Dominos

Ce fut au moment où la coque basculait, que Simon comprit qu’il n’irait pas pêcher ce jour là, pas plus que les jours suivants.

Ce fut au moment où la coque basculait, que Simon comprit qu’il n’irait pas pêcher ce jour là, pas plus que les jours suivants. La barque était percée d’un trou. Dès qu’il l’avait retournée pour la mettre sur l’eau, elle avait immédiatement commencé à couler. Le liquide jaillissait du trou comme du sang d’une blessure béante, inondant sa vieille barque. Il la regarda s’enfoncer, figé. Sa respiration restait régulière, aucune once de panique ne transparaissait. Il avait tant appris à cacher ses véritables émotions, que même seul, elles ne sortaient plus. En revanche, à l’intérieur de son corps, la peur l’imprégnait tout entier, comme un tisonnier brûlant posé sur une peau nue. Pourtant, ce n’était qu’un trou dans une barque, qui pouvait avoir été provoqué par l’usure ou encore le mauvais temps. Pas de quoi avoir peur. Sauf que ce n’était pas un simple trou. Il avait été méticuleusement découpé dans le fond de la barque. Un cercle parfait, du diamètre d’un pouce. C’était un sabotage intentionnel. Mais ce n’était pas tant le trou qui l’effrayait le plus, que ce qui était posé à côté.

Quelqu’un était au courant.

Simon recula, ses vieilles bottes en caoutchouc vertes s’enfonçant dans la boue. Les rouages de son cerveau semblaient s’être déplacés, l’empêchant de réfléchir correctement. Comment cela était possible, après tout ce temps ? Le délinquant allait-il le dénoncer ? Si la personne lui voulait du mal, aucun moyen d’aller chercher de l’aide ; déjà que Simon vivait isolé à cinq kilomètres du village le plus proche, il était là à bien vingt kilomètres des premières habitations. Peut-être que le délinquant ayant abîmé la barque était déjà loin ? Le chien se remit à aboyer de plus belle. Pourtant, toujours rien d’anormal. Un calme olympien régnait, seulement dérangé par le murmure du cours d’eau. Mais le calme, trop silencieux, n’avait rien de rassurant non plus.

Ce fut précisément au moment où Simon pensa que c’était là un silence de mort, qu’il sentit quelque chose de glacé glisser le long de son échine, comme un serpent, s’insinuant sournoisement sous le col de sa veste et de son tee-shirt. Il tressaillit, lorsqu’il comprit. C’était une lame. Le souffle haletant et chaud dans son cou, presque bestial, attestait de la présence d’un homme derrière lui. Simon ne l’avait même pas entendu arriver, comme s’il était un fantôme sorti tout à coup du néant. Dans son champ de vision, le jeune pêcheur vit son chien aboyer et grogner contre le ravisseur de son maître, et tirer de toutes ses forces sur la laisse. Simon vit un bras se soulever venant de derrière de son dos, et découvrit avec horreur dans la main, un pistolet. Le bras pointa le canon sur l’animal. Un coup de pistolet résonna. Le fidèle canidé poussa un gémissement, avant de s’effondrer dans la boue. Le bras disparu de nouveau. La lame se mit à tourner contre son dos, alternant le plat de la lame, avec le tranchant, lui cisaillant doucement le dos. Le ravisseur avait une arme à feu, il aurait pu l’abattre. Mais il était clair ainsi, que l’homme cherchait à le faire souffrir, le torturer, et non le tuer. Simon sentit le liquide chaud couler le long de son échine. Il finit par pousser un râle de douleur. Une voix gutturale s’éleva alors dans son dos :

  • Tu vas payer pour tes actes, Simon.

L’appui de la lame se fit plus fort, arrachant à Simon un nouveau râle de douleur. Un souvenir se joua tout à coup dans son cerveau ; « arrête, je t’en supplie arrête ».

  • Je ne vois pas de quoi vous parlez. Laissez moi, répondit Simon avec difficulté.

Son regard se porta sur sa barque, presque entièrement coulée. L’objet posé à côté, qui l’avait tant effrayé, n’était qu’un joli bandeau rouge, légèrement délavé. Celui, il n’y avait aucun doute, d’Amanda, décédée cinq ans auparavant. Et c’était loin d’être de vieillesse, puisque la jeune fille n’avait que seize ans, tout comme lui à l’époque.

