En psittacisme

[...] J’ai regardé mes chaussures, puis un carreau de carrelage sur lequel il y avait une petite tache de sauce tomate, puis les chaussures de mon père, puis la chemise de mon père, sans aller jusqu’aux yeux, c’était plus simple de ne pas regarder ses yeux et j’ai dit :
− Je suis autiste.
A ce moment là, mon père explose de rire, il a un rire trés spécial mon père, on dirait un chameau Bactriane de Perse enrhumé. Les chameaux sont des animaux fascinants, ils ont deux bosses sur le dos et ils vivent plus de soixante ans ! C’est extrêmement vieux pour un mammifère de la famille des camélidés. Leurs bosses contiennent de l’eau, une sorte de réserve, je crois, je ne m’en souviens plus. Ça m’énerve, je sais pas, va falloir que je regarde un documentaire sur les chameaux et rapidement ! Je commence à m’agiter, c’est comme ça quand je m’énerve, je me mets à frapper ou à crier, pour le moment je me balance d’un pied sur l’autre, de plus en plus vite, en espérant me calmer. J’ai l’habitude des crises de colère, j’en ai dès qu’un étranger me touche sans ma permission, par exemple. Mon père doit comprendre son erreur puisqu’il contourne l’îlot central de la cuisine pour venir me calmer, je remarque de vieilles miettes de pain sur l’îlot.
C’est construit bizarrement une cuisine, c’est carrée comme toutes les autres salles mais ils ont mis une énorme table en plein milieu, on voit ça que dans les cuisines. Pied droit puis pied gauche. C’est vrai après tout, on ne met pas de plan de travail au milieu d’une chambre, la chambre c’est pour dormir et faire ses devoirs, la mienne à les murs roses. Pied droit puis pied gauche. A quoi ça sert de mettre une table au beau milieu d’une cuisine ? Ça prend beaucoup trop de place pour rien ! Pied droit puis pied gauche. Mes pensées partent trop loin, maman disait que je devais compter le nombre d’objets rouges autour de moi pour revenir dans la réalité, je veux pas. Je suis bien dans mes pensées, pourquoi veulent ils tous que je reste dans leur réalité ? C’est nul la réalité, ça sent mauvais, c’est moche...

Une violente secousse me reconnecte à la planète terre. Qui aurait cru que me secouer tel un prunier réussirait à me calmer ? Revoilà une expression de ma grand mère que j’aime tout particulièrement. Je suis dans l’impossibilité de comprendre ce qu’elle signifie vraiment mais je crois que c’est un synonyme de “secoué avec vigueur".
Mon père semble inquiét, son visage est très proche du mien ainsi je peux voir les rides qui creusent son front lorsque ses lèvres bougent, il en a moins que ses cheveux gris, elles doivent apparaître au cours de l’année. Comment ça apparaît les rides ? Elles se creusent petit à petit au cours de la journée ? Tu t’égares encore Amélie ! En me reconcentrant sur mon environnement, je remarque que mon pére attend quelque chose, peut être une réponse de ma part mais je ne l’ai pas écouté. Il réitére sa question :
− Pourquoi me dis tu ça ma puce ?
− C’est l’ordinateur qui me l’a dit.
− Que t’a-t-il dit exactement ?
− Désolé pour vous, votre score indique que vous êtes autiste point.
C’est impressionnant tout ce que l’on peut trouver sur internet, ce que je préfére ce sont les tests et les documentaires vidéo, tout est vrai. J’ai appris que les koalas sont aussi appelés Phascolarctos cinereus, que la Rafflesia arnoldii est une fleurs très rare ou bien que les filles tombent amoureuses des garçons musclés. Il me semble que mon père continue de me parler mais je ne l’écoute plus, mes pensées sont plus belles que ses dires.

