Haïti, littérature et vaudou

par Philippe BERNARD

Haïti : un bout d’île, un lambeau, un problème. Et pourtant, voilà une terre où les magies s’entrechoquent, les fantasmes dérivent, les rythmes exultent, les rêves prolifèrent, les couleurs crient, les chants jaillissent. Un pays minuscule et quasi-analphabète bondé de peintres et de sculpteurs, d’écrivains et de poètes. En créole, en français, les mots se frottent, les phrases se chevauchent et la langue accouche chaque jour d’expressions qui s’enrichissent, se complètent, se combattent et offrent une belle démonstration de vie. Une pièce est-elle jouée au théâtre ? dès la sortie, on se récite des passages entiers… un poème est-il entendu à la radio ou dans une réunion ? le voilà parti pour un long voyage de lèvres en lèvres… C’est une oraliture frénétique captée par les poètes, relayée par les musiciens, illustrée par les peintres.
Haïti : sous les haillons, l’orgueil, sous la misère, l’humour, sous le mépris, la fierté. Écrire, en Haïti, relève de l’inconscience et de la gageure. Pire : écrire en français devrait représenter un cas d’école pour un psychiatre : sur les huit millions d’habitants seulement cinquante pour cent sont alphabétisés, et peut-être trois pour cent de la population accèdent à la francophonie en ce début de XXIème siècle ! Ajoutons que les éditeurs n’existent pas en tant que tels en Haïti, même si certains imprimeurs affichent crânement cette qualité : les livres qu’ils font paraître ont été entièrement réglés par les écrivains eux-mêmes. Toutefois cette littérature haïtienne existe bel et bien et c’est le contexte historico-politique qui lui tient lieu d’adrénaline.

Evoquer Haïti, c’est aussitôt évoquer le Vaudou. « Le vaudou, a écrit René Depestre, est l’un des éléments constitutifs de l’imagi¬naire des Haïtiens. Il aura été leur première réponse, de nature mystique, à la traite atlantique et aux autres grands malheurs de l’esclavage et du fait colonial.[...] Le vaudou est un psychodrame, un théâtre, un opéra, une école de danse, une chaudière à vapeur érotique, le générateur du réel merveilleux haïtien sous toutes ses formes existentielles. »
_Ce vaudou est spécifique à Haïti sous cette appellation mais on le retrouve célébré de façon très proche, en fait, au Brésil : c’est le Candomblé, à Trinidad : le Shango Cult, à la Jamaïque : l’Obeayisne, et à Cuba : la Santeria. Et si le vaudou est présent dans la vie quotidienne des Haïtiens, il se trouve également, par sa grande puissance onirique, faire totalement corps avec la matière littéraire, comme la sève appartient à l’arbre... Il ne faut en effet jamais perdre de vue l’extraordinaire puissance de cette religion sur l’imaginaire populaire. C’est ce vaudou qui génère en réalité la ressource culturelle si particulière à l’univers du peuple haïtien.
Il en va tout autrement pour l’Occidental lorsqu’il pense au vaudou. Des images surgissent tout droit jaillies d’anciens films d’horreur, ou de livres douteux : "I walked with a Zombie" de Tourneur en 1942 (intitulé "Vaudou" en France) un an après le début de la fanatique campagne anti-superstitieuse en Haïti, "Le Roi Blanc de la Gonâve" de Faustin Wirkus, "L’île magique" de William B. Seabrook, liées à l’intervention armée des États-Unis en 1915. Cette occupation jusqu’en 1930 et la mise sous tutelle du pays, provoquent un choc considérable. Une grave crise intellectuelle et morale ébranle la société haïtienne.

Dès 1928, le docteur Jean Price-Mars (1876-1969) avait animé un mouvement de résistance à l’occupation états-unienne, dit « mouvement indigéniste » et fait paraître son ouvrage "Ainsi Parla l’Oncle". Contrairement à ses prédécesseurs qui tenaient le vaudou dans le mépris, il développe le thème du recours à l’Afrique, plaide contre le dédain porté au créole et pour la réhabilitation du vaudou. L’ouvrage est devenu un classique de la littérature haïtienne. Cette école indigéniste, en prônant un retour culturel et spirituel à l’Afrique, un retour aux sources, annonçait par sa démarche la pensée de la négritude. Deux revues ont fortement secondé cette pensée, d’abord "La Revue Indigène" (fondée en 1927), puis, dans la foulée, "Les Griots" (en 1938).
« Nous n’avons de chance d’être nous-mêmes, écrivait Jean Price-Mars dans "Ainsi parla l’oncle", que si nous ne répudions aucune part de notre héritage ancestral. Eh bien ! cet héritage, il est, pour les huit dixièmes, un don de l’Afrique ! »

Jacques Roumain

Un écrivain avait commencé à donner une image du vaudou qui ne fut pas totalement négative : Jacques Roumain, avec le personnage central de son célèbre roman "Gouverneurs de la rosée" (1944). Mais ce sera son disciple, Jacques-Stephen Alexis qui offrira la part belle au vaudou dans son œuvre, sous deux aspects : l’un positif, s’attachant à créer l’atmosphère du « réel-merveilleux », l’autre néfaste, le vaudou « de la main gauche », avec toutes ses formes de magie noire, qui symbolise la dictature de Duvalier.

