Envie de ciel bleu

J’ai regardé mes chaussures, puis un carreau de carrelage sur lequel il y avait une petite tache de sauce tomate, puis les chaussures de mon père, puis la chemise de mon père, sans aller jusqu’aux yeux, c’était plus simple de ne pas regarder ses yeux et j’ai dit :

  • Pourquoi le ciel est bleu ?
    Mon père releva les yeux sur moi, cessant de s’essuyer les mains. La question l’avait surpris car ses deux sourcils étaient à présent relevés et une légère ride était apparue sur son front. Il reposa le torchon pour s’avancer vers la table.
    La chaise racla sur le sol quand il la tira à lui.
  • Tu as vu ça en cours de Sciences et Vie de la Terre aujourd’hui ?
    Je haussai les épaules. Cette question purement inventée était la première qui m’était venue à l’esprit.
  • J’ai SVT le jeudi. J’ai posé la question pour simplement assouvir ma curiosité, rien de plus.
    Il posa ses coudes sur la table et les coudes qui tenaient ses mains vinrent encadrer son menton. Sa tête pivota légèrement sur la côté et avec les deux épis sur le haut de son crâne, il ressemblait à un hibou mal réveillé.
  • Ce n’est pas une histoire de réflexion de la lumière ? Je ne suis pas un scientifique, désolé et à l’époque je n’avais pas cette matière… Par contre, toi je te connais mieux que la réponse : les questions sur ce sujet, tu trouves la réponse toi-même.
    Piégée. Je l’avais sous-estimé. Malgré ses cheveux légèrement blanchis et les rides dans la commissure de ses lèvres il restait un homme qui avait vécu et appris à connaître les gens. Enfin, c’est ce que j’aurais voulus dire mais c’était juste un paternel attentif à son enfant.
    Je me mis à tapoter nerveusement le bout de mon index de couleur fuchsia contre la paroi de mon verre… Jusqu’à quel point j’étais un livre ouvert pour lui ? Savait-il qu’à l’âge de 8 ans j’avais mangé toutes les fleurs du jardin alors qu’il me l’avait formellement interdit le jour d’avant ? On encore… Non je m’emballe, ce n’était pas le moment de me rappeler ces doux souvenirs.
    Nerveuse, je relevai les yeux en me mordillant la langue.
  • Ce n’est pas faux, techniquement c’était hier que je me posais cette question. Alors pourquoi te la demander aujourd’hui alors que la réponse est déjà trouvée ?
    Il passa la main dans ses cheveux, je le sentais lassé.
  • ça, c’est à toi de me répondre… Alors ? Pourquoi le ciel est bleu ?
    Je me tortillai, avec l’envie de m’arracher les ongles. Je n’avais pas l’habitude de poser des questions à autre chose qu’un dictionnaire, c’était les autres qui me les posaient. Même si c’était des questions débiles comme pourquoi le tournesol suit du regard le soleil ou bien pourquoi les berniques sont collées sur les rochers.
  • Parce que les ondes lumineuses de plus faibles longueurs d’onde associées au bleu sont absorbées par l’atmosphère qui les diffuse dans toutes les directions.
    J’avais répondu comme ça, récitant les mots d’un article scientifique…, c’était une réponse comme les autres que j’avais formulée comme les précédentes…. Exception faite des tremblements de mes mains tellement visibles que je devais les cacher sous la nappe, histoire de paraitre plus tranquille. Redoutai-je à ce point ma véritable révélation ?
    Mon père reprit d’une voix douce, faisant tourner ses yeux.
  • As-tu quelque chose à me demander Ivy ?
    Là était la vraie question. Je lui disais ? Je ne lui disais pas ? Etait-ce aussi délicat que je voulais le faire entendre ? Sûrement parce que mon visage ressemblait à celui d’un chihuahua qu’on aurait lâché devant un Bull Dog, mon père posa sa main humide sur ma tête.
  • Tu sais, si un garçon n’arrête pas de t’embêter parce que tu es jolie, tu peux me le dire ! Je n’irais pas lui courir après avec une carabine, surtout que la seule que nous possédons a plus de 50 ans et risque de me rester dans les mains.
    Là, mon visage vira complément couleur pivoine.
  • Hein ? Pourquoi tu dis ça !? Papa !
    Un sourire légèrement agacé apparut sur le bord de ses lèvres et je compris qu’il m’avait eue, une fois encore, mais que cette fois ce n’était plus pour rire.
  • Il y a donc bien quelque chose qui ne parle pas de la reproduction des éléphants de mer ou de la couleur d’une feuille de baobab.
    Il me prenait pour une enfant, ce qui eut pour effet d’attiser ma colère, elle monta d’un coup sans que je m’en rende compte.
  • Déjà premièrement une feuille de baobab c’est vert…De toute façon tu ne comprends jamais rien !
    Super, j’ai déjà été en meilleure forme. Je lui lançai un regard noir et remontai mes genoux contre ma poitrine voulant rentrer dans une coquille imaginaire. Mon père posa une question que je n’entendis pas mais je sentis au ton de sa voix qu’il était agacé. Au bout de quelques secondes de silence, il m’attrapa le bras et m’obligea à me désenrouler pour lui faire face. Son regard n’avait plus rien de joyeux. Je serrai les dents… Maintenant, c’était sûr, il avait deviné et refuserait net vue ma réaction colérique quelques secondes plus tôt…
  • Ivy, tu te fais harceler à l’école ? Si oui j’irai voir le directeur.