L’horloge, située derrière mon père, juste au dessus de l’évier, indique qu’il est 14 h 50 soit l’heure d’aller voir Prune. Faut faire vite sinon le temps sera fini. Je pointe du doigt l’horloge, je n’aime pas beaucoup parler, mon père se retourne et je lui annonce qu’il est l’heure. Il ne faut pas être en retard, chaque chose doit être faite à l’heure. Le temps est une chose fascinante et terrifiante, je préfére ne pas y penser, le temps me donne mal à la tête. Je prends automatiquement mes affaires et j’attends mon père sur le coté droit de la voiture. Qui a choisi de nommer la droite ? Pourquoi ne disons nous pas "Auriculaire" à la place de "Droite" ? La personne qui a décidé de tout sur notre planète devait avoir un grain. Ma grand-mère utilise de multiples expressions dont "avoir un grain" mais je n’ai jamais compris un grain de quoi, il existe tellement de grains différents ! Je ne comprends pas pourquoi elle dit "avoir un grain" mais elle me fait rire avec ce genre de phrase sans aucun sens alors je les réutilise dès que je peux. Elle est folle ma grand mère mais je crois que je l’aime bien.
Mon père, le fils de ma grand-mère, m’ouvre la portière mais je ne bouge pas. Je me mets à fixer les fleurs jaunes qui envahissent la pelouse, je ne me déplacerai pas tant qu’il n’aura pas prononcé la fameuse phrase, celle qui me dit de monter dans la voiture, celle qu’il a toujours dit quand on part voir Prune :
− En selle mauvaise troupe !
C’est le signal, je peux monter dans le véhicule.
Ma grand mère a dû apprendre certaines phrases à mon père dont celle-ci. Ça ne veut rien dire, il n’a pas de selle et je suis seule, il n’y a pas de "mauvaise troupe" dans les environs ...
Je suppose donc que cette expression signifie :"monte en voiture" mais rien n’est moins sûr.
Le trajet pour aller voir Prune est simple : panneau vert 65 Tarbes, grosse pomme rouge, volet violet et enfin cheval blanc. Ce n’est vraiment pas compliqué.
Mon père démarre et nous tournons au panneau vert indiquant le département 65 de Tarbes, la France a été officiellement divisée le 22 décembre 1789, peu après la Révolution française. Je vais à l’école que le matin mais j’y apprends beaucoup de choses utiles, je ne sais pas pourquoi je n’y vais pas l’après midi, ma mère disait que c’est parce que j’en ai pas besoin...
Nous faisons le tour d’un énorme rond point sur lequel est posé une gigantesque pomme rouge. J’en ai déduit que c’etait une pomme par sa forme ronde un peu aplatie sur le dessous et creusée sur le dessus, la tige qui sort du fruit par le dessus est un bon indicateur et la couleur rouge est caractéristique des pommes Red Delicious. Ces pommes sont extrêmement sucrées, ce qui les rend idéales à croquer ou en salade de fruits avec de la poire ou de la cerise selon la saison. Je me demande la quantité de petits dés de pomme que l’on pourrait faire avec cette pomme-là, y en aurait pour une salade de fruits de cinquante kilos !
La maison aux volets violets se rapproche de nous, à moins que ce soit nous qui nous rapprochions d’elle ? Pourtant nous ne passons pas devant, mon père tourne à gauche avant. Ce n’est pas normal. Ce n’est pas la bonne route !
- Papa, où vas tu ? C’est la mauvaise route !
− Fais moi confiance ma princesse, on va voir maman.
Non, il se trompe, on ne peut pas aller voir maman. On doit aller voir Prune ! Ma jolie ponette grise avec une tache blanche au dessus du genoux de la patte antérieure droite, elle doit m’attendre, je dois aller la voir à 15 heures pile comme tous les jours ! Mon père le sait pourtant, on ne doit pas changer mes habitudes sinon je m’énerve, maman le savait très bien.
Je ne vais pas me laisser faire comme ça, je veux voir Prune, j’ai besoin de caresser, de brosser, de peigner et de monter Prune.
− Fais chemin inverse, je veux allez voir Prune, maman peut attendre !
− Aujourd’hui est un jour spécial mon sucre d’orge, on doit aller voir ta maman. Calme toi, ce n’est pas si grave un petit changement de temps en temps, essaye de compter le nombre d’objets bleus que tu vois, comme maman te disait de faire.
− Rouges.
Maman disait de compter les objets rouges, pas les bleus. Mon père est un inconscient, il se rappelle jamais rien, il cuisine mal qui plus est. Je ne comprends pas, on a plus vu maman depuis le 4 février 2018 alors que je vois Prune tous les jours, ceci prouve bien que Prune passe avant tout ! Je me sens bien quand je suis avec elle, son pelage est doux sous mes doigts, son souffle régulier m’apaise, sa démarche saccadée me réconforte. Je veux voir Prune.
Pour une fois mes pensées réussissent à me calmer, il faut dire que je tapote également mes doigts sur la vitre dans un rythme précis : pouce, auriculaire, index, majeur, annulaire et on recommence de plus en plus vite.