Jacques-Stephen Alexis

Jacques-Stephen Alexis est issu d’un milieu aisé et son enfance s’est passée à Pont-l’Ester. C’est là où, tout jeune, il a entendu les tambours du cérémonial vaudou, et les récits dans les campagnes des Simidors et des Composes qui sont les griots, les porteurs de paroles en Haïti et en Dominicanie. Alexis sera le grand théoricien du « réalisme-merveilleux » déjà défini par le romancier cubain Alejo Carpentier.
Le vaudou devient un lien entre des hommes que tout oppose, en particulier dans "Compère-Général-Soleil" (1955) : ainsi le nègre Hilarion, simple voleur, peut-il rencontrer un prisonnier politique, Pierre Roumel. Mais quel peut être le langage commun entre un nègre perdu de la ville et un mulâtre cultivé ? Hilarion accède à Roumel grâce à sa qualité d’initié au vaudou, il est canzo :
« Il tenait un morceau de charbon rouge dans sa main à demi fermée, qu’il agitait de temps en temps. En bon nègre d’Haïti, il était canzo, il n’avait pas peur du feu. » Roumel peut ainsi avoir du feu pour allumer une cigarette.
Mais ce sera surtout dans "Les arbres musiciens" (1957) que le vaudou prendra toute son ampleur. Bois-d’Orme, personnage important du roman, est un hougan de haut rang et c’est un puissant loa qui va l’aider à combattre le Mal tandis que Gonaïbo, le petit prince de la forêt enchantée, sera contraint à la rencontre avec la brutalité des hommes et la confronta¬tion sera rude. La fin du roman mêle onirisme et merveilleux lors de l’ultime rencontre entre le vieux houngan dépositaire des secrets de l’initiation vaudoue et le jeune sauvage qu’il a choisi comme héritier spirituel, réunissant en un seul être, par son geste, la poésie, la tradition et la magie.

Dans l’un des contes du "Romancero aux étoiles" (1960), Alexis abordera le thème du zombi, personnage entraîné dans une apparence de mort puis ressuscité pour travailler sans conscience : « Chronique d’un faux amour » oppose le mysticisme catholique à une tentation de luxure et de lubricité racinée en terre vaudoue. C’est l’histoire d’une jeune fille zombifiée le jour de son mariage (Depestre reprendra ce même thème dans son roman Hadriana dans tous mes rêves). Texte anti-sommeil, anti-torpeur, texte appel à la vigilance. Le rêve de la zombie tente d’emmener son esprit vers l’issue de la lumière à travers l’évocation de ses souvenirs. C’est une très belle métaphore sur le devenir politique d’Haïti, jouant sur la distorsion du temps à l’intérieur d’un non-espace. Il faut dire que comme Roumain, Alexis lui-même est quelque peu prisonnier du paradoxe né de son engagement marxiste confronté à sa fascination culturelle pour le vaudou.
Alexis assassiné par les macoutes en 1961, d’autres écrivains vont lutter contre ce « cauchemar Doc ». Ils emploieront leurs mots pour reconquérir le territoire envahi par Duvalier. Ils se serviront aussi du vaudou, mais contre la dictature et contre toute forme de terreur.

Marie-Andrée Manuel Etienne

Dans sa trace, on trouve Marie Chauvet avec sa remarquable trilogie "Amour, Colère et Folie" (1968), dénonciation magistrale de l’horreur sous l’époque Duvalier. Toutefois l’écriture féminine laisse plutôt apparaître une distance secrète avec la pratique vaudoue, elle se réduit souvent à des souvenirs d’enfance, c’est le cas avec "Mémoire d’une amnésique" de J.J. Dominique (1981) ou, plus récemment, "Déchirures" de Marie-Andrée Manuel Étienne (2001). En fait, une seule femme fait du vaudou l’ingrédient principal de son roman, c’est Lilas Desquiron avec "Les chemins de Loco-Miroir" (1990).

