Jeux de l’innocence

Écrit par Romane Gallouzi, incipit 2, en 1ère au Lycée Pablo Picasso à Perpignan (66). Publié en d’état.

Et elle partit, tenant sa fille dans ses bras à la recherche, folle mais désespérée, d’un simple jouet d’enfant, d’une toute petite poupée en chiffon, dans ce monde cruel et obscur qu’était la guerre. La ville était désormais plongée dans un silence de deuil mortuaire, plus aucun bruit ne perturbait ce chaos sourd à part les pas lourds de la mère. Elles marchaient toutes deux ne sachant où aller et que faire. Il faisait bizarrement plus chaud pour un mois de novembre, si froid, d’habitude. Le vent avait une odeur soufrée et le ciel semblait sur le point de tomber sur la petite ville de Verdun désormais plongée dans les lointains enfers de la guerre. Plus rien ne ressemblait à ce qu’elles avaient connu de leur petite ville désormais vaste champ de ruines, dévoré par l’ogre international.
Arrivée au bout du virage, la mère posa la petite qui trépignait d’impatience à l’idée de retrouver sa petite poupée disparue. Lorsqu’elle fut à terre, la petite chercha du regard dans chacun des fossés qui longeaient le chemin boueux. Pas de trace de la poupée. La petite posa alors une nouvelle fois sa question :

  • Mais maman, elle est pas là ma poupée, je la vois pas ici. Elle est où ? dit-elle en désignant la route.
    La mère saisit la petite par la main et lui demanda d’approcher.
  • Tu vois le grand arbre au bout du chemin, celui tout au bout. Tu le vois ?
  • Le grand sans feuilles ? observa la petite, les yeux plissés.
  • Oui celui-ci exactement. Eh bien, je suis certaine que ta poupée, quand elle a entendu le grand boum, elle est partie se cacher là-bas ! dit la mère en dissimulant tant que possible le désespoir qui la rongeait.
    Elle prit la petite main de sa fille, se retourna une dernière fois comme pour saluer la grande bâtisse qui n’était, désormais, habité que par les flammes et repartit sur la route à la recherche du jouet, la petite la suivant sans rechigner. Elle ne savait pas où aller, ni que faire. Elles n’étaient pas seules sur le chemin de petits groupes quittaient eux aussi les restes de la ville. Quand elles ne furent plus très loin du refuge de la poupée sous le grand arbre dépourvu de ses feuilles, la petite lâcha la main de sa mère et courut sous le grand platane. Aucune trace de la poupée. Que fallait-il lui dire ? Elle ne voulait surtout pas provoquer la tristesse de son enfant.
  • Alors elle n’est pas là, ta jolie poupée ? demanda la mère.
  • Non, je la trouve pas elle est pas ici ! dit la petite, une moue renfrognée apparaissant sur son visage.

La mère s’approcha de la petite, s’accroupit pour être à sa hauteur, lui souleva le menton et lui chuchota :

