L’Appel

Alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur, depuis un an exactement.

196. Année bissextile commençant un jeudi. Mon salut se trouvait dans ce téléphone Nokia 3310 néolithique. Mes doigts ont enfoncé les touches une à une. Petit Moïse de l’ère numérique, épargné par la Grâce, sauvé des eaux. Hier soir - et ça, je l’ignorais -, dès dix-huit heures, le Centre Régional Opérationnel de Surveillance et de Sauvetage maritime avait diffusé un Bulletin Météo Spécial de Tempête Nord-Ouest force 11 sur toute la côte. Les pêcheurs bretons s’étaient terrés dans le port, une fois leurs chalutiers réfugiés derrière les jetées. La dépression avait été terrible. Mais le lendemain, à midi douze, heure du 3310, le calme était revenu avec fracas. Un grand soleil d’hiver faisait miroiter l’océan. Immobile, amniotique. La mer était d’huile et d’or. Le ciel était pur, large, sans stratus. Le froid était sec et vivifiant. Bref, une belle journée d’hiver.
J’étais perdue au milieu de tout ce bleu, rescapée par miracle d’une tempête le soir du 31 décembre. Mon embarcation dérivait lentement sur un désert liquide. Dans ma détresse, j’avais oublié les rames. La loi du karma, décidément, était impitoyable. Elle me courait après comme une tigresse. Sur le moment, je n’avais pensé qu’à sauver ma peau. Cependant, à midi douze, heure du 3310, dans ma coquille de noix à la dérive, je me sentais un peu bête. Mon plan était pourtant sans faille. Parfait. Irréprochable. Abouti. J’ai regardé les trois chiffres pixélisés sur le petit écran. Ils semblaient danser à travers mes larmes. Je n’avais plus qu’à appuyer sur la touche illustrée d’un téléphone. Une simple pression de quelques hectopascals, des ondes courant à travers le ciel clair. Un jeu d’enfant. C’était ma seule issue. C’était aussi ma défaite. J’assistais à ma propre débâcle. Ma vie en déroute. Du revers de la main, j’ai essuyé une seconde fois mes joues. Avec toutes ces larmes, j’allais finir par couler mon canot de sauvetage. Pleurs de rage. Rage de la retraite. « J’ai perdu ». Trois mots dans un souffle. Prononcés à mi-voix. J’ai appuyé. La tonalité, dans ce grand silence, m’a semblé être un cri. Elle a sonné trois fois. Le coq aussi avait chanté trois fois. J’ai pensé à Pierre et à son reniement. À cette grande Bible que je connaissais par cœur et qui ne m’avait pas beaucoup aidée. Ces trois notes scellaient ma vie comme elles avaient scellé celle de l’apôtre. 196. Année bissextile commençant un jeudi.

Un an plus tôt, premier janvier deux mille quinze,
Centre pénitentiaire du Fort de Pierre-Levée, île d’Ouessant.

La prison a signé la fin de mon humaine condition. Par clémence, on m’a laissé la vie, mais la bonté ayant ses limites, on m’a mise derrière les barreaux. Un braquage fumeux : j’ai pris six ans. Dans la bouche du juge, la sentence a été amère. Râpeuse. Âcre. Mon avocat - courageux mais pas téméraire - a perdu sa rhétorique et son aplomb devant l’héliaste paré d’hermine. J’aurais volontiers crevé ses petits yeux porcins gorgés d’hypocrisie et de lâcheté. Mes bourreaux méritaient davantage que moi le banc des accusés. Pour pimenter ces six années morbides, la cour a jugé bon de m’ostraciser géographiquement. On m’a isolée à l’extrémité de l’isthme européen occidental. Sur un gros caillou qui ne m’inspirait rien qui vaille. Cerné par la mer. Balayé par le vent. Surveillé par les phares. Les rafales y étaient si fortes que pas un arbre n’y poussait. La mer y était meurtrière. Les fonds étaient jonchés d’épaves. J’étais dorénavant en terre hostile. Perchée sur une falaise où des générations de matelots de la marine marchande s’étaient succédées. Mise à l’écart comme une pestiférée.
On était le premier janvier. J’étais déjà là depuis octobre. Il me semblait être là depuis des millénaires. De ma cellule anthracite j’entendais la tempête. L’écume projetée par les vagues venait lécher les murs de la prison. Les lames rugissaient, comme des bacchantes en transe. Terrifiée, je restais clouée à ma couchette. J’imaginais des monstres prêts à dévorer l’insulaire ouessantin.