Lorsque l’arme tourna du côté de la lame, Simon se mit brusquement à courir, tentant le tout pour le tout. L’arme déchira sa veste et son tee-shirt, comme Simon l’avait espéré, lui permettant de se dégager. Il se débarrassa de ses bottes, handicapantes pour courir, et fonça. Le ravisseur avait dû être pris au dépourvu par la fuite de Simon, puisqu’il n’entendit l’homme se mettre à sa poursuite qu’au bout de plusieurs secondes. Le jeune homme couru pour distancer autant que possible l’homme. Il fallait rejoindre la voiture le plus vite possible pour échapper à ce fou. Il décida de couper en passant par la forêt de sapins, et tandis qu’il y entra, il se remit à pleuvoir. Comme si courir en chaussettes n’était déjà pas assez gênant ! Bientôt, la pluie s’intensifia, et lui martela la peau. La plaie dans son dos le faisait particulièrement souffrir, et les lourdes gouttes de pluie n’arrangeaient pas la situation. Une grimace de douleur déforma son visage. En s’abattant sur la blessure, Simon avait l’impression que dix mille fourmis rouges lui mordaient le dos. L’eau produisait un son assourdissant, et en arrière plan, le jeune homme perçu avec horreur la respiration rauque et haletante, qui se rapprochait.

« A quinze ans, j’avais aucun projet pour l’avenir. Il me paraissait juste être un horizon, plongé dans le brouillard le plus total. Peu doué à l’école, ma seule perspective était d’intégrer une filière professionnelle, devenir éleveur et rester dans le trou paumé qui me servait de lieu d’habitation.
C’est en cours d’année qu’elle est arrivée. Une fille plutôt jolie, on peut se le dire. Ses parents étaient de la ville, et venaient ici pour ouvrir un centre équestre, et « se mettre au vert ». J’ai commencé à lui parler, et nous sommes rapidement devenus amis, mais comme elle était sociable avec tout le monde ce n’était pas étonnant. Et ce qui devait arriver arriva ; je suis tombé fou amoureux d’elle. Plus on passait de temps ensemble, plus le temps s’éclaircissait sur l’horizon de mon avenir. Elle était plus intelligente que moi, ce qui me motivait à me surpasser au collège. Je me voyais avec elle, dans une jolie maison qu’on ferait construire ici. Tous les deux vétérinaires, on aurait une vie merveilleuse. Elle était le centre de mes fantasmes les plus fous... je parlais d’elle à mes amis avec des étoiles dans les yeux. Peu à peu, elle est littéralement devenue toute ma vie, la perspective de mon avenir qu’elle occupait toute entière...
 ».

Simon n’en pouvait plus. Il avait le souffle court, et ses pieds s’enfonçaient dans l’humus mouillé. Il adorait cette odeur dans d’autres circonstances, mais là, elle ne faisait que lui faire penser au parfum de la terre qui recouvre le cercueil d’un mort. Qui était ce type à la fin ? Qui pourrait croire qu’il ait tué Amanda ? Il n’était qu’indirectement impliqué dans le fait qu’elle se soit donné la mort, et même si c’était déjà beaucoup trop, il ne l’avait PAS assassinée. Non, pas elle...

Soudain, son pied glissa sur la boue. Il se retrouva face contre terre. Merde ! Il essaya de se relever, mais un coup à la tête le sonna. Il se retourna sur le dos, la vue trouble. Il distingua la silhouette du poursuivant qui se rapprochait. Il l’avait pas tuée...elle. Mais il avait tué quelqu’un d’autre... c’est pas bien de tuer... il savait pas à partir de quel moment c’était mal... il savait pas... se maîtriser. La silhouette lui sauta dessus, et Simon tenta d’éviter ses coups tant bien que mal. La vue du pêcheur devint plus nette. Il pu enfin voir le visage de son assaillant.

Sa respiration en fut coupée. Son coeur rata un battement, quand il découvrit qu’il se battait avec lui même. Son reflet propre, avec une expression de colère profonde, mais qui n’était pas la seule à déformer son visage. En effet, deux balafres énormes lui barraient la face, l’une du haut de la tête jusqu’au milieu de la joue droite, et l’autre du bas de la mâchoire jusqu’à l’arcade sourcilière. Elles avaient visiblement mal cicatrisé au vu de leur couleur jaunâtre et rouge. Le reflet eut un sourire glauque, de satisfaction, qui déforma son visage encore plus, lorsqu’il vit à l’expression de Simon qu’il l’avait reconnu.

