Jeu d’enfant

Écrit par : HERMOUET Anna (Term, Lycée de Notre-Dame de la Compassion, Pontoise)

Il était 16 heures lorsque leurs cris ont percé notre rue.
— Ils arrivent, a dit Jules. Ses yeux brillaient d’une joie féroce.

La main sur son arme, mon fils exultait. Ils allaient enfin voir de quoi nous étions capables. Juliette a pris ma main dans la sienne et l’a serrée longuement. Fort. Trop fort. Ce n’était pas un geste de tendresse, mais de désespoir. La tendresse n’avait pas sa place au cœur du conflit. Ma femme se raccrochait à ce qu’elle connaissait le mieux. Je leur avais dit, pourtant : la guerre, oui, mais pour la paix. Pour mettre fin aux massacres. Protéger nos frères, nos sœurs, nos enfants. Notre lutte était de ces luttes justes.

Jules a fait signe à Chloé. Ma fille a compris, s’est levée en silence. Ses mains étaient moites. Elle les a essuyées sur sa chemise tâchée, empoignant la plus petite des deux grenades. Ses doigts tremblaient quand elle a passé son index sous l’anneau de la goupille. Pourtant, ses gestes étaient fermes, précis. Il ne manquait que notre feu vert. Son regard a croisé le mien, en attente d’une approbation.

— Attends, ai-je soufflé. Attendons encore un peu. Pas de morts inutiles.

Attendre. C’est tout ce que nous savions faire. Ce que nous ne cessions de leur répéter depuis des jours. Tout semblait dépendre des quelques instants qui allaient suivre. Chacun retenait son souffle, immobile. Pas un bruit, pas un geste. Le moindre signe de vie pouvait nous trahir. C’était cela, la guerre : nier la vie pour échapper à la mort.

De l’autre côté de la fenêtre, les cris se sont intensifiés. Des voix menaçantes, et puis ces mots dans une langue que nous ne comprenions pas, bientôt couverts par le moteur des chars de combat. L’explosion fut brève. Instantanée. La fenêtre vola en éclat, une mosaïque de verre brisé se répandit à nos pieds, sur nos vêtements, dans nos cheveux. Personne n’était blessé, mais il flottait dans l’air une âcre odeur de brûlé. Ma fille s’était réfugiée dans les bras de Juliette. Elle tenait toujours la grenade dans ses si petites mains. Ce n’était pas elle. La peur se lisait sur nos visages. L’explosion venait de la rue. L’immeuble d’en face, sans doute. Mais des débris avaient atterri jusqu’à nous. La fumée piquait nos yeux, emplissait nos narines, inondait nos poumons. Nous suffoquions.

La rue si silencieuse s’éveillait sous les hurlements et les pleurs. Un réveil brutal, assassin. Recroquevillés dans un coin de la pièce, nous avons resserré notre étreinte. Quatre corps immobiles, collés les uns aux autres dans la sueur et la poussière. Nous ne faisions plus qu’un dans la souffrance. Plusieurs coups de feu. Des cris. J’ai plaqué mes mains sur les oreilles de ma fille. Jules restait accroché à son arme, l’air absent. Chloé pleurait en silence. Sa poupée dans une main, la grenade toujours serrée dans l’autre. Et puis les cris se sont atténués. Ils sont repartis, nous l’avons deviné au vrombissement de leurs chars. Déjà. Pourquoi ? Nous ne comprenions plus rien. Un mélange de soulagement et d’incompréhension. Dans nos esprits résonnait le fracas de leurs balles perdues.

La fenêtre brisée nous permettait désormais d’observer le théâtre au dehors. Toute présence humaine semblait avoir déserté. C’est là que je l’ai vu tituber devant l’immeuble, avant qu’il ne s’écroule sur le pas de la porte. J’ai regardé une dernière fois en bas. A gauche, à droite. Personne. Le coupe-légumes et le hachoir étaient toujours posés sur la table, mais je ne les ai pas pris. A la place, j’ai emporté l’une de nos bouteilles d’eau, ainsi qu’une vieille couverture. Juliette m’a vu me lever, n’a rien dit. Elle m’a aidé à déplacer la lourde armoire qui bloquait la porte d’entrée. Je suis sorti sans un mot.