On m’a appelée au parloir. J’ai vu Ismène, assise là, sur une chaise en formica. Sur un quadrupède inanimé traversant les âges. Grand témoin des soubresauts de l’existence humaine. Joies. Pleurs. Déchirements. Ismène était très droite. Elle portait son habit et son voile de Bénédictine. Je me suis rappelée du jour où elle avait pris ses vœux. En la belle cathédrale de Rennes. J’avais rempli de mes larmes tous les bénitiers de l’église. Maintenant, c’était elle qui assistait à mon isolement du monde. Je l’ai vue de profil. J’ai cru voir un Vermeer. Elle a posé ses grands yeux sur moi. Pas de mots, pas de pleurs. Juste du silence. Celui de la rupture entre deux êtres qui ont partagé la même paroi utérine. Je me suis assise. Je sentais les mots coincés à l’étroit dans ma gorge. Elle a sorti de son sac un livre enveloppé dans du papier kraft. Me l’a tendu. J’ai saisi le paquet. Nous nous sommes regardées sans rien dire. Étreinte muette, immobile. Puis, le gardien a frémi : c’était fini. Temps écoulé. Ismène s’est levée. Elle est partie, je restais sur le quai. Un instant, je me suis demandée ce qui était passé par la tête de nos parents pour l’affubler d’un tel prénom. Vague initiative d’érudition. Ma pauvre Ismène. Contrainte à visiter une sœur détenue au milieu de l’océan.
De retour dans ma cellule, j’ai déballé frénétiquement l’ouvrage. Un gros bouquin poussiéreux déniché à Emmaüs qui m’apprenait à naviguer. Moi qui n’avais jamais saisi grand-chose ni à la voile ni à l’ésotérisme, j’ai senti pourtant l’énergie du grimoire. Magnétique, hypnotique. J’ai ouvert le livre, au hasard. Page deux cent trente-deux.
1616 : numéro d’urgence pour joindre le Centre Régional Opérationnel de Secours et de Sauvetage maritime depuis la terre. L’ancien propriétaire de ces pages avait rajouté à l’encre verte : « Depuis peu, le 196 a remplacé le 1616, hors-service depuis quelques années. Le 196 permet de joindre le CROSS en mer depuis un téléphone mobile. Pour mieux retenir : l’an 196 était une année bissextile commençant un jeudi. » Un drôle de personnage, adepte du calendrier julien comme moyen mnémotechnique, m’indiquait précieusement le salut du marin. Signe prémonitoire de mon naufrage. De mon échec.
Très vite, la symbiose a été totale. J’ai tout appris par cœur. Même le numéro des pages. Je récitais le livre comme un mantra bouddhique. Grand-voile. Tourmentin. Empannage. Un univers jusqu’ici inconnu me devenait familier. Chaque semaine, Ismène était au parloir avec un nouveau livre. Sans jamais prononcer un mot. Elle m’apporta des cartes, une règle de Cras, un compas de relèvement. J’apprenais à manier ces nobles instruments. Moi qui n’étais jamais montée sur un voilier, je sentais l’appel du large. Je l’entendais vibrer à travers les murs de ma cellule. Il devenait existentiel. Tous ces ouvrages me laissaient entrevoir, depuis mon donjon finistérien, les houles et les ressacs du bout du monde. Des marins de légende m’invitaient au voyage sur leurs cotres élégants. Je commençais à comprendre où Ismène voulait en venir. J’avais cru que la mer m’avait prise au piège. En réalité, elle était mon échappatoire. Ma geôle devint mon cockpit.

Premier janvier deux mille seize, midi douze, heure du 3310,
Océan Atlantique.

Une voix masculine a répondu, à l’autre bout du fil, à plusieurs milles de là. D’une traite, je lui ai expliqué ma situation : « MAYDAY-MAYDAY-MAYDAY. Je m’appelle Salomé. Je suis partie du nord de l’île d’Ouessant, avant-hier soir, le trente décembre, vers vingt-deux heures, sur un voilier d’environ huit mètres, sans GPS ni poste radio. Le lendemain, je me suis fait surprendre par la tempête. J’étais à plus de cinquante milles au Sud de mon point de départ. J’ai fait naufrage. Mon bateau a coulé. Je suis actuellement à la dérive sur mon embarcation de secours. Je n’ai croisé aucun navire. Je n’ai ni eau potable ni provisions. Aucune terre en vue. » J’étais stupéfaite par la simplicité de mon échec. Mon interlocuteur, visiblement un peu paniqué pour ma survie, m’a dit avec gravité : « On arrive, Madame. Le CROSS envoie un hélicoptère, vous serez hélitreuillée le plus rapidement possible. » En quelques mots, j’avais noyé ma liberté.

Août deux mille quinze,
Centre pénitentiaire du Fort de Pierre-Levée, île d’Ouessant.

