Jean-Marie Laclavetine, Oradour-sur-Glane (Haute-Vienne), le 1er juillet 2010

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© Catherine Hélie / Gallimard

Au moment où je reçois cette étrange question (le désormais universel « Téoula ? » entendu vingt fois par jour, lancé à la cantonade par des gens qui ont la main sur l’oreille et les yeux dans le vague – nous avons fini par comprendre qu’ils ne s’adressent ni à Dieu, ni à nous, mais à leur téléphone portable) je suis justement en train de me le demander. Le hasard veut qu’elle m’arrive, cette question, sur l’écran d’un téléphone portable, alors que je m’apprête à visiter le village d’Oradour-sur-Glane avec pour guide l’unique rescapé du massacre du 10 juin 1944. Nous sommes venus, avec quelques amis du Centre André-Malraux de Sarajevo, inaugurer l’exposition « Notre histoire », présentée pour la première fois en décembre dernier dans la capitale bosniaque : quatre cent cinquante photos qui font respirer « l’air de la guerre ». Elles sont enfouies au cœur du Centre de la Mémoire, par où l’on pénètre dans les vestiges du village martyr. Où êtes-vous ? La question paraît s’adresser aux villageois d’Oradour, ceux qui sont venus au marché ce samedi 10 juin 44 et n’en sont jamais ressortis, aux quatre cents enfants et femmes que l’on a enfermés dans l’église, à cette bande d’adolescents à bicyclette qui a eu la mauvaise idée de passer par ici ce jour-là. Nous suivons le vieil homme qui nous montre les lieux. Sur le seuil de chaque maison, derrière chaque façade éventrée, il voit un visage familier. Où êtes-vous ? A Sarajevo, à Mostar, à Vukovar, les mêmes maisons sans toits, l’air qui tremble au-dessus des pierres, d’un point à l’autre du globe les mêmes villages, les mêmes cris éteints dans le ciel blanc de la mémoire, les mêmes ordres aboyés, les mêmes détonations, les mêmes flammes, et pour finir le même silence. En 1953, une loi d’amnistie a fait en sorte que les coupables du massacre, pour la plupart des Alsaciens enrôlés de force dans la 3ème compagnie de la Division Das Reich, ne soient plus inquiétés : ils n’avaient fait, après tout, qu’obéir aux ordres, l’Alsace avait déjà trop souffert et les donneurs d’ordres nazis coulaient des jours tranquilles dans l’impunité. Quelles que soient les souffrances des uns et des autres, la raison d’Etat enveloppe toujours ses cyniques décrets dans la rhétorique de la consolation et de l’apaisement. L’outrage aux morts d’Oradour trouve un écho dans le « Il ne faut pas ajouter la guerre à la guerre » de Mitterrand, justifiant l’impassibilité de l’Europe face au supplice des Bosniaques.
Voilà donc où je suis. C’est bien dommage, j’aurais pu me montrer plus gai : à quelques heures près, la question m’aurait trouvé dans une cave de Touraine, où je dégustais la cuvée 2009 d’un cabernet franc du feu de Dieu. Un vrai délice.

Jean-Marie Laclavetine