Gulliver n° 6 : "Ecrire le sport"

Revue trimestrielle, avril-juin 1991, 336 pages

SOMMAIRE

  • Michel Le Bris : Confidences d’un lecteur de l’Equipe
  • Loïc Wacquant : Busy Louie aux Golden Gloves
  • Donald Barthelme : l’Art du base-ball
  • Thomas McGuane : Prolégomènes au maniement du lasso
  • John Irving : la Lutte amateur, réservée aux amoureux
  • Tony Cartano : Pierre le style
  • Robert Coover : le Foot comme sacrement existentiel
  • Louis Nucera : De Pétrarque à Nietzche en vélo
  • Jérôme Charyn : la Saison d’hiver
  • Denis Grozdanovitch : Trois histoires de mur
  • Michel Le Bris : Vel’ d’Hiv’, banlieue de nos rêves
  • Alphonse Boudard : Ces années-là, le Tour
  • Christian Montaignac : « Roger est dans le trou »
  • Hervé Prudon : Boris
  • Guy Lagorce : Au royaume des aveugles
  • Victor Serge : Coliseo, lucha libre
  • Alain Auregan : Football et Peinture
  • Jean Colombier : les Coups bas de Sainte Cécile
  • Philip Levine : Encore « un » amérique
  • Michel Le Bris : Dublin, printemps 86
  • Richard Ford : En Harley Davidson
  • Jean-Marie Gibbal : A la pêche aux ombles chevaliers
  • Paul Theroux : John McEnroe Jr.
  • Bernard Wallet : De la cyclomanie
  • Julio Cortazar : le Noble Art

CHRONIQUES

  • Graham Greene : l’Enfance perdue
  • Cioran : Mozart ou la mélancolie des anges
  • Claudio Magris : Conversations avec Gregor Von Rezzori
  • Alain Borer : Je me ressouviens
  • Jay McInerney : Raymond Carver, mentor
  • Yvon Le Men : A la tombée de la nuit
  • Antonio Tabucchi : Lettre à Tullio Pericoli
  • Vladislav Effenberger : la Dame qui parle trop
  • Adolfo Bioy Casares : Pour en revenir à Stevenson
  • Gabriel Liiceanu : Lettre ouverte à Jacques Derrida

QUATRIEME DE COUVERTURE

Alors, rêvons. A des reportages âpres, violents et beaux comme des flirts avec la mort. A des enquêtes à la manière de jack London ou de Thomas MacGuane, sur la démesure, la bassesse et la splendide cruauté de la compétition. A des journalistes qui oseraient se faire des créateurs de légendes, lyriques et durs, réalistes et mythomanes, pour nous rappeler que c’est la création du monde, dans les ors et dans les ténèbres, qui se rejoue à chaque instant dans le plus humble des matches. Après tout, il se pourrait que le sport n’aie pas d’autre fonction : contre le tic-tac des horloges, les diktats de l’histoire, l’ordinaire des jours, tout ce qui prétend ici-bas nous déterminer et nous contraindre, nous reconduire à cette évidence simple, mais combien bouleversante, que nous sommes, aussi, des êtres illuminés.


Ce numéro de Gulliver est dédié à Antoine Blondin

Étant entendu que nous rêvons d’archanges à roulettes, dont la blancheur ne risquerait pas de se ternir au contrôle et qui nous donneraient une estimation flatteuse du cheptel humain, j’émets l’opinion personnelle qu’il y a, malgré tout une certaine grandeur chez des êtres qui sont allés chercher dans on ne sait quel purgatoire le meilleur d’eux-mêmes. On a certes envie de leur dire qu’il ne fallait pas faire ça, mais on peut demeurer secrètement ému qu’ils l’aient fait. Leurs regards chavirés nous sont une offrande. Nous pensons que demain dispersera ces nuages. Du moins se seront-ils une fois offerts aux acclamations et aux outrages pour que tourne le somptueux manège, ce concours permanent où ils se veulent élus.