    De surprise, mes yeux s’ouvrirent en deux grands ronds, je ne m’attendais pas à ça.
  • Non ! Pourquoi tu crois ça !? Tu en as de drôles d’idées mais tu sais je ne suis plus une gamine ?… J’ai 18 ans !
    Il tapa du poing sur la table et je sursautai.
  • Ne prend pas cette question à la légère ! Depuis tout à l’heure, tu me dis vouloir te confier à moi, tu te renfermes sur toi, tu changes d’humeur, tu évites mon regard… Alors oui j’imagine le pire ! Dans le coin, il y a certaines personnes qui n’aiment pas quand on pose trop de questions mais surtout tu n’arrêtes pas d’agir de façon puérile ! Décide toi j’ai autre chose à faire de ma journée que d’apprendre la taille des fourmis rouges !
    Il était à présent aussi cramoisi que les fameuses fourmis. Je reposai mes pieds sur le carrelage et un frisson me parcourut malgré la présence de mes chaussures qui me tenaient chaud aux pieds.
  • C’est quoi cette question totalement débile… Et tu sais quoi ? Je t’ai dit la réponse il n’y a pas longtemps ! Et voilà je divague encore à cause de toi… Ce que je veux dire est sérieux et toi… Rhaaaa franchement tu ne comprends vraiment rien !
    Il m’avait vraiment énervée, je l’avais énervé, pourtant c’était rare. Je savais que le ton de ma voix pouvait sembler être teinté de mauvaise foi mais j’étais surtout agacée de la perpétuelle protection dont il m’entourait depuis le départ de maman et le manque de sérieux qu’il m’accordait.
    Mon père soupira et tenta de se recomposer une figure souriante et décolorée.
  • Alors qu’y a-t-il Ivy ? Je te donne 5 minutes pour me répondre et après je m’en vais réparer mon vélo.
    Ok. Quand il disait ce genre de phrase c’était que je devais vraiment répondre avant le temps imparti si je ne voulais pas louper la seule et unique occasion de me confier car il ne m’accorderait plus d’attention et moi je perdrais le courage que j’avais eu du mal à trouver.
    Il était à présent enfoncé dans sa chaise les bras croisés sur sa poitrine, position qu’il prenait à chaque fois qu’il parlait avec son supérieur ou autre personne importante.
    J’inspirai un grand coup et me calmai à mon tour.
    C’était compliqué, de prendre de l’élan. D’habitude c’est un geste physique pour nous permettre de sauter plus loin. C’est aussi un grand mammifère cornu qui vit dans certains pays scandinaves.
    De toutes façons, là n’est pas la question.
    J’ouvris de nouveau les yeux, et, tel un papillon Monarque je sortis de mon cocon.
    Je vais pouvoir l’avouer. J’allais pouvoir dire que je voulais m’envoler.
  • Je suis tombée amoureuse d’un Terrien.
    Il me fit une tête surprise, et ses deux épis s’allongèrent pour se mettre à onduler telles les algues que j’avais déjà vues dans un reportage sur la vie aquatique de la planète bleue.
    Mes propres mèches faisaient pareil depuis un moment… Depuis le « si un garçon ».
    Depuis toute petite, je ne faisais que poser des questions sur cette planète… Amoureuse de cet endroit au point de sortir avec un de ses habitants… Il devait sûrement deviner qu’un jour, je voudrais prendre mon envol vers cet endroit. Mon père reprit ses esprits et ses antennes se reposèrent dans sa tignasse mais elles étaient toujours envahies par quelques soubresauts.
  • Ah euh… Vu que tu poses des questions sur la planète terre depuis que tu es petite, c’est plutôt logique non ?
    Sur ma tête, ça s’agitait tellement que j’avais peur que mes mèches s’entrelacent.
  • Il est membre de L’Echange InterPLANétaire, il est venu chez nous pour découvrir nos coutumes… Il est comme moi et ne fait que poser des questions… Il m’a proposé de rentrer sur Terre avec lui pour quelques temps.
    Les yeux de mon père, ressemblant à ceux d’un chat, caractéristiques de notre planète se rétractèrent.
  • Un humain a bien voulu sortir avec quelqu’un de chez nous ? Je n’aurais pas imaginé… Il est japonais au moins ? C’est mieux pour toi qui as choisis cette langue… Tu me le présenteras ?
    Je rougis et pointai mon doigt, qui s’illumina d’une magnifique lumière violette sur le carrelage. Je toussotai et changeai de sujet.
  • Il y a une tache de sauce tomate sur le sol.
    Mon père y jeta un œil, mi amusé mi sérieux.
  • Sauce tomate terrienne ou sauce locale ?
    Je me redressai, heureuse comme je ne l’avais jamais été. Pourquoi j’avais eu peur déjà ? C’était mon père et il me connaissait mieux que quiconque.
    Il devait se douter que depuis la création de l’EIPLAN, je trouverais bien un moyen d’y aller d’une manière ou d’une autre pour avoir une chance d’apercevoir un escargot ou de goûter à un vrai croissant... Voir le contraire.
    Mais avec la personne que l’on aime c’est encore mieux non ?
    Je souris de manière surjouée à mon père.
  • Terrienne ! Les tomates d’ici ont vraiment un goût horrible.