Frankétienne : "Chronique d’un séisme pressenti"

Frankétienne, Delmas

21 février 2010

Mardi 12 janvier 2010 à 4h30, en compagnie de mon partenaire de scène, le comédien Garnel Innocent, je venais tout juste de terminer la répétition de ma pièce « Melovivi ou le Piège ».
Ce texte théâtral, à dimension écologique universelle, a été écrit en novembre 2009. Et j’avais déjà entamé la mise-en-scène en décembre, puisque cette production devait être jouée le 29 janvier 2010 au Parc Historique de la Canne-à- Sucre.
Au moment du départ de mon partenaire de scène, s’amena le journaliste portoricain Angel Dario à qui j’allais accorder une interview autour de la présence du divin dans ma vie et dans mon œuvre. Accueil chaleureux. Echanges brefs sur les différents aspects thématiques qui devraient constituer les points essentiels de l’entrevue.
Je sais que vous êtes peintre, me dit-il, cela m’intéresse de photographier quelques uns de vos tableaux. J’acquiesçai sans la moindre hésitation. Et je l’invitai ainsi que l’ami haïtien qui l’avait conduit chez moi à faire le tour des salles. Mon épouse Marie Andrée travaillait sur son ordinateur dans la bibliothèque familiale. Quel beau studio ! Et quel magnifique espace, s’exclama Angel Dario en pénétrant dans ce lieu rempli de livres et de documents. Atmosphère d’ordre. Et en même temps richesse et variété des ouvrages rangés dans les différents casiers des étagères. Brève conversation. Et le journaliste, en pleine exaltation, entama la photographie des pans intérieurs de notre « galerie-musée » où étaient accrochés d’immenses tableaux datant d’une trentaine d’années. Il s’attacha surtout à photographier les compositions exceptionnelles qui remontaient au premier cycle de mon travail plastique. La plupart de ces toiles gigantesques atteignaient 4 mètres de longueur et presque 3 mètres de hauteur.
Entretemps, nous parlions d’Haïti, de son histoire chargée de turbulences énigmatiques. Evidemment, nous parlions aussi de mes principales œuvres littéraires. De mûr à crever. D’Ultravocal. De l’Oiseau Schizophone. De la Spirale. Du mystère de la création artistique. De l’esthétique du chaos. De la Relativité d’Einstein. Et de la physique quantique…
4h 52 de l’après-midi sous les lueurs magiques crépusculaires au moment où le soleil semblait ramasser ses derniers feux pour s’éloigner du continent américain et de l’archipel caraïbe, tout commença à basculer vers quelque chose d’indescriptible et d’inhabituel. Un monstre souterrain, un faisceau de boas enchevêtrés, un intense yanvalou souleva toute la maison et l’environnement terrestre avec une rage époustouflante. Il n’y avait plus de temps. Il n’y avait plus d’espace. Il n’y avait que l’espace-temps de l’épouvante. L’espace-temps de la terreur. L’espace-temps de la démence. L’espace-temps de la déraison. L’espace-temps de la folie anonyme. L’espace-temps de l’insupportable. Et pourtant, cette danse macabrement nouée de dissonances, de cavalcades bruyantes, de boulines chaotiques, de déglingues désarçonnantes et de faux silences, n’avait duré que 45 secondes. Une étrange éternité de chamboulements, de chambardements, de désastres, de calamités, de catastrophes et de bouleversements dont les séquelles, les meurtrissures, les blessures, les traumatismes et les cicatrices demeurent inapaisables, inextinguibles, inoubliablement atroces.
Un calypso d’effondrement !
Un horrible cinéma d’apocalypse !
Point n’est besoin, après des semaines de tribulations et de tourments qui dépassent l’imaginaire, de rappeler dans les détails les séquences de ce film d’horreur dont le débobinage grinçant continuera longtemps encore à hanter notre esprit.
Entre les musicales virondes des astres et les éclats aveuglants des désastres, apprenons à comprendre et à relever l’urgence du défi. Le grand défi de la survie miraculeuse. Le grand défi de construire un pays neuf. Le grand défi de nous restructurer hors des innombrables cordillères ténébreuses. Le grand défi de renouer avec l’énergie lumineuse et féconde et de ne jamais oublier tous ceux là qui sont partis sans avoir eu le temps de compter les infinies graines de clartés dont la germination dépend de nous et des générations futures.