J’ai dévalé les escaliers de l’immeuble sans prêter attention aux marches grinçantes. Il était là, devant moi. Un soldat jeune, étendu dans la cendre au milieu des décombres. Son uniforme tâché de boue et de sang séché laissait deviner sa maigreur. Un visage émacié, pâle à faire peur. Une large cicatrice lui barrait la joue. Mon regard a croisé l’éclat doré sur sa poitrine. Je n’étais pas effrayé. S’il portait toujours son fusil, il était bien trop mal en point pour ne serait-ce qu’envisager la possibilité de l’utiliser. Sous ses traits tirés perçait encore la candeur d’une jeunesse partie trop vite. Je lui ai proposé la couverture et de quoi boire, puis je lui ai demandé d’où il venait, comment il était arrivé ici. Il ne parlait pas notre langue. J’ai récupéré un tract du parti roulé en boule sur le bord du trottoir. Je l’ai déplié. J’ai sorti un crayon de bois de ma poche. Je lui ai tendu. Il a secoué la tête, l’air triste. Alors, j’ai compris : il est des moments dans l’Histoire où les mots ne suffisent plus. La guerre ne tuait pas seulement les Hommes. La parole aussi mourait à petit feu. L’homme a plongé ses prunelles sombres dans les miennes. Son regard tourmenté disait l’ampleur de nos désillusions. J’y ai trouvé l’écho de mes propres tourments, le reflet de mes craintes les plus profondes. Qu’importe si je ne connaissais pas son nom. Il serait notre soldat inconnu.

Je me suis assis près de lui. Son pouls était lent. Il respirait, mais difficilement. Drôle de tableau que notre duo. Deux hommes que tout oppose. Deux esprits ayant signé pour la liberté, pris au piège dans un conflit trop grand pour eux. Deux cœurs battant à l’unisson dans un silence de mort. Combien de temps sommes-nous restés ainsi ? Les coups tirés par les armes de nos peuples étaient autant de coups tirés sur la mécanique du temps.

Il avait fini par s’endormir. J’ai levé la tête. Ma femme se tenait sur le pas de la porte, Chloé sur ses talons.

— On te cherchait, a-t-elle dit.
— Je suis là.
— Ça va ?

Non, ça n’allait pas. Comment leur expliquer ? Mes mots étaient confus, maladroits, ils me dépassaient totalement, tout comme cette maudite guerre. J’ai dit que j’étais fatigué de me battre. Que nous n’avions rien compris. Nous partions tous la fleur au fusil, convaincus que nos nobles sentiments patriotes se substitueraient à l’expérience des combats. Mais le civil était toujours là, tapi au fond de nous. Le cœur ne voit pas l’uniforme, tu entends ça Juliette ? Aujourd’hui, c’est mon cœur qui a parlé. Je n’ai pas vu le militaire. J’ai vu l’humain. Un homme à terre, dans le besoin. Tu comprends ?

Elle comprenait. Elle savait. Elle m’avait aidé à déplacer l’armoire. Ma femme a souri. Doux halo de lumière. Et puis Jules est sorti de l’immeuble, bousculant sa sœur au passage. Il s’est planté devant moi. Interdit, mon fils nous dévisageait. J’ai d’abord cru qu’il me regardait. Puis j’ai compris que c’était mon soldat qui l’intriguait. Il a vu l’insigne sur sa poitrine, a froncé les sourcils. Une grimace s’est dessinée sur sa figure d’enfant. Il a reculé. D’un geste vif, il a sorti le revolver de la poche arrière de son pantalon et l’a pointé dans notre direction.

— Pose cette arme, ai-je dit.

Mon fils a secoué la tête, l’air fâché.

— Il n’est pas des nôtres.
— C’est un homme, un être humain, ai-je répondu. Comme nous.
— C’est un ennemi, a-t-il tranché.
Il tenait toujours le pistolet. Je ne comprenais pas. J’ai gémi. Il ne se rappelait donc pas ? La guerre pour la paix. Pas de morts inutiles. Il a ricané.
— Aucune mort n’est utile, c’est ça la guerre : un tas de mort inutiles. Personne n’a dit que c’était juste.

Il a lâché cette réponse comme un mauvais comédien débiterait son texte, avec emphase et grandiloquence. Sauf que le drame qui se jouait devant nos yeux, c’était la vraie vie. La guerre, c’était ça notre théâtre. Superbe pièce en vérité, très réaliste. Même nos enfants y croyaient. J’ai fixé l’instrument de mort entre ses mains, ses doigts tremblant sur la crosse de l’arme. Ce n’était qu’un enfant. Il voulait faire comme les grandes personnes. Tel était le jeu que lui offraient les grands de ce monde.

On nous avait dit, la guerre pour protéger les nôtres. Et nous y avions cru. Mais c’est cette même guerre qui brisait les familles. La guerre avait transformé le rire de nos enfants en rires d’assassins. Elle ramenait l’Homme à son état le plus primaire, nous prenait ce que nous avions de plus cher. Chaos. Ruines. Destruction. Et nous, nous conservions encore la douce et naïve illusion d’en sortir indemnes.

« S’il le faut, nous nous défendrons maison après maison. »

Mais le fallait-il vraiment ? Au nom de qui, de quoi ? Que valaient nos maisons face à tant d’êtres humains anéantis ?

J’ai observé mon fils sans un mot, mon amour, ma vie. Mon tout petit garçon. J’ai vu le feu dans son regard.

— Puisqu’il le faut, nous nous défendrons maison après maison, a-t-il dit.

Et puis il a tiré. Un jeu d’enfant.
La guerre lui a ravi son enfance en même temps qu’elle nous ravissait notre enfant.