Antoine Blondin : Sur le Tour de France, Mazarine éditeur


EDITORIAL

Confidences d’un lecteur de « l’Equipe »
Michel Le Bris

Si j’ai bonne mémoire, ma maladie a dû se déclarer... - oui, c’est ça, en septembre 1958. Je découvrais tout juste les joies de l’internat au lycée Hoche, Versailles. Et je ne crois pas avoir manqué, depuis, un seul numéro. M’arrive-t-il de partir en voyage que je le fais aussitôt réserver par mon marchand de journaux - ce qui ne m’empêche pas, à peine arrivé à l’étranger, de passer des heures à le traquer de kiosque en kiosque. Le plus simple, direz-vous, serait de m’abonner. Mais ce serait du coup me priver de l’essentiel : du plaisir délicieux de commencer ma journée par sa lecture. De la première à la dernière ligne. Ce qui a fait de moi, au fil des années, un redoutable spécialiste de quelques sports aux noms curieux, que je n’ai jamais vus, dont au fond j’ignore tout, des règles comme des fins. Je pourrais, bien sûr, faire un effort, me renseigner. Mais l’idée d’une érudition folle et totalement inepte sur un sport resté par ailleurs une énigme m’emplit d’une jubilation si profonde que je ne puis me résoudre à briser le charme. Après tout, ne rien ignorer du football est à la portée de n’importe qui - mais tout savoir d’un sport dont on peut à la limite douter de l’existence, n’est-ce pas le luxe suprême ?

Donc, mon Equipe quotidienne. N’allez surtout pas croire que cette douce manie ait toujours été sans danger. Ainsi, dans l’après 68, pendant les années glorieuses d’activisme gauchiste... Ah, ces regards pensifs qui se posaient sur moi quand, malgré toutes mes ruses, je me trouvais pris en faute, coincé, fait comme un rat, l’Equipe grande ouverte devant moi ! Pas besoin d’un dessin : il y avait déjà de la rééducation dans l’air. Pourquoi pas quelques mois dans une aciérie en Lorraine, par exemple, pour retrouver la juste ligne prolétarienne ? A la décharge de mes censeurs, il est juste de dire que l’hystérie anti-sportive était alors un des plus sûrs lieux communs de la « pensée de gauche ». Passé au décapant de la lutte des classes, le sport se trouvait de toutes parts dénoncé comme instrument d’aliénation des masses, fabrique de crétins ou propédeutique au nazisme. Les plus lettrés vous citaient d’un air entendu les Forçats de la route d’Albert Londres. Les plus naïfs, vaguement écolos, animateurs « socio-culs » ou militants PSU, tentaient, entre deux traites de chèvres, d’inventer « d’autres pratiques du football » (d’où se trouvait banni, évidemment l’esprit de compétition !) Bref, la vie en ces temps-là n’était pas toujours facile. Aussi, je vous laisse imaginer la violence des réactions lorsqu’un peu plus tard, en pleine crise du gauchisme, aux débuts de Libération, je revins à la charge : que l’on ose enfin y traiter du sport autrement que pour le dire « pourri » ! Cela restera ma fierté : d’avoir été le premier à écrire dans les colonnes de ce journal un texte sur le sport - quelque peu exalté, j’en conviens, mais le sujet s’y prêtait, puisqu’il s’agissait, si je me souviens bien, d’une finale, à Toulouse, du championnat de France de rugby. Depuis, Libé a bien changé, et publié des textes parmi les plus remarquables de la presse sportive - je me dis de temps en temps que j’y ai, peut-être, un peu contribué.

Mais revenons à mon Equipe. Chaque jour de la semaine. Avec une place un peu à part pour le lundi. Car mon bonheur à moi commence véritablement le mardi. Lorsque la page tournée, les résultats dûment enregistrés, la roue de la destinée peut tourner de nouveau. Lorsque le Grand Architecte, là-haut, relance les dés et que l’on peut donc recommencer à rêver, composer son équipe idéale, discuter des causes et des effets, se perdre en conjectures sur telle déclaration sibylline. Juste un détail technique à régler, explique le brave Collet, demain, oui demain, ce point réglé, il frôlera les six mètres ! Comment, proteste le grand méchant sprinter, moi, me doper. Demandez à ma maman, c’est sûrement un complot ! Astraphan le cynique continuera-t-il tranquillement à se foutre de nous ? Et Ferrasse à se prendre pour le petit père du rugby ? Quel nouveau rebondissement, demain, à la grande geste de Charvet, le crucifié du XV de France ? L’archange Villepreux aura-t-il un jour raison du méchant Fouroux, le teigneux épileptique ? Perrin saura-t-il refaire une santé à Noah ou bien se fait-il ainsi, à bon compte, un coup de pub ? Comment Tapie se vengera-t-il de Bez ? de Sadoul ? de Borelli ? Qui est derrière Derose ? Confidences d’athlètes et d’entraîneurs, coups bas, tacles glissés, promesses de coups d’éclat, ainsi s’emballe jour après jour le tourbillon des rêves éveillés, qui culminera le samedi. jusqu’à ce que le couperet de la réalité s’abatte le dimanche, que les matches se jouent, forcément décevants, à oublier bien vite pour que tout recommence...

