En suspension

Écrit par : MELET Jade (2nde, Institution Saint-Alyre, Clermont-Ferrand)

— Ils arrivent, a dit Jules. Ses yeux brillaient d’une joie féroce.

A peine ces mots prononcés, des coups résonnèrent : ils voulaient forcer la porte de l’immeuble. À chaque bout de la pièce, nous nous regardions. Un silence tendu régnait, seulement cadencé par le rythme incessant des coups contre l’entrée. Regardant fixement Juliette, je ne vis pas Chloé qui s’approchait doucement de moi. Baissant les yeux sur ma fille, je vis ses petits bras qui me tendait les deux grenades. Il n’y avait plus besoin de mots pour comprendre les intentions de la petite ; ses grands yeux noirs me fixaient avec intensité et son air grave me fit presque peur. Ma femme prit un escabeau dans l’appartement et le posa sur le rebord de la fenêtre pour que Chloé puisse y accéder. Ma fille regardait en bas du building tout en caressant ses explosifs. Je savais qu’il ne nous restait pas beaucoup de temps et je pris un moment pour regarder une dernière fois son visage. Du haut de ses dix ans, son expression dure exprimait une maturité très peu commune à cet âge. Je pensais soudain qu’elle n’aurait pas eu le temps d’avoir une enfance et cette pensée m’attrista quelque peu. Juliette me regarda brièvement avant de se pencher vers sa fille qui lui ressemblait tant et lui chuchota :

— Vas-y ma puce, c’est à toi.

Chloé eut un sourire, le même genre de sourire que celui qu’avait eu son frère. Elle prit la première grenade à pleines mains et la dégoupilla de toutes ses forces. Elle la fit ensuite rouler sur le rebord de la fenêtre, l’engin tomba sur la masse d’uniformes rouges. Je comptais mentalement « 1 … 2 … 3 … 4 ». La bombe toucha la terre et fit un rebond « … 5 ». Le sol s’ébranla légèrement faisant partir en vol un morceau de notre propre balcon et quelques soldats tombèrent à terre, arrachant une moue sadique à Chloé. Je me rendis alors compte que leurs expressions à tous avaient changé depuis le début. La mienne aussi devait être métamorphosée mais cela faisait si longtemps que je n’avais pas eu le loisir et le temps de me regarder dans un miroir que je ne savais pas bien à quoi je pouvais ressembler. En vérité nous étions déjà tous morts depuis des mois depuis l’effondrement économique du pays quand il avait cédé sous la guerre et l’anarchie. Nous n’étions plus et d’autres personnes étaient venues habiter nos corps. En réalité, ma famille n’était plus celle qu’elle était il y a quelques temps…

A ce moment-là, un craquement pareil à celui d’un os que l’on brise annonça qu’ils avaient réussi à enfoncer la porte au rez-de-chaussée. Une atmosphère pesante régnait dans l’appartement, chacun écoutait ce qui se passait aux étages inférieurs. Ils mirent à sac le rez-de-chaussée désert, espérant sûrement trouver quelqu’un ou quelque chose. Leurs pas saccadés qui grinçaient m’informèrent qu’ils commençaient à monter au premier étage. Le même vacarme recommença, des bruits de verres brisés nous parvenaient bien que toutes les issues soient fermées. Quand les soldats foulaient ce cristal, le bruit devenaient insupportable comme avec une machine enraillée. Après avoir dévasté le premier étage, ils montèrent au deuxième. Je pensais qu’ils ne trouveraient pas nos voisins, trop bien protégés pour que les ennemis n’arrivent à entrer. Néanmoins, au bout d’une dizaine de minutes, j’entendis des cris rauques de joie qui nous avertirent qu’ils avaient réussi à percer. Un combat féroce s’engagea au-dessous de l’appartement. Les personnes habitant cet appartement étaient beaucoup plus nombreuses que nous et ils résistèrent un moment dans un torrent de cris, de menaces dans une langue inconnue et de coups de feu. Les yeux des membres de ma famille trahissaient la peur, une peur que je partageais. Alors que nos regards se croisaient furtivement, une balle de fusil d’assaut traversa le parquet et effleura mon épaule, je fis un bond sur le côté et mon cœur s’accéléra l’espace d’un instant. L’absence de bruit qui vint ensuite ne me disait rien qui vaille.

