Des endives au safran

Nouvelle écrite par Mikeldi MOULIERAS, élève de 4ème au Collège Joseph-Peyré, GARLIN (64)

Des endives au safran

Quand cette fameuse histoire lui arriva, Anna savait depuis au moins un an et demi que le dernier rayon de la bibliothèque de sa grand-mère, à Paris, ouvrait directement quand on écartait les livres, sur la petite place de Shalingappa dans le sud de l’Inde. Mais Anna n’aimait pas l’aventure, comme son inséparable amie Gabrielle dont le fait le plus héroïque était de sortir la tête de sa carapace, une ou deux fois par jour, pour affronter le monde et manger des endives. De temps en temps, pourtant, traversant la pièce, Anna osait glisser le nez entre les livres et sentir avec délices le parfum moite du safran ou écouter battre la pluie de mousson. Ses lunettes en sortaient tout embuées.

Pourtant, ce matin-là, en repoussant les livres, Anna ne sentit rien et ne perçut aucun bruit de mousson. En revanche, en cherchant bien, elle trouva, d’abord, un court message en une langue bizarre (de l’hindi à n’en pas douter) qui signifiait : S’il vous plaît, avoir besoin de Gabrielle. Signé : Sharukhan. Au verso de cet étrange message, il y avait la photo d’une tortue, Gabrielle. Enfin, un billet d’avion au nom d’Anna était joint. « Et voilà ! A chaque fois, c’est pareil, et moi qui n’aime pas voyager ! », s’énerva-t-elle. Pourtant, une force incoercible, lui fit prendre le billet et elle s’embarqua avec son amie dans un avion destination : Shalingappa. Tout au long du trajet, des centaines de questions l’assaillirent, Qui était cet homme ? Que voulait-il ? Pourquoi avait-il besoin de Gabrielle ? Une chose lui paraissait sûre : il ne représentait aucun danger pour elle. En revanche, pour son inséparable animal… Gabrielle, elle, qui ne supportait pas de longues heures de vol et qui n’avait pas touché à ses endives…

En arrivant sur la piste de terre du petit aéroport, elle ne sentit pas l’odeur tant attendue du safran ni de la mousson mais elle aperçut un homme tenant une pancarte sur laquelle étaient inscrits leurs noms. Il avait l’air d’un vieux domestique portant un turban mal posé sur la tête. Anna éclata de rire et Gabrielle sortit la tête ce qui fit sourire l’homme. Lui, sentait bon le safran. Il était vêtu d’un pantalon qui avait dû être blanc, et d’un long tee-shirt rouge. Il parlait l’Hindi et semblait connaître seulement quelques bribes d’anglais. Il s’exprimait avec un drôle d’accent, en roulant les r : « Arrre you Anna and Gabrrrielle ? » Il les emmena ensuite dans une vaste maison pleine de livres en anglais, sur Platon, Homère, Aristote… Il servit à la jeune fille du riz et un crabe, ce qui rappela à Anna la carapace de sa tortue bien-aimée. Bizarrement, Gabrielle allait beaucoup mieux et s’empiffrait d’endives aromatisées au safran. Anna, inquiète, accabla l’homme de questions. Il ne répondit à aucune mais dit : « Demain, vous rencontrerez mon maître. » En attendant le lendemain, elle visita le marché en humant l’air chargé d’odeurs d’épices, de poissons et de plats appétissants. Elle remarqua tout de suite l’entraide des habitants et leur gentillesse. Malheureusement, elle était très préoccupée et ne put tout apprécier à sa juste valeur. Son amie Gabrielle, elle, s’amusait innocemment sans s’apercevoir du tracas de sa jeune maîtresse.