La voiture s’arrête enfin, heureusement d’ailleurs, je ne peux plus tenir dans cet habitacle, il me semble qu’il rétrécit au cour des kilomètres parcourus. Enfin l’air frais de l’extérieur, bien que puant, pénétre mes frêles poumons. Je me sens mieux, plus sereine, une sensation de gène reste présente malgré tout, où suis-je ? Pourquoi mon père m’a-t-il menée ici ? Que faisons nous désormais ? Tant de question sans réponse qui envahissent dans ma tête, entrainant un affreux mal, c’est déplaisant.
− Suis-moi Amèlie, on va voir maman.
Je le suis mais uniquement parce que je n’ai rien d’autre à faire, je n’ai pas envie d’aller voir maman à la place de Prune. Nous nous sommes garés sur un petit parking sans vie. Même les animaux semblent avoir fui les alentours, c’est triste, voire même désolant. Pourquoi maman serait-elle en ces lieux lugubres ? Je suis mon père qui avance vers un immense portail en fer noir, un immense mur de pierre empêche tout autre accès à cet endroit, maman est dans un environnement extrêmement ancien. J’ai lu dans un magazine du collège qu’une nouvelle génération d’architecte arrivait avec des contructions en bois, en verre ou en matériaux issus du recyclage pour préserver l’environnement, tout le contraire d’ici.
Je me demande bien pourquoi les hommes cherchent tant à sauver ce qu’ils ont déjà bien détruit, la terre est massacrée par ses actions, c’est pas la peine d’essayer de se racheter maintenant. On pourrait faire une nouvelle planète par contre, d’après mes minces recherches ça devrait être possible, on l’appellerait "Tarrados" je trouve que cela sonne bien. On y referait notre vie mais seulement avec les gens intelligents comme moi, on abandonne les destructeurs de planète, il faut pas que j’oublie tout ceci, c’est trop précieux comme idée.
En me refocalisant sur le paysage, je remarque que mon père s’est arrété devant une pierre à moitié enterrée dans le sol. On peut y lire le prenom, le nom, la date de naissance et la date de décés de ma maman ainsi qu’une phrase sans queue ni tête comme dirait ma très aimable grand-mère. Cette expression-ci me fait penser à un poisson, on enlève la queue mais aussi la tête avant de le faire cuire au four, j’aime beaucoup, c’est succulent le poisson au four !
Comme toujours mon père me tire de mes pensées, ce qui est bien dommage d’après moi :
− Amélie, je ne sais pas si tu l’as bien compris mais cela fait exactement un an que ta mère est morte, elle a quitté notre monde pour aller aux cieux.
− Comment maman a fait pour voler ? C’est impossible.
− Non, tu ne comprends pas mon ange, elle est morte. Un être humain nait bébé, il grandit et finit par mourrir. A ce moment-là, on l’enterre auprès du reste de sa famille. Les vivants ne voient plus jamais les personnes mortes, elles ont disparu de leur vie.
− Je sais que maman est morte. Pourquoi on est ici ?
− C’est l’anniversaire de sa mort ... Dit-il la voix s’éteignant doucement.
C’est dans ce genre de moment que je comprends pas, maman est morte depuis un an et alors ? Comme l’a dit mon père, tout le monde meurt, pourquoi s’en préoccuper à ce point ? Je l’appreciais fortement, elle essayait de me comprendre et elle savait cuisiner, elle. Je commence à croire que je suis différente des autres êtres humains, je ne les comprends pas. Je ne sais pas ce que je fais ici et surtout pourquoi je ne suis pas avec Prune. Mon père se doit de le savoir, je n’ai aucune envie d’être devant un caillou, à ne rien faire :
− Je veux allez voir Prune.
− Tu ne veux pas parler à ta mère ?
− Non c’est impossible, elle est morte, je veux voir Prune.
Mon père ne semble pas me comprendre tout comme je ne le comprends pas, ses yeux brillent comme s’il allait pleurer. Les gens pleurent quand ils sont tristes ou que quelque chose les démange dans l’oeil comme une poussière ou de la lumière trop vive, je me demande pourquoi mon père s’apprête à pleurer. La mort de maman l’attriste ? Le soleil est-il trop lumineux ?
Je ne sais pas.
Je veux voir Prune, maintenant.
Je fais un demi tour complet et je pars. Mon père ne me retient pas, je ne sais même pas s’il me voit partir, il est concentré à parler à une pierre en pensant que ma maman l’écoute, absurde. Je pars retrouver Prune. Le soucis c’est que je n’ai pas prêté attention au chemin à l’allée, je ne sais pas par où aller. Une fleur attire mon attention, quelqu’un l’a mise sous une cloche de verre devant une pierre tombale, je remarque également que je suis dans un champ de pierres en réalité. Il y en a de toutes les tailles, de toutes les formes, certaines sont des maisons pour les morts avec des murs et des portes comme dans toutes les maisons pour vivant.

