Du Monde Entier : Devant le pont de Mostar détruit

La culture, langue commune de l’Europe ? Un thème particulièrement pertinent pour cette deuxième édition, organisée par Etonnants Voyageurs, le Centre André Malraux et le Collège International des Traducteurs d’Arles - très exactement la question que la ville de Sarajevo pose à toute l’Europe : à quelles valeurs croyons-nous encore ?

Entre le 27 septembre et le 3 octobre 2001, avaient lieu à Sarajevo les secondes Rencontres européennes du Livre de Sarajevo, à l’initiative du Centre André Malraux de Sarajevo, des Etonnants Voyageurs et du Collège International des Traducteurs d’Arles.
Un nombre impressionnant d’auteurs, traducteurs, éditeurs, artistes ex-yougoslaves et européens de toute nationalité participaient à une série d’expositions, films, conférences, de rencontres dans les lycées. Autant d’occasions de regards croisés entre des personnes aussi différentes que Jean Hatzfeld, Jean-Marie Laclavetine, Nenad Popovic, Jean-Luc Godard, Mireille Robin, Luan Starova, Eva Almassy, Philip David, Dzevad Karahasan, Brina Svit, Enzo Kebo, Rajko Djuric, Jacques Lacarrière, etc. Occasions aussi de rencontres entre traducteurs et auteurs, comme celle, impressionnante, de Ferudin Kreho, magnifique figure de Sarajevo, fin sémiologue francophone, traducteur de La Bataille, avec Patrick Rambaud qu’il voyait pour la première fois.
Il y eut aussi des lectures, comme celle que fit se ses propres poèmes Rajko Djuric, poète et philosophe représentant les roms ex-yougoslaves à Belgrade jadis (traduit en France dans Vukovar, Sarajevo… en 1993 aux éditions Esprit), dits en français en direct par Ferudin Kreho et accompagnés de la musique de Thierry "Titi" Robin. Ferudin, tout à coup porté par les phrases qu’il traduisait, enfla sa voix pour demander : "Qui s’éloigne ; qui s’approche, sur les routes perdus de la vie ?"
Pour la visite à Mostar, accompagné par Predrag Matvejevitch, né dans cette villenn Francis Bueb avait loué l’ancien train de la nomenclature, au luxe ruiné, avec son bar, où au retour, Vidosav Stevanovic et une bande d’étonnants voyageurs de toute l’ex-yougoslavie (mais oui de nombreux Serbes aussi étaient là) ont chanté, les yeux noyés, les verres levés, pendant les six heures du trajet, au rythme du train, à travers les montagnes bosniaques.
Les Turcs ont proposés de reconstruire le pont de Mostar, pierre par pierre, ce vieux pont si réussi, une bague folle autour de la Neretva. Les bosniaques ont dit non aux Turcs par peur de paraître se distancer se l’Europe. Mais, en 2002, il sera reconstruit, dit-on. En attendant, on visite son anneau absent, monument de l’énorme brutalité, dans cette guerre où la beauté est aussi visée. Les brutes sont encore là, partout aux alentours, et construisent des clochers et des croix de béton, de néons gigantesques : l’architecture et le paysage font les frais des rivalités de culte.
Une exposition a permis d’admirer les photographies d’André Zucca sur la Yougoslavie d’avant-guerre (années 1935-1936), placées par Klavdij Sluban, le lumineux photographe qui a accompagné François Maspero dans son voyage dans les Balkans, tout cela au milieu des ruines de la bibliothèque de Sarajevo. On commence à restaurer ce bâtiment, à l’architecture typiquement bosniaque, qui était à l’origine une poste austro-hongroise bâtie dans un style mauresque, bombardées aux bombes incendiaires en 1992. Restent des arcades brisées et l’ossature du lieu, au pied duquel on marche sur d’épaisses couches de pages à moitié brûlées. Des milliers de livres ont été perdus, des livres où voisinaient les classiques européens, des écrits sépharades rapportés d’Espagne au 15e siècle, des manuscrits arabes fameux, etc. Pendant le siège, ce lieu n’était plus qu’un désert, une ruine affreuse.
La paupière baissée sur l’œil, Francis Bueb, lâché au dernier moment par l’Union Européenne (comme l’Europe a si longtemps lâché Sarajevo), n’offre pas seulement l’occasion, le lieu, le moment, l’heure, les gens, le désordre et l’harmonie : il fait aussi cadeau du sens historique de la présence de tous les invités. Le cadre de Sarajevo, par sa force historique, empêche l’académisme. Les narcissismes mondains sont déjoués par les murs, l’idée de la guerre pas si lointaine, son image encore tout autour. La ville qui a connu quarante-six mois d’un siège où les maternités étaient bombardées, comme les enterrements et les marchés, a aussi été sauvée du grand crétinisme englobant. C’est dans cette ville, pour laquelle les forces internationales avaient proposé d’ériger trois murs avec des barbelés et des miradors pour les trois communautés tenues de se haïr, que ces rencontres ont un sens aujourd’hui plus que jamais.
Véronique Nahoum-Grappe
Revue Esprit, novembre 2001.