Soudainement, le temps sembla comme figé et les ennemis commencèrent à monter. Ils synchronisèrent tous leurs pas les uns avec les autres. J’entendis leurs pieds monter sur la première marche. Le stress m’envahit, imprévisible. Juliette, qui était assise sur une chaise se leva sans bruit traduisant la même nervosité. Ils grimpèrent sur la deuxième marche, mon sang s’accéléra dans mes veines créant des bourdonnements dans mes oreilles. Quelques marches séparaient les deux étages mais j’avais l’impression que c’était l’éternité elle-même qui nous faisait face. Troisième marche, mon sang battit plus fort contre mes tempes, je pouvais maintenant distinguer nettement le pouls rapide de mon cœur qui battait la chamade. Quatrième marche, j’observais ma famille et je constatais que, bien qu’il essayât de le cacher, Jules était livide et semblait sur le point de s’évanouir. Cinquième marche, Jules se retourna pour vomir dans le lavabo, mes muscles se tendirent au maximum et ma femme se mit en position de combat. Sixième marche, Chloé commença à pleurer, des larmes de résignation sûrement. J’aurais aimé la prendre dans mes bras mais je ne voulais pas prendre le risque de griller notre couverture. Septième marche : « Bon sang mais ils n’arriveront jamais » m’énervais-je d’anxiété et d’angoisse. Mais bientôt, je compris que mon cerveau n’avait compté que la moitié des marches parcourues sous l’effet des émotions qui parcouraient mon corps puisque, j’entendis tout d’un coup les soldats se placer devant la porte et commençaient à fouiller le couloir. Le même tapage recommença comme aux étages précédents. Nous les sentions, ils se rapprochaient.

Soudain, l’armoire qui devait condamner la porte du studio tomba dans un bruit sourd. Une marée écarlate s’engouffra dans la pièce. Je ne distinguais plus rien, le flot me faisant tomber sur le parquet humide. Un homme plus grand que les autres se détacha du groupe et fonça sur moi. Je me relevais d’un mouvement vif, glissant sur le sol dans la précipitation. Mais avant que je n’aie eu le temps de faire quoi que ce soit, le colosse me projeta contre le mur sous la fenêtre avec une force inouïe. Mon dos heurta la paroi et une douleur aigue apparut le long de ma colonne vertébrale. Une fois de plus, il s’approcha de moi à grands pas et je me relevais vivement me préparant au combat. Mais au lieu de me pousser comme il l’avait fait auparavant, il m’agrippa le col et mes pieds se décollèrent du sol de quelques centimètres. Je vis son poing se lever mais il eut un sourire stupide sur le visage et il balança mon corps à travers la vitre comme un fétu de paille. Miraculeusement, je parvins à me saisir de la dalle de ce qui restait du balcon et à ne pas tomber au pied du mur de l’immeuble ce qui m’aurait été fatal. J’essayais de me hisser sur mes bras mais je n’avais jamais été un athlète et je dus bientôt économiser mes forces. Je ne voulais pas prendre le risque d’appeler à l’aide de peur qu’un ennemi ne m’entende. J’entendais le tumulte de la bagarre de là où j’étais mais je faisais tout pour ne pas y penser. Je regardais mes mains, mes pauvres mains, il ne me restait plus qu’elles et mes bras pour me sauver. Ils devaient tenir pour que, quand tout serait fini, je puisse remonter. Combien de temps cela durerait-il ? Quand pourrais-je enfin soulager mes bras du poids de mon corps ? J’avais l’impression que tout cela durait une éternité. Mes bras me faisaient de plus en plus mal, chacun de mes muscles mobilisés se tétanisait petit-à-petit sous l’effort. La sueur inondait mon corps, mes vêtements me collaient sur le corps et mes doigts s’engourdissaient si bien que je ne sentais plus le béton froid qui était mon dernier espoir de m’en sortir vivant. Tout mon corps assurait sa propre survie et mes sens étaient diminués à l’extrême : ma vue se troublait, mon ouïe affaiblie n’entendait plus que des bourdonnements, toutes les sensations semblaient diminuées comme enveloppées dans un épais nuage de coton.