Au fond, l’époque bénie, pour moi (et, je le soupçonne, pour tous les mordus de football), débute lorsque s’arrêtent les matches - et que s’ouvre enfin la période des transferts. Où chacun peut refaire le monde, chaque jour, impunément, sur une feuille blanche. Quel milieu défensif saura rééquilibrer l’entre-jeu de Montpellier ? Vaut-il mieux un Rocastle aux côtés de Papin, ou bien un Bebeto, si par malheur Waddle... ? Depuis les temps d’internat où je m’affairais à transférer Akesbi à Reims (mais saura-t-il s’adapter au jeu court de l’équipe ?) ou à gérer au mieux les intérêts de Van Sam et de Bonnel en noircissant page après page, une forêt au moins a dû être rasée pour me fournir en rames de papier. D’ailleurs, à l’instant où j’écris ces lignes, je ne vous cache pas ( comme pourraient en témoigner mes pages de brouillon) que le nom de l’attaquant appelé à jouer aux côtés de Papin me préoccupe beaucoup, ainsi que les dispositifs tactiques qui en découleraient Et je parierais volontiers que le bonheur de Tapie n’est pas très différent du mien, que lui aussi, gamin, faisait et refaisait sans cesse l’équipe de Reims ou celle du Racing, ou encore grimpait le Tourmalet lorsque dans la cour de récréation, à genoux dans la poussière, il poussait des capsules de bière portant les noms glorieux de Gaul et de Koblet - avec cette seule différence, aujourd’hui, que les marges de cahiers, ou les feuilles de brouillons, ont laissé la place à de solides chéquiers.

On aura compris que le numéro du lundi me fait moins palpiter. Parce que l’on est prié ce jour là de redescendre sur terre, et prendre son parti du réel. Mais aussi parce que c’est le jour où se fait le plus cruellement remarquer l’érosion de la qualité proprement littéraire du journal. Jadis, l’invention langagière savait hisser le compte-rendu aux dimensions de l’épopée, le moindre commentateur sportif se voulait, se savait porteur de légendes - d’autant plus sereinement, il est vrai, que l’œil de la télévision ne venait pas « contrôler » son travail créateur. L’époque a changé, nous dit-on : il faudrait aujourd’hui livrer du « factuel », plus concis, plus technique. A d’autres ! Et si l’on parlait plutôt de la moulinette des écoles de journalisme, tout juste capables de produire des rédacteurs de « news » standardisés, sans âme ni style, ni regard sur les choses ? J’exagère ? Lisez donc Wacquant sur la boxe, MacGuane sur le rodéo, tout ce que les écrivains US aujourd’hui écrivent sur le sport - avant de chercher dans l’époque l’excuse de sa propre médiocrité !

Mais les écoles de journalisme sont peut être moins à incriminer qu’un conception générale du monde - et du sport. Je veux parler - allons ! et qu’on me pardonne, au nom de ma longue passion, si je lance ici quelques piques - de cette tendance de plus en plus marquée de l’Equipe à tenir un discours « institutionnel ». A se prendre pour une sorte de super fédération rappelant chacun à ses devoirs. Au nom, bien sûr, d’un « idéal » du sport dont le journal serait, en ce monde troublé, le dernier dépositaire. En clair, il s’agirait donc de promouvoir un sport « propre », détaché autant que faire se peut de la loi de l’argent, et capable de former une jeunesse saine, au caractère trempé - bref, une sorte de préparation à la vie sociale, tout autant civique que physique.

Me permettra-t-on d’objecter ici qu’il s’agit d’une aimable foutaise ? Que le sport qui chavire les foules, créée des Dieux, embrase les âmes des enfants comme celles des adultes, n’a que peu à voir avec ces considérations pour boys scouts ? Car enfin, sans « méchants », sans excès, sans tricheries, sans drames humains, sans coups de folie, sans coups de génie, de ce sport que l’on voudrait « pur » il ne resterait plus rien, plus de rêve, ni de passion ! Voyez comme Carl Lewis, à peine privé de Ben Johnson, le redemandait à grands cris (après l’avoir dénoncé) pour que recommence au plus vite l’éternel affrontement de l’Ange et de la Bête ! C’est que nous ne sommes plus ici (combien de fois faudra-t-il marteler l’évidence ?) dans le domaine de la raison, de la saine gestion d’une entreprise, ou d’une propédeutique à la vie civique, mais en plein cœur du grand cratère, à l’instant de la création du monde, quand naissent en nous les Dieux. Dans le brasier où consument, se défont et se recréent les valeurs. Bref, au royaume de la démesure nécessaire, du mythe, des légendes - autrement dit encore du symbolique, quand se déchaîne, dans toute sa fureur, le jeu barbare de l’or et de la puissance ?

