Échappée Belle

Écrit par : POL Maxime (Term, Lycee Jesse de Forest, Avesne sur Helpe)

— Ils arrivent, a dit Jules. Ses yeux brillaient d’une joie féroce.
(…)

Cette lueur de férocité et d’excitation me faisait peur : comment pouvait-on ressentir, à 14 ans, l’âge de l’insouciance, l’envie de combattre ? Jules ne réalisait-il donc pas que sa vie pouvait s’arrêter dès que l’assaut aurait commencé ? N’avait-il donc pas peur ? Moi, j’avais peur. Peur de perdre ceux que j’aimais, de les voir mourir sous mes yeux. Mais lorsqu’on est jeune et insouciant, on a moins peur, je suppose. Et pourtant, cette fois, il ne s’agissait pas d’un jeu vidéo, on ne disposait pas de points bonus pouvant nous faire ressusciter et continuer à nous battre contre les méchants.

— Ils sont combien ? demanda Chloé à sa maman qui scrutait, à travers les lames du volet, l’arrivée des soldats.

Chloé, encore plus jeune que Jules, avait encore l’âge de jouer à la poupée mais ce qu’elle tenait dans les mains ne ressemblait pas du tout à des Barbies !

Elle, non plus, ne se rendait pas compte de la tragédie que nous vivions : elle allait lancer ses grenades par la fenêtre sur les soldats comme on jette du pain aux oiseaux affamés.

Quel gâchis ! Comment tout cela avait-il commencé ? Je ne m’en souvenais même plus ! Tout ce que je savais, c’est que notre vie, si nous nous en sortions, ne serait plus jamais comme avant. Comment oublier ?
L’oubli, ça ne fait pas partie de la guerre.

Tout s’était passé si vite et puis, personne n’y était vraiment préparé. La guerre, on la voyait, ailleurs, à la télé aux infos. Elle était loin et ne nous concernait pas, alors…

— Ils sont environ une dizaine, répondit Juliette, et pas lourdement armés. A mon avis, c’est juste une patrouille, chargée de vérifier s’il y a encore du monde dans le quartier.

Juliette… Avec son pistolet dans les mains ! Quel spectacle ! J’avais l’impression de vivre à l’intérieur d’un mauvais rêve. C’est ça, en fait, j’allais me réveiller d’un instant à l’autre et toute cette horreur disparaîtrait !
Le bruit, désormais bien connu, d’une rafale de mitraillette me tira de mes pensées. Les soldats venaient d’abattre un pauvre chien errant qui fouillait dans les poubelles en quête de nourriture. Eh oui, même les chiens mouraient en temps de guerre : ils mouraient sans combattre et, eux, sans savoir pourquoi. La pauvre carcasse gisait, criblée de balles, en plein milieu de la rue dans une mare de sang. Un des soldats jeta un coup de pied au chien mort pour le dégager du passage, un peu comme on dégage une cannette vide sans la ramasser.

Les barbares rigolaient, se moquant de celui qui avait tiré, pour rien, comme ils disaient.

On ne tue pas pour rien. Le meurtre n’est pas rien.

— Pourquoi ils ont fait ça ? s’écria Chloé, Il avait rien fait, le chien ! C’est pas juste ! Ils sont vraiment méchants, j’ai envie de tous les tuer !

Injustice. Vengeance. Chloé avait résumé avec ses mots à elle la guerre. Enfin, une des nombreuses et sordides facettes de la guerre. Mais quel choc d’entendre ces mots sortir de la bouche de ma puce adorée !

— Chut ! Taisez-vous ! Plus un bruit ! dis-je, Tout est désert, il n’y a presque plus personne dans la quartier, notre immeuble est en partie détruit, ça m’étonnerait qu’ils y entrent. Faisons le mort et attendons. Nous ne sommes pas assez armés pour les affronter et surtout, la guerre, ce n’est pas notre rayon, pas vrai ? Alors, on ne va pas jouer les héros. Trop de gens sont morts en jouant les héros et pour ce que ça a servi ! Si les soldats entrent et défoncent notre porte, alors, là, oui, nous nous défendrons.

