Époque noire

Écrit par Clémentine Tassel, incipit 2, en 2nde au Lycée Kerichen à Brest (29). Publié en l’état.

Et elle partit, tenant sa fille dans ses bras à la recherche folle mais pas désespérée d’un simple jouet d’enfant, d’une petite poupée en chiffon, dans ce monde cruel et obscur qu’était la guerre.
L’atmosphère sentait la mort. L’odeur du sang et celle du feu. Flammes indécises, rougeoyantes, tremblantes, se gonflant et dansant sur les ruines de toutes ces maisons devenues monuments brûlants.
Elle avançait le long du chemin boueux, grelotant et tenant sa poupée à elle dans ses bras. La petite fille, chiffon de chair aux yeux brillants et aux doigts rougis par le froid.
La fumée noire couvrait tout Verdun, tout le paysage. Voile de deuil impénétrable. Les hommes échappés des flammes et de l’explosion étaient devenus ombres. Tous se distinguaient par des silhouettes séduisantes, comme s’ils survivaient tous à la guerre de cette manière. Immobiles. Tous en silence, en sanglots étouffés et en respiration saccadés.
Il était là, l’enfer. Ni dix mille pieds en dessous, ni dirigé par une bête à cornes à la peau rouge, mais bien par des hommes qui avaient obtenu le poids des mots, des armes et de la folie.
Et elle marchait là, un milieu de ce qu’on avait pu appeler Verdun autrefois. Deux ou trois affolés, pensant croire se sauver, couraient et glissaient le long de la route détruite.
Tous étaient dévastés, et peu importe qu’elle ait fait juste la moitié du chemin, elle pensait sérieusement à vouloir s’arrêter. Elle voulait se recroqueviller avec son enfant serré contre sa poitrine, entre ses bras. Elle voulait rester enroulée sur elle-même dans un des creux de la route.
Elle voyait le virage si loin. Et aucun signe de la poupée. L’air maudit qu’elle respirait lui donnait mal à la tête, lui brûlait les poumons. Elle désirait tellement s’arrêter juste là. Mais elle sentait le cœur de son enfant battre contre sa poitrine, et elle ne voulait pas que cette mélodie-là s’attriste de la perte de ce qui lui restait.
La petite s’agita, pointant son petit doigt boudiné vers une forme vague à travers la fumée. Ses cheveux blonds et ternes volaient doucement, portés par le vent de Novembre.
« Là … Là maman ! »
L’extrémité de son petit doigt rougi était braqué sur un morceau de chair rosie par la chaleur de l’explosion. Rien de ressemblant à la poupée de chiffon. A la vue du corps brûlé, le visage de la femme se crispa. Le pire fut de se dire que son enfant avait elle aussi ça sous les yeux. Et que la candeur de son regard n’y avait vu qu’une robe rose pâle de poupée.
Elle posa sa fille au sol.
« Mets tes mains devant tes yeux… Mets-les comme ça. »
Maintenant, les mains de sa fille devant ses paupières, elle la reprit dans ses bras. Soulevant son corps avec le peu de force qu’elle trouvait. Les petits souliers noirs de la gosse quittèrent le sol.
Elle reprit la marche. Partout où elle passait, elle ne voyait que débris de vie et de corps, mais pas de poupée au sourire réconfortant et aux membres potelés.
Ses pas se faisaient plus courts et sa respiration lui manquait. Elle ne respirait plus d’air mais de la fumée épaisse. Elle ne reconnaissait presque plus le chemin, alors qu’autrefois elle l’empruntait si souvent pour emmener sa fille à l’école. Pour aller à la messe. Pour faire le marché.
Plus elle avançait, et moins elle voyait de monde. Au début, elle avait vu quelques personnes qui regardaient simplement leurs maisons brûlées. Ou des gens fuyant, d’autre courant pour rejoindre un être aimé. Elle avait croisé quelques personnes qui priaient. Mais là, plus rien.
La route. C’était … tout.
Elle, son enfant.
Pas de voisins, pas d’amis, pas de famille.
Pas de poupées.
Elle se mit à pleurer. Les larmes effaçaient la cendre qui s’était rependue sur ses joues. Trace de peau au milieu du noir de la misère. Ses sanglots étaient bruyants par leur silence. Elle était où, cette foutue poupée ?
Elle se sentait misérable. Terriblement seule et abandonnée. Pourquoi ce genre de chose devait arriver dans un monde ? Il y avait des morts, des blessés, des âmes à genoux, des esprits réduits en miettes s’élevant dans la peur de la souffrance. La guerre, ça salissait le sang des Hommes.
Elle passa devant le squelette d’une maison. La nuit était tombée. Quelques rideaux fleuris finissaient de se consumer dans un mouvement gracieux porté par les alizés. Et juste au pied de cet édifice bancal, au milieu des cendres, un tissu rose. Des faux cheveux blonds tressés de laine. La jeune femme pressa le pas, posa sa fille et déterra ce qu’elle pensait être l’objet convoité.
Elle tira la petite poupée de chiffon presque intacte des débris. Regardant ce petit jouet d’enfant comme le trésor le plus précieux qu’ait portée la Terre. La petite avait enlevé les mains de ses yeux, découvrant avec toute l’innocence d’une enfant la meilleure chose qu’on aurait pu lui tendre.
Alors, avec toute la douceur et la saveur sucrée de l’enfance, elle embrassa sa mère sur la joue, prit la poupée et la serra dans ses bras. La mère fit de même avec la petite. Elle pleurait toujours, à genoux dans la terre.
Elle cala sa tête contre celle, minuscule et fragile, de sa fille. De la poche de sa longue jupe crasseuse, elle sortit le revolver de son défunt mari. Elle ferma les yeux, ajusta l’arme, et se tira une balle dans la tempe droite.