Le jour suivant, Anna se leva très tôt après avoir passé une nuit pleine de cauchemars. Quand elle vit le maître de l’homme, il lui rappela quelqu’un. Qui ? Elle ne savait plus. Il était vieux, un peu comme sa grand-mère ; ses cheveux gris étaient cachés par un turban blanc ; ses rides lui donnaient un air bienveillant mais on sentait qu’il ne fallait pas s’opposer à un tel être. Il ressemblait fort à Gandhi et était assis dans un fauteuil sculpté pareil à celui sur lequel la grand-mère d’Anna passait de longues heures à tricoter. Cela lui rappela alors la vieille photo en noir et blanc où sa grand-mère dansait avec un homme au même regard que celui qui se trouvait devant elle. D’une voix tremblante, elle prononça ces mots malgré elle : « Etes-vous Sharukhan ? ». Il répondit alors : « Approche-toi ma petite-fille. » Anna s’avança d’un pas mal assuré et quand elle ne fut plus qu’à quelques mètres, elle s’arrêta. Elle ne se sentait pas le courage d’avancer plus. Puis, tout devint noir et elle s’évanouit.

Quand elle reprit connaissance, elle était sur un lit. Le vieux serviteur lui vaporisait de l’eau sur le visage, son amie Gabrielle à ses côtés. Le vieux maître ordonna ensuite à son serviteur de partir. Il parla longuement à la jeune fille de sa grand-mère et de lui-même : son mariage, son amour pour elle et sa lâcheté de l’avoir abandonnée. Lorsqu’il pensa avoir toute la confiance de sa petite-fille, il décida de lui révéler un secret, ou plutôt de lui raconter une légende. Il commença alors son récit : « Il y a fort longtemps, les dieux vivaient avec les Humains mais, hélas, des êtres maléfiques peuplaient aussi les régions. Aussi, les dieux luttèrent-ils vaillamment contre ces êtres qui semaient la peur, la maladie, la destruction, l’ignorance et la mort. Mais ne sachant comment les vaincre les dieux décidèrent de quitter cette terre pour rejoindre un autre monde. Seul l’un d’eux, Amurag, resta, prêt à tout pour réussir là où ses compagnons avaient échoué. Il prenait quotidiennement l’apparence d’une tortue. C’était un petit dieu ; pourtant, il créa un sortilège qui le liait à une famille, lui permettant ainsi de ne pouvoir mourir (ou plutôt d’être emprisonné) ni souffrir (car un dieu peut être torturé), tout en ayant la possibilité de narguer ses ennemis, bien sûr sous une certaine condition, celle qu’il ne pourrait vivre que si cette famille avait une descendance féminine à chaque génération : Ma famille, précisa-t-il pour éclaircir les choses. Quand les êtres maléfiques l’apprirent, poursuivit-il, ils se mirent dans une terrible colère mais ils savaient déjà qu’ils avaient perdu car ils ne pouvaient rien face à des femmes. C’est pour cela, conclut-il d’un ton autoritaire, que je te prie de veiller sur le dieu qui porte le nom Gabrielle. ». A la fois abasourdie par cette révélation et troublée par cette soudaine responsabilité, Anna ne sut que dire mais elle fit signe qu’elle le ferait. Alors, l’homme soupira et mourut dans son fauteuil.

Elle le regarda, là, tristement, immobile. Doucement, des larmes coulaient le long de ses joues comme si elle avait perdu un parent proche. Encore tourmentée par les propos de l’homme, Anna emporta sa tortue et en écartant les livres de la bibliothèque de Sharukhan, elle vit apparaître la bibliothèque de sa grand-mère. Rassurée, d’un pas léger, elle franchit le rayon de livres sans se retourner. Elle savait qu’elle ne reviendrait pas sur ses pas, qu’elle avait vécu assez d’aventures pour le restant de sa vie. Son amie Gabrielle la suivait, mollement, le cœur déchiré à la perspective de ne plus jamais revoir Shalingappa. Mais elles furent heureuses de retrouver la grand-mère, leurs vêtements et carapace chargés d’odeurs enivrantes d’épices.

Quand cette nouvelle histoire lui arriva, Anna se doutait déjà que le dernier rayon de la bibliothèque de sa grand-mère ne mènerait plus à rien, que derrière ce serait un mur austère. Elle savait qu’elle n’entendrait plus la mousson et ne sentirait plus le safran. En revanche, quel ne fut pas son étonnement, en découvrant derrière les énormes volumes, alors qu’elle contemplait un livre en anglais sur Homère, un petit marché d’Athènes avec ses fortes odeurs d’olives et un soleil aveuglant. Elle pensa : « Une autre fois, peut-être… », et détourna son regard.