Alors que je pensais que c’était la fin, l’image d’un gamin apparut devant moi. Je fermais les yeux et elle devint plus nette. Petit-à-petit, un décor se forma autour de l’enfant, d’abord flou puis je pus reconnaître la cuisine de ce qui semblait être une grande maison. Le minot était assis sur le plan de travail. Sa petite bouille souriante était encadrée de cheveux noirs de jais, ses yeux de la même couleur avait une teinte violacée. Mon cœur loupa un battement, l’enfant que je voyais n’était autre que moi une vingtaine d’années plus tôt, quand je n’avais alors que dix ans. Un rapide calcul me fit apparaître l’année : 2004. Une adulte rentra dans la salle, son visage était le même que celui de l’enfant malgré ses yeux bleus tel un lagon de l’Océan Atlantique. Elle portait d’ailleurs le prénom qui correspondait le mieux à ses iris : Atlanta. Ma mère se tenait devant moi, c’était avant que son visage ne se croise de rides, que ses cheveux ne deviennent blancs, que le crabe du cancer ne coupe le fil de sa vie et qu’elle ne glisse dans les bras de la mort petit-à-petit. Le petit moi tendit les bras devant lui, le rire cristallin de ma mère s’éleva et elle le prit tendrement dans ses bras. Le décor changea et je me vis de nouveau avec sa mère mais cette fois-ci mon père était présent. C’était quelques années plus tard, je devais alors avoir quinze ou seize ans. Nous étions couchés sur une colline, regardant le coucher soleil qui déclinait des milles couleurs magnifiques. C’était un des seuls moments que j’avais passé avec eux et, ce souvenir, je m’étais promis de le garder au fond de moi dans les moments difficiles. Mais comme bien des promesses la vie était passée dessus. Je vis ensuite les autres moments heureux de ma vie défiler devant mes yeux : mon diplôme, ma rencontre avec Juliette, la naissance de Jules et enfin celle de Chloé. Tous ces moments qui ont fait de moi ce lui que j’étais en temps de paix, celui que je ne pouvais pas me permettre d’être pendant la guerre.

Je rouvris les yeux, tout ce qui se passait autour de moi me revenant brutalement. Mon visage était mouillé. Perdu dans mes souvenirs, je ne m’étais pas aperçu qu’il avait commencé de pleuvoir. Pourtant, l’eau qui coulait sur mon visage était d’une autre nature. Je me rendis alors compte que je pleurais. Je ne savais d’où venaient ces larmes ; peut-être étais-je en train de me rendre-compte que tout était perdu, qu’il n’y avait plus aucune issue ni pour moi ni pour ma famille. Je les imaginais en haut, luttant de toutes leurs forces, se raccrochant à ce qui leur restait, j’entendais des coups de feu, des cris parfois. C’est alors que j’entendis le hurlement de Juliette suivit de celui de Jules. Un liquide chaud coula jusqu’à mes doigts et un filet rouge commença de couler le long de mon bras. Puis d’autres serpents le rejoignirent pour se transformer en un véritable réseau. Et quand les dégoulinements s’arrêtaient, c’était pour laisser tomber de grosses gouttes dans le vide qui atterrissaient au pied de l’immeuble. Mes larmes s’amplifièrent : pas besoin d’être bien intelligent pour comprendre ce qui venait de se passer. Quelles étaient mes raisons de vivre maintenant ? Je savais que si je remontais, les soldats rouges m’abattraient comme du gibier. Un par un, les doigts de ma main droite se décrochèrent du béton trempé par la pluie et l’hémoglobine. Une fois qu’il ne resta plus que main gauche qui tenait la tige, je la lâchai aussi. Une nouvelle fois, le temps se suspendit dans l’air. Je sentais le vent qui me sifflait dans les oreilles une douce mélodie. La chute fut très longue : mes larmes continuaient à couler. Ma vie n’avait certainement pas été celle d’un héros. L’humain a ses limites comme tout être-vivant et je venais de découvrir les miennes. Une idée me traversa alors l’esprit : le dernier homme de la ville allait mourir lâchement sans se battre. Ma tête se balança en arrière. Une quantité infinie de sentiments me submergèrent : peur, tristesse, désespoir mais aussi soulagement de ne plus à avoir à se cacher comme des rats. Tout cela se mélangeait en ma personne et un cri de libération explosa de mon âme et se perdit dans ma chute. Maman, Papa, Jules, Chloé, Juliette, je vous rejoins dans un pays où nous vivrons en paix, loin de la guerre et de sa violence.

« S’il le faut, nous défendrons maison après maison. »

C’était fini : le dernier homme était tombé, la dernière maison était tombée, le dernier pays qui résistait encore avait perdu la guerre. Les ennemis avaient gagné la guerre. « Il ne sert à rien au cerf de se battre tant qu’il est entouré de loups », j’avais entendu cette phrase de la bouche d’un de mes oncles chasseurs et je la trouvais particulièrement appropriée à l’instant. Elle me fit même sourire, alors oui je mourrai le sourire aux lèvres et la paix au cœur. Ce fut ma dernière pensée lorsque ma tête frappa violement la rue pavée et que je plongeai dans un sommeil éternel.