  • Salut, mon frère.

«  Michaël était la seule personne qui comptait vraiment pour moi dans ce monde exécrable. Papa et Maman ne nous aimaient pas vraiment. Ils étaient un peu violents, parfois. Jamais on a eu le droit à des câlins. On était que des marmots encombrants pour eux. Mais ils faisaient toujours semblant devant leurs amis. « Les p’tits entrent au CP, que l’temps passe vite ! » « Ils nous en font voir des vertes et des pas mûres, mais on les aime ces gamins ! », et derrière, en rentrant à la maison, c’était les engueulades, et les corvées parce qu’il fallait bien qu’on soit « sur cette Terre pour être utile à quelque chose ». J’ai grandi dans ce monde sans amour. Seul lui m’en apportait un peu. On en a fait de ces conneries ! On expérimentait un peu tout ; malmener des camarades, jeter des oeufs sur la mairie, lâcher des grenouilles dans la classe... de toute façon, quoiqu’on fasse, on se faisait engueuler par nos parents, alors à force on avait aucune notion de ce qui était grave ou pas... »

Comment était-ce possible ? Michaël était mort. Et Simon l’avait constaté de ses propres yeux. A moins que ce ne soit un revenant ? Il n’avait guère le temps de réfléchir au pourquoi du comment, puisque son frère continuait de tenter de lui donner des coups, couteau à la main. L’un d’eux effleura sa gorge, lui arracha un minuscule bout de peau, et il essaya de pousser l’homme pour se dégager, mais sans succès. Il ne pu éviter l’assaut d’après. Le couteau se planta dans son bras. Simon poussa un hurlement de douleur. Il donna un coup de tête à son assaillant. Les jumeaux furent sonnés tout deux, mais Simon reprit plus vite ses esprits, et réussit à se dégager et à fuir, le couteau toujours planté dans son bras.

«  Finalement quand l’automne est arrivé, plusieurs mois après l’arrivée d’Amanda, je me suis dit que c’était le moment de faire ma déclaration, pour que je puisse enfin la prendre dans mes bras et l’appeler « ma chérie ». J’avais tout prévu, comme dans ces films romantiques que les filles adorent. Ce serait le jour de la fête des pommes. J’emprunterais le micro de la foire, lui demanderais de sortir avec moi. Et là, elle m’embrasserais avec toute la passion qu’elle devait avoir pour moi depuis le début... C’est ainsi que j’ai conté la scène que j’imaginais à mon frère, tandis que l’on s’était aventuré dans la forêt, en quête de champignons.

  • Alors, t’en penses quoi ? Lui ai-je demandé
    Enthousiaste, je n’ai pas remarqué son expression, mi-nerveuse mi-honteuse.
  • Simon, Amanda et moi on sort ensemble.
    Je me suis arrêté net.
  • Cela fait déjà quelques jours, et je l’aime vraiment tu sais, je suis désolé.
    Je me suis retourné vers lui, tremblant :
  • Tu sais que je suis amoureux d’elle.
  • Oui, mais moi aussi...et elle aussi m’apprécie.
    Une pointe de colère a transpercé mon coeur. Elle l’a choisi lui. Non : il me l’a volé. La seule chose que je désirais ardemment. Ce n’est pas juste. Il n’a pas le droit. Ce n’est pas possible. Mes rêves, mon avenir brisés, il ne m’est resté plus que deux choses : la haine et l’amertume.
    C’est là que j’ai perdu le contrôle.
     »

Malheureusement, Michael fut rapidement de nouveau sur pied. Simon perçu le grognement de rage de celui-ci. La pluie, la forêt, la terre mouillée, les balafres de son frère censé être mort... tous ces éléments l’engouffraient toujours plus dans ce passé qui l’avait rongé durant toutes ces années.