Photo de groupe des artistes haïtiens d’Haïti littéraire réunis chez la mère de Frankétienne, au Bel-Air (septembre 1962). En haut, avec la cigarette : Dr Kedner Baptiste. Dessous, de droite à gauche, en T-shirt blanc : Frankétienne, Dr Clodomir, René Philoctète, Roland Morisseau et Dr Isnard Volcy. En bas, en partant de la droite : avec une guitare, l’artiste peintre Bernard Wah, le comédien Max Kénol, le Dr Péan. Juste au-dessus, Wooley Henriquez, Raymond Jean-François puis, en robe blanche, Mme Roland Morisseau, à côté de la femme de René Philoctète en noir, l’homme à la pipe : Anthony Phelps, Emile Ollivier et enfin le professeur Clodomir.
Document Philippe Bernard

Incontestablement, l’écriture résistante est, pendant une trentaine d’années, celle du mouvement spiraliste fondé en 1965 et animé par un groupe de trois écrivains demeurés en Haïti malgré la menace permanente : Frankétienne, René Philoctète ("Le peuple des terres mêlées", 1989 ; "Une saison de cigales", 1993) et Jean-Claude Fignolé.

Frankétienne, dans la lignée d’Alexis, est le premier écrivain qui utilise résolument le vaudou comme arme. Il est l’auteur du premier roman en langue créole, "Dézafi" (1975), violente croisade contre la zombification des populations, particulièrement des pauvres et des paysans, qu’il adaptera en français sous le titre "Les affres d’un défi" en 1979. C’est l’histoire de la lutte d’un jeune homme, zombifié au milieu de tous ses semblables, contre la tyrannie d’un maître sanguinaire et pervers. "L’amour et le sel" viendront à bout de l’esclavage, car c’est le sel qui ressuscite les zombis. Cette puissante leçon de lutte politique se répercutera dans les textes spiralistes de Frankétienne sous des aspects souvent fortement sexualisés : "Ultravocal" (1972), "Fleurs d’insomnie" (1986) par exemple, mais surtout le magistral "Oiseau Schizophone" (1993), monument de 813 pages, suivi des "Métamorphoses de l’Oiseau Schizophone" en huit mouvements, puis du dernier-né : "Héros-Chimères" (2002).

Jean-Claude Fignolé, lui aussi fondateur du Mouvement Spiraliste, utilisera également le vaudou dans deux romans de grande puissance poétique : "Les possédés de la pleine lune" (1987) et "Aube Tranquille" (1990).

Lyonel Trouilot

On peut considérer que l’écriture de Lyonel Trouillot, si elle s’apparente souvent au spiralisme par son « esthétique du délabrement », trouve toutefois une force neuve dans son style baroque, puisé dans l’imaginaire vaudou, qui en fait à la fois le charme et l’originalité : "Les fous de Saint-Antoine" (1989), "Rue des pas-perdus" (1996), "Thérèse en mille morceaux" (2000).

D’autre part, il faut jeter un coup d’œil sur l’écriture dite « du dehors », celle de la nombreuse diaspora des intellectuels obligés de fuir Haïti. C’est au Canada qu’ils sont les plus nombreux. On y trouve Anthony Phelps, Gérard Étienne mais c’est surtout Émile Ollivier qui a recours à l’ingrédient vaudou : "Mère-Solitude" (1983), "La discorde aux cent voix" (1986), "Passages" (1991)… Cette littérature de l’exil reflète aussi l’Afrique par le talent de Roger Dorsinville réfugié au Sénégal : "Renaître à Dendé" (1980).

Jean Métellus

Jean Métellus, neurologue, vit en France. On lui doit quelques romans dans lesquels le vaudou a toute sa place : "Jacmel au crépuscule" (1981), "La famille Vortex" (1982), "Louis Vortex" (1992).

René Depestre

René Depestre, après vingt années passées à Cuba enseignant à La Havane, s’est installé aussi en France où il fait paraître un recueil de nouvelles : Alleluia pour une femme-jardin (1973), un roman : "Hadriana dans tous mes rêves" (1988). Le vaudou, chez lui, est plutôt prétexte à une hypersexualisation de l’écriture exception faite du roman "Le mât de cocagne" (1979) dans lequel il sert à une mise en scène satirique.

Quoiqu’il en soit, le creuset haïtien continue de bouillonner non seulement avec les productions toujours actives du spiralisme, mais aussi avec le groupe de la revue le Petit Samedi soir et le Collectif de la revue Cahiers du Vendredi animé par Lyonel Trouillot. Le théâtre, lui, n’a cessé de s’exprimer par la voix du créole et les pièces, rôdées en Haïti, visitent régulièrement New York et Montréal, signe d’une reconnaissance et partage d’une culture authentique pour les immigrés. Le vaudou n’offre plus à l’étranger une mauvaise image du pays, on peut considérer au contraire qu’il est reconnu comme le principal constituant de l’originalité haïtienne.