Le décalage prend parfois des dimensions comiques. Ainsi, se lamentait ces derniers mois mon journal préféré, le football français est en crise. Certes. Mais que propose notre quotidien préféré ? De copier les recettes de ceux qui ailleurs réussissent, comme le propose Tapie ? Surtout pas ! Bien au contraire : d’en finir avec les « excès » (pourtant, l’excessif Claude Bez, leur ennemi juré, n’est-il pas le seul à avoir obtenu ces dernières années des résultats probants - après M. Rocher, que l’on s’était empressé, sans doute pour cela, de mettre en prison ?) ; de revenir à un peu plus de sagesse (en avions-nous donc manqué à ce point ?) ; à une sage gestion (Laval et Guingamp désormais comme modèles mobilisateurs ?) ; de stopper l’inflation salariale (l’argent, toujours l’argent ! corrupteur comme on sait. En France, parce qu’ailleurs ... ) ; d’accentuer notre effort de formation (n’est-ce pas, précisément la cause majeure de nos maux, que cette foutue idéologie « formatrice » ?). Ah ! ces centres de formation !
Nous en a-t-elle chanté les vertus sur tous les tons, années après années, notre Equipe ! Enfin nous la tenions, notre fameuse organisation rationnelle. Ce « chef d’œuvre national » que « le monde entier nous envie » - mais que, curieusement, personne n’imite ! Il est vrai qu’« eux » gagnent - mais c’est une autre affaire, qui n’a rien à voir, n’est-ce pas ?

Cela ne crève-t-il pas les yeux, pourtant, que le grand échec est celui des centres de formation, et donc peu ou prou de « l’idéal sportif » que véhicule l’Equipe ? Que l’époque glorieuse du Onze de France a correspondu à la rencontre de quelques joueurs atypiques, ayant réussi à échapper à ces centres ? Que le début de la fin a coincidé avec l’arrivée des « joueurs éprouvettes » - qui tous couraient probablement plus vite que Platini, sautaient plus haut, avaient de meilleurs « tests de Cooper », mais qui avaient autant de flamme intérieure, de fureur et de sens du jeu, bref de rapport au divin, qu’une botte de courges ?

A quoi rêvent donc les journalistes de l’Equipe ? A Naples, à Barcelone, à Milan ? Hélas, j’en viens parfois à le craindre : à Nantes (enfin, jusqu’à ces derniers mois, parce que là bas aussi, finalement, les choses tournent au vinaigre ... ). A cette équipe sympathique, développant ce qu’il est convenu de dire en France un « beau jeu » - ennuyeuse à mourir. Alors qu’il nous faut de la flamme, de la passion, toutes les passions, pour qu’elles se télescopent et s’embrasent, des transferts scandaleux, des présidents mégalomanes, des artistes odieux et géniaux, des faillites retentissantes, des clubs à la dérive, d’autres portés au pinacle, des cris, des convulsions. Parce qu’il ne s’agit pas de muscles, d’ordre, de raison, mais d’une transe, d’une danse de possession pour réveiller en soi les Dieux. Tapie, lui, l’a compris comme pas un. Et c’est pour cela qu’il gagne, n’en déplaise à l’Equipe.

Alors, rêvons. A des reportages âpres, violents et beaux comme des flirts avec la mort. A des enquêtes à la manière de Jack London ou de Thomas MacGuane, sur la démesure, la bassesse et la splendide cruauté de la compétition. A des journalistes qui oseraient se faire des créateurs de légendes, lyriques, durs, réalistes et mythomanes, pour nous rappeler que c’est la création du monde, dans les ors et dans les ténèbres, qui se rejoue à chaque instant dans le plus humble des matches. Après tout, il se pourrait que le sport n’aie pas d’autre fonction : contre le tic-tac des horloges, les diktats de l’histoire, l’ordinaire des jours, tout ce qui prétend ici-bas nous déterminer et contraindre, nous reconduire à cette évidence simple, mais combien bouleversante, que nous sommes, aussi, des êtres illuminés.

En attendant ce jour qui, je le crains, n’arrivera pas, chaque matin me verra, tremblant d’impatience, acheter au kiosque mon Equipe.