« Je sais pas à quel moment j’ai saisi une pierre. J’ai levé le bras haut au dessus de ma tête. Le premier coup il était à terre « Arrête putain ! ». Le deuxième il avait deux blessures sanguinolentes au visage « Arrête, je ne veux pas mourir... ». Je voyais trouble à travers mes yeux embués de larmes. Le troisième, il était assommé. Le quatrième, déforma encore plus son visage. C’est là que le filtre de haine a disparu de devant mes yeux. J’ai lâché la pierre pleine de son sang. J’ai tremblé en regardant son corps blessé, et inerte, et j’ai éclaté en sanglot. Je l’ai tué. De mes propres mains. Il est mort. Il est mort par ma faute.

« Personne se doutait que j’aurais pu être responsable. On était trop proche. Tant physiquement, que mentalement. On avait les mêmes goûts ! On aimait quasiment les mêmes choses. Tellement qu’on a fini par aimer cette même fille. Amanda...

Lorsqu’elle a appris sa disparition, elle a désespéré. De longues semaines sans qu’elle ne sorte de chez elle. On a fini par la retrouver, noyée dans un cours d’eau. Une lettre d’adieu indiquait que la
noyade n’était bel et bien pas accidentelle. Ensuite tout s’est enchaîné, comme un jeu de domino sur lequel j’aurais été la pression exercée sur le premier domino. Les habitants ont commencé à déserter le village, effrayés par la présence éventuelle d’un tueur en série, et hantés par les fantômes des deux ados décédés, que chaque recoin du village leur rappelait. On a fini par se retrouver quasiment seuls, avec les parents. Dès que j’ai pu, j’ai fui de cet endroit maudit, pour me retrouver seul avec mon chien, à des centaines de kilomètres de chez moi, à travailler pour un agriculteur.
 »

Des larmes coulèrent abondamment sur le visage du jeune homme. C’est ainsi qu’il avait été responsable, directement et indirectement, de la mort des deux personnes qu’il chérissait le plus. Mais, s’il n’avait pas laissé la colère le consumer, ce jour d’automne, ne serait-ce pas la tristesse qui l’aurait rongé, le poussant à se suicider lui ? Il avait toujours vécu pour lui, comme le faisaient sa mère, et son père, alors comment aurait-il pu avoir un état d’esprit différent ? Il était clair pour Simon, que quelle que soit la cause, quel que soit le chemin que son frère aurait pris pour lui annoncer qu’il lui avait volé Amanda, l’issue n’aurait jamais pu être différente.

Il déboucha tout à coup dans une clairière boueuse, alors que la pluie n’était plus que bruine. Simon fut soulagé de revoir la grisaille du ciel : d’ici, il n’était plus très loin de sa voiture ! Il reconnu en effet, les troncs coupés, amassés dans plusieurs coins du terrain épuré, et les machines abatteuses, qu’il avait devinées de loin à l’aller. S’il s’était douté que son frère n’avait jamais rejoint le monde des morts, jamais il ne serait descendu seul, avec feu son chien...
Une douleur lancinante irradia soudain le mollet de Simon, qui, étant en train de courir, s’écroula sur un tas de troncs. Il vit son frère, pistolet à la main. Il avait sentit que son jumeau menaçait de lui échapper. Un couteau dans le bras, et une balle dans le mollet, Simon ne pouvait définitivement plus bouger. Lorsqu’il vit Michaël s’installer au volant d’une abatteuse, il essaya bien de se relever, l’instinct de survie luttant, mais la douleur prenait le dessus sur celui-ci.

L’abatteuse démarra. Elle s’approcha. S’immobilisa à quelques mètres de lui. Simon haletait, et se tortillait comme une larve pour essayer de se tirer de là. Il cru discerner le sourire sadique de son frère derrière le plexiglas. Son frère rendu fou. Le manche de la machine se déplia. La main en crochet s’ouvrit, dévoilant une lame énorme, qui s’approchait dangereusement.

  • Arrête ! je t’en conjure arrête ! Cria t-il, la voix déformée par les sanglots

Les rôles s’étaient inversés. Il cru soudain entendre un bruit de moteur de voiture, non loin de là. Était-ce son cerveau qui lui jouait des tours ? Ou bien serait-ce un ouvrier qui venait travailler sur le chantier ? Simon hurla, aussi fort que lui permirent ses poumons. Si quelqu’un arrivait, il aurait peut-être alors une chance... peut-être...

La main n’était plus qu’à un mètre. Puis quelques dizaines de centimètres...

Un coup de pistolet retentit.