  • Tu sais pourquoi elle n’est pas ici ? dit doucement la mère. Elle doit sûrement avoir senti la pluie qui arrive ! Tends ta main, fit-elle. J’ai senti une goutte. C’est qu’elle est très prévoyante cette petite poupée dit moi, elle est partie chercher un abri plus confortable, la maline.
    Le ciel était très sombre à présent et la pluie commençait à rebondir sur le chemin. Sans attendre et sans écouter l’angoisse qui pesait lourdement sur ses frêles épaules, rongée par la fatigue des derniers mois, elle prit énergiquement sa petite contre elle. D’un pas rapide, elle se dirigea vers le petit bois qu’elle devinait plus loin. Elles seraient mieux protégées de cette averse orageuse et des grondements assourdis des bombes.
  • Tu veux faire un jeu ? demanda la mère.
  • Oh oui ! C’est quoi ce jeu maman ? s’exclama la petite, enjouée.
  • Tu vois ce petit bois là-bas, on y court, vite, très vite, il faut nous protéger, ta poupée assurément a dû y trouver un refuge. Allons-y et la première qui arrive là-bas, gagne la partie, expliqua-t-elle. Un ! Deux ! Trois ! C’est parti !
    De toutes ses petites jambes, la tête tendue vers le ciel, bouche ouverte, la pluie sur sa petite langue rose, elle se mit à courir vite et encore plus vite, vers ce refuge, loin de ce monstre qu’était la folie des hommes et suivie de très prés par sa mère, qui, malgré la peur et l’inquiétude qui lui tordaient le ventre, riait elle aussi, laissant l’avance à son enfant qui se retournait pour crier :
  • Je vais gagner moi, Maman ! Je vais la trouver ma petite poupée, se mit-elle à fredonner.
    Au loin, les fumées épaisses du village se devinaient encore et la pluie froide laverait les restes de ce qui avait été toute leur vie. Le bonheur à trois avant que la guerre, ravageuse et égoïste n’emporte entre ses griffes celui qu’elle aimait tendrement. Plus de nouvelles depuis un bon moment déjà, elle ne se rappelait plus le jour où il était parti mais elle gardait en elle l’espoir qu’un jour elle reverrait l’être chéri et redoutait par-dessus tout d’affronter la missive lui annonçant la fin. L’heure n’était pas aux états d’âme, il fallait mettre à l’abri le fruit de leur amour, trouver à manger, un endroit pour se réchauffer et dormir. La petite commençait déjà à fatiguer. Arrivée à l’entrée de la forêt, elle s’arrêta. Sa mère lui prit la main, commençant à l’y entraîner. La fillette tira son bras et tenta de se dégager.
  • Viens, on va retrouver ta petite poupée, je suis sûre qu’elle est quelque part, ici ou là, chuchota-t-elle, voyant la détresse et la peur dans ses yeux. N’aie pas peur, je suis là. Il ne t’arrivera rien, lui souffla-t-elle doucement, pour la rassurer.
    Elle prit la petite dans ses bras et toutes deux s’enfoncèrent dans le bois. Le bruit des avions commençait à retentir de nouveau dans le ciel orageux. Désormais, elles ne sentaient plus les gouttes.
    La mère marcha pendant de longues et interminables minutes portant l’enfant qui venait de s’endormir, épuisée de leur marche après l’accident. Les avions meurtriers ne cessaient de passer au-dessus de leurs têtes mais par chance ils ne pouvaient pas les voir d’ici. Elles ne risquaient rien. La mère continuait de marcher lorsqu’elle entendit un bruit plutôt familier. Des sabots qui martelaient le sol suivit d’un son de cloche. Une vache, pensa-t-elle. Elle se laissa guider par le bruit de cet animal, qui peut-être, les conduiraient jusqu’à leur refuge.
    Elle sortit du bois quelques minutes plus tard, portant toujours la petite qui dormait toujours paisiblement. La vache était bien là, broutant le peu d’herbe qu’il restait dans sa clairière, elle devait être perdue. Tendrement, la mère réveilla la petite et la déposa à terre. Cette dernière fit de grands yeux lorsqu’elle aperçut l’imposant animal qui se tenait devant elle. Elle ne bougea pas, l’observant. La mère regardait aux alentours, si elle n’apercevait pas un vieux corps de ferme abandonner. Rien de ce côté-là. La vache, après quelques minutes, partie dans une direction. La mère se mit à la hauteur de petite et lui expliqua la règle de leur nouveau jeu :
  • On va jouer, la règle du jeu est qu’il faut suivre la vache et quand une de nous deux voit une grande maison, il faut crier : « STOP ! ». D’accord ?
    La petite acquiesça et se mit à la poursuite de la vache en imitant un petit soldat suivant le régiment. La vache semblait marcher dans une direction précise. Elles la suivirent. Au bout d’un certain temps, la petite se mit à crier :
  • STOP !
    La mère releva la tête avec fatigue, n’y croyant plus, désabusée. Une vaste et haute grange en bois se dressait devant elles. Elle semblait abandonnée et la petite se précipita à l’intérieur. La mère lui courut après et la saisit par le bras :
  • Ne pars pas comme ça, tu ne sais pas ce qu’il y a là-dedans.
  • Mais ma poupée, elle est là. C’est ça son refuge non ? trépigna la petite, tremblant d’impatience.