Je crois que je me suis perdu entre les murs de galets, ne sachant plus où aller, je me dirige vers un repère sûr, un élément autre que de la pierre soit un immense saule pleureur.
La nuit commence à tomber, il fait froid, je tremble. Les feuilles bougent sous le vent naissant, ça me crée une sorte de protection, entourée des branches feuillues de ce grand arbre. L’ondulation des branches m’apaisent, on dirait les vagues de la mer, je ne suis jamais aller à la plage, ça doit être sublime. Les vagues qui s’écrasent sur les rochers, le bleu du ciel qui se fond dans le bleu de la mer, les mouettes qui volent les touristes, comme sur internet …

C’est sur ces douces pensées que je m’endors dans les bras protecteurs du saule.

Je me réveille dans mon lit aux draps roses, un rose légèrement plus foncé que mes murs. Je dis bonjours à ma peluche, monsieur lapin, c’est ma maman qui me l’a donnée à ma naissance, on me l’a raconté, je ne peux pas m’en souvenir normalement. On pense souvent se souvenir d’un événement mais en réalité on se souvient de ce que nous a raconté un proche. On pense se souvenir de sa naissance, par exemple, alors que c’est notre mère qui racontait souvent ce moment. Je ne me souviens donc pas du jour où l’on m’a donné ma peluche.

Je descends dans la cuisine, mon père range la vaisselle, il est dos à moi, c’est dingue quand même on passe une vie sans jamais se voir de dos. Je me dis que l’on ne voit jamais notre visage non plus, sans miroir ou photo nous ne saurions jamais à quoi nous rassemblons.
Mon père doit avoir des supers pouvoirs puisqu’il se retourne vers moi, un verre propre encore en main.

  • Bonjour ma puce, bien dormi ?
  • Oui, on peut dire ça.
  • Tu as quelques choses à me dire ?
    Mon regard dévie sur la tâche de sauce tomate sur le carrelage, elle n’a pas bougé depuis hier, je remonte sur les chaussures pleines de terre de mon père et finalement mon regard s’arrête sur son deuxième bouton de chemise en partant du haut, il est différent des autres, il n’a pas le même noir. Je me reprends, faut que je lui dise la dure vérité :
  • Je suis autiste
  • Je le sais ma chérie.