheveux blancs couvraient ton crâne, comment tes yeux me regardaient, quel son faisait tes éclats de rires.
Puis il me restera cette belle maison que je regarderai avec fierté, celle d’un fils fier de son papa qui lui aura tant appris, tant donné. Je regarderai ces murs si hauts, des murs solides comme les bases de la vie que tu auras su m’inculquer, peut-être un peu sur le tard mais bien assez tôt pour qu’elles me servent de fondation tout au long de ma vie.
L’avenir est là entre mes mains, entre tes mains, entre nos mains. Il ne demande qu’à se construire par tout ce que nous lui donnerons.
Aller papa, cesse de te taire, rince tes mains et allons-y, sautons, courons, voguons vers notre destin, créons nos souvenirs, remplissons notre valise et portons la à deux avant que les remords ne nous atteignent et puissent nous faire couler des larmes que je ne veux pas voir, des larmes qui nous créeraient des regrets ineffaçables et douloureux.
Oh qu’il est doux et agréable de voir et de penser à ce qu’on vit maintenant, aux émotions qui nous submergent parce qu’elles nous touchent au plus profond de nos entrailles. Nos regards qui s’entrecroisent, ce sourire qui se dessine au bout de tes lèvres révèlent, enfin je l’espère, une certaine prise de conscience et un désir d’aller de l’avant ensemble comme un père et un fils qui ne se seraient jamais perdus.
Mon cœur s’accélère, mes yeux se brouillent par de chaudes larmes, des larmes de joie à en trembler telle l’impatience d’un enfant ouvrant ses jouets le jour de Noël.
Mais je me sens si léger à cet instant, un souffle de soulagement qui dégonfle toutes mes pressions et désamorce toute ma colère pour me donner un élan, cet élan vital qui me manquait chaque jour pour avancer, pour me construire, pour m’affirmer et pour t’aimer comme il se doit, tout simplement aimer mon père d’un éternel amour avec un grand A.