Il témoigne dans Le Monde, Souvenirs de Dany Laferrière à Haïti

Peu de temps après le tremblement de terre...

Lyonel Trouillot, admirable… est venu à pied jusqu’à l’hôtel. Nous étions sur le terrain de tennis, il ne nous a pas vus. Il est revenu le lendemain en voiture pour m’emmener chez ma mère. Après quoi, nous sommes passés voir le grand Frankétienne qui avait sa maison fissurée et qui était en larmes. Juste avant le séisme, il répétait le solo d’une de ses pièces de théâtre qui évoque un tremblement de terre à Port-au-Prince. Il m’a dit : « On ne peut plus jouer cette pièce. » Je lui ai répondu : « Ne laisse pas tomber, c’est la culture qui nous sauvera. Fais ce que tu sais faire. » Ce tremblement de terre est un événement tragique, mais la culture, c’est ce qui structure ce pays. Je l’ai incité à sortir en lui disant que les gens avaient besoin de le voir. Lorsque les repères physiques tombent, il reste les repères humains. Frankétienne, cet immense artiste, est une métaphore de Port-au-Prince. Il fallait qu’il sorte de chez lui. (…)

Lorsque l’ambassade du Canada m’a proposé d’embarquer vendredi, j’ai accepté car je craignais que cette catastrophe ne provoque un discours très stéréotypé. Il faut cesser d’employer ce terme de « malédiction ». C’est un mot insultant qui sous-entend qu’Haïti a fait quelque chose de mal et qu’il le paye. Passe encore que des télévangélistes américains prétendent que les Haïtiens ont passé un pacte avec le diable, mais pas les médias… Ils feraient mieux de parler de cette énergie incroyable que j’ai vue, de ces hommes et de ces femmes qui, avec courage et dignité, s’entraident. Bien que la ville soit en partie détruite et que l’État soit décapité, les gens restent, travaillent et vivent.

Il y a une autre expression qu’il faudrait cesser d’employer à tort et à travers, c’est celle de « pillage ». Quand les gens, au péril de leur vie, vont dans les décombres chercher de quoi boire et se nourrir avant que des grues ne viennent tout raser, cela ne s’apparente pas à du pillage mais à de la survie. Il y aura sans doute du pillage plus tard, car toute ville de deux millions d’habitants possède son quota de bandits, mais jusqu’ici ce que j’ai vu, ce ne sont que des gens qui font ce qu’ils peuvent pour survivre. Car ce qui a sauvé cette ville, c’est l’énergie des plus pauvres.