La mère lâcha sa main et la petite repartit en direction de la maison. La grange était vide, il ne restait que les murs et le toit. Des toiles d’araignées tapissaient le plafond. Au fond, quelques bottes de paille, éparses, jonchaient le sol boueux. C’était un abri sûr pour la nuit qui commençait à tomber. La mère prit la petite dans ses bras qui cherchait désespérément, dans tous les recoins de la grange, sa petite poupée en chiffon.

  • Ne t’inquiète pas, elle a dû partir chercher un peu d’eau à la petite rivière en contrebas avec la nuit qui arrive elle va bientôt rentrer.

La mère l’enveloppa de son grand châle, un peu sali de suie et de terre, et la blottit sur un lit de paille.
La nuit glacée et humide commençait à s’abattre sur la campagne. Ses doigts tremblaient, comme pétrifiés par le froid qui s’engouffrait dessous la porte et par la fenêtre brisée. Elle s’allongea tout contre son enfant afin de la réchauffer. La petite approcha ses petites mains rougies par le froid vers ses cheveux, qu’elle caressait doucement, tendrement, c’était elle qui la rassurait à présent. Elle prit tendrement les petites mains qu’elle enfouit sur son cœur dans la chaleur de son corsage. La petite scrutait toujours la porte. Elle attendait le retour de son jouet favori. Le hululement d’un gros hibou, la sortit de sa torpeur. Il était niché sous une poutre et la mère et l’enfant observèrent l’oiseau de longues minutes. Lorsque la petite s’assoupit enfin, la mère commença à chercher une bonne et nouvelle excuse pour expliquer à sa petite l’absence au matin, de sa poupée qui n’était finalement pas rentrée. Soudain, elle se leva, sans déranger la petite emmitouflée dans son châle sur la paille et se mit à lui confectionner une petite poupée. Pour le corps et la tête, elle utilisa la paille, ficelée avec habileté à l’aide du ruban qui relevait ses longues nattes Ensuite, elle déchira un petit bout de son jupon et façonna une petite robe à la poupée. Elle s’appliqua ainsi jusqu’au lever du jour. Avec l’aube naissante, le balai infernal des avions repris. Avec l’aube recommençait, le cri strident de la guerre, signe d’une nouvelle journée meurtrière. La petite alertée ouvrit les yeux et se précipita dans les jambes de sa mère qui cachait la nouvelle petite poupée derrière son dos.

  • Alors, elle est rentrée ? demanda la petite, surexcitée.
  • Oui, regarde ; elle sortit de derrière son dos la petite poupée désormais faîtes de pailles et de tissus.
    La petite prit sa nouvelle poupée dans ses mains. Elle sourit, la regarda sans sourciller et se mit à lui raconter qu’elle l’avait cherché partout et qu’il ne fallait plus qu’elle parte ainsi. Elle avait compris malgré son jeune âge. Elle avait tout compris… La mère réajusta alors son jupon dont il manquait un morceau, prit la petite dans ses bras et elles sortirent de la maison. En partant, la petite salua le hibou, qui semblait endormi par la lumière de ce nouveau jour. La mère et la petite partirent de nouveau en direction de la forêt. Lorsqu’elles furent sur la route, elles reprirent la marche incessante sur ce chemin boueux, de ceux qui luttaient pour leur survie.
  • On a bien joué Maman, hein ? Elle est belle ma nouvelle poupée ! On pourra rejouer si tu veux…