Nous les entendions déambuler dans la rue, le bruit de leurs grosses rangers râpant le bitume, leur attirail cliquetant au rythme de leurs pas. Les enfants et Juliette étaient prostrés contre le mur sous la fenêtre tandis que, agenouillé, j’essayais de voir ce qui se passait dans la rue. J’espérais de toute mon âme que les soldats passeraient leur chemin. C’était sans compter sur la détonation qui était venue de l’étage inférieur. Les voisins du deuxième avaient tiré un coup de feu. Panique, accident, acte de bravoure ou plutôt d’imbécillité – c’est aussi ça la guerre – on ne le saurait jamais.

Tout dépend de l’issue : si ça finit bien, c’est du courage et de l’héroïsme et si ça se termine mal, c’est de la connerie. Toujours est-il que cela suffit à alerter les soldats qui étaient presque sortis de notre quartier.
Dans un réflexe de défense et de survie, ils se cachèrent derrière n’importe quel recoin ou obstacle pouvant servir d’abri, attendant d’autres salves. Et puis, au bout de quelques secondes d’observation, ils s’engouffrèrent dans l’entrée de l’immeuble.

— Nous sommes fichus, dit Juliette.

Les soldats galopaient dans les escaliers en aboyant.

— J’ai peur, pleurnicha Chloé en se serrant tout contre sa mère qui la prit dans ses bras.

La peur, ça aussi, ça fait partie de la guerre.

— T’inquiète pas, répondit Jules, on va se défendre. On va tous les descendre !
J’admirais son optimisme, si on peut appeler ça comme ça, moi, en tout cas, j’étais comme Chloé, j’avais peur. On entendit un énorme fracas - les soldats avaient défoncé la porte – suivi de hurlements de terreur.

La terreur, ça aussi, ça fait partie de la guerre.

— Tu crois qu’ils vont venir chez nous ? me demanda Jules dont les yeux, maintenant, brillaient plus d’inquiétude que de férocité. Il avait enfin pris conscience de la gravité de la situation.

— Pourquoi ne viendraient-ils pas ? répondis-je, maintenant qu’ils sont dans la place. Il faut nous préparer.

En disant cela, je ramassai le fusil d’assaut que j’avais laissé dans le coin du mur avec l’espoir de ne pas avoir à m’en servir et je vis que ma femme et les enfants serraient fort les armes dont ils disposaient.

On attendait.

L’attente interminable, ça aussi, ça fait partie de la guerre.

Dehors, les cris redoublaient : les soldats escortaient les voisins qui n’avaient pas pu résister bien longtemps : ils avaient déposé les armes et s’étaient laissé emmener comme un troupeau de moutons à l’abattoir.
L’abattoir, ça aussi, c’est la guerre.

Les soldats grimpèrent les escaliers quatre à quatre et tambourinèrent à notre porte, espérant que quelqu’un leur répondrait ou ferait du bruit. Tout resta silencieux. On entendit le bruit des hommes qui dévalaient les escaliers et sortaient de l’immeuble. Nous ne devions pas bouger pour l’instant, mais cette nuit, il faudrait quitter cet endroit qui n’était plus sûr et où nous ne devions pas nous terrer plus longtemps sous peine de mourir de faim et de soif.

Je n’avais pas levé le petit doigt pour sauver nos voisins qui avaient été capturés. Lâcheté ou instinct de survie ?

La lâcheté et l’instinct de survie, ça aussi, ça fait partie de la guerre.

— Nous allons partir cette nuit, déclarai-je à toute la petite famille.

Rassemblez ce qui peut nous être utile.

— Où allons-nous aller ? interrogea Chloé

— N’importe où, pourvu qu’on soit en sécurité. On ne peut plus rester ici, c’est trop dangereux.

— L’important, ma puce, c’est que nous soyons ensemble et vivants, ajouta Juliette. Pour le reste, on se débrouillera.

La débrouille et la fuite, ça aussi, ça fait partie de la guerre.

— Je pense que nous avons eu énormément de chance, nous l’avons échappée belle, déclarai-je. Si nous restons, c’est risqué. On va chercher un endroit moins exposé.

Le calme, le répit, la sécurité, ça non, ça ne fait pas partie de la guerre.

Nous avons pris la route tous les quatre pour aller où ? Nous n’en avions aucune idée. Qu’importe ! L’essentiel était d’être loin.