J’ai pris ma décision. Partir. Ismène l’a compris, sans même que l’on ait besoin de l’évoquer. Il se passe des choses étranges entre deux jumelles. Comme si l’unité première n’avait jamais été brisée. La dernière semaine d’août, elle m’a rendu visite. Le soir, dans son livre hebdomadaire, j’ai trouvé un bout de papier, réchappé de la censure pénitentiaire. Un plan, avec un paragraphe d’indications, en morse. J’ai souri. Sacrée Ismène. Elle avait pris toute l’intelligence. J’avais hérité de l’audace. Elle m’informait qu’elle avait vu un petit voilier au mouillage près de la prison. Elle s’était renseignée. Il appartenait à des parisiens fantasques qui s’étaient entichés d’Ouessant quelques années plus tôt. Pour mieux habiter le monde en poète, ils avaient acquis un bateau, baptisé Circé. Mais les énergumènes avaient migré vers l’Inde du nord et ses mystiques, délaissant l’insulaire breton et leur joli voilier. Circé était à moi. Ismène me promettait de le remplir d’eau potable, de provisions, de couvertures et de cartes marines. Tout s’accélérait. Je devais être partie avant la Saint Sylvestre. Je sabrerais le champagne en mer, pour sceller le seuil de ma nouvelle liberté. Je voulais rejoindre les îles Tuamotu, en Polynésie. Les livres marins s’empilaient sur l’étagère de ma cellule dédiée à mes effets personnels. Je m’entraînais à virer de bord, les yeux fermés, dans mes six mètres carrés quotidiens. Je restais parfois l’oreille collée à la lucarne pendant des heures, écoutant les bruits de la mer, ce qu’elle avait à me dire.
Il me fallait trouver un moyen de sortir d’ici. Le Fort était surveillé par une série d’individus nébuleux. Les remous de l’existence les avaient déposés ici, à Ouessant, dans une prison lugubre aux airs de forteresse moyenâgeuse. Ces gardiens au passé insondable n’étaient pas tous de bonne composition. Il me fallait me méfier. J’ai jeté mon dévolu sur Louisa. Un mètre quatre-vingt, quatre-vingt kilos, venue tout droit des forêts sibériennes. Elle avait travaillé pour le KGB du temps de Brejnev. Puis, après avoir fait du commerce de tapis à Odessa, elle était partie en Bretagne pour devenir gardienne de phare. En poste pendant dix ans à La Jument, le phare des enfers au large de l’île d’Ouessant, elle avait migré jusqu’au fort. Désormais gardienne de prison, elle ne surveillait plus les bateaux en déroute mais les âmes égarées. Trois fois par jour, pendant trois mois, je l’ai accompagnée fumer ses gauloises pour gagner son amitié. Elle avait découvert la cigarette à son arrivée en France. Elle avait rugi qu’elle préférait ça aux malossols. Depuis, elle se grillait les poumons avec volupté. Nous avons fumé son tabac brun pendant des semaines, sans échanger une parole. Et le vingt et un novembre, tandis que le temps commençait à presser, nous sommes allées dans la cour. C’était la pleine lune. Doucement, elle s’est mise à chanter une comptine russe d’autrefois. J’entrevoyais les grandes toiles de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, et leurs scènes de la vie paysanne. Je l’ai écoutée ainsi, longtemps. Une épopée nocturne et millénaire se déroulait sous mes yeux. Puis, elle s’est tut. Le lendemain, elle a entrepris de me raconter ses mille vies. J’avais réussi mon pari. Louisa avait l’âme slave. Elle regrettait l’URSS et sa bonne éducation. Elle me racontait son enfance dans le grand nord, les hivers sans fin, la pêche sous la glace, la vodka à cinquante-cinq degrés. Je me suis mise à l’apprécier. Un soir de décembre, elle m’a dit avec son bel accent, dans un grand éclat de rire : « Une fois je t’emmènerai quelque part. Mais tu fermeras ta belle bouche parce que c’est interdit. » Soulagement. L’étau de mon angoisse disparut soudainement. La solution venait d’apparaître d’elle-même. Comme un miracle.

Trente décembre deux mille quinze,
Centre pénitentiaire du Fort de Pierre-Levée, île d’Ouessant.

Seize heures trente. Rendez-vous hebdomadaire avec Ismène. Elle a su que c’était le dernier. Elle n’a pas de pris de livre avec elle. J’avais pourtant gardé pour moi la date fatidique. Superstitieuse, je craignais les tours de la destinée. Mais rien n’a jamais échappé à Ismène. Nous sommes restées assises là, sur les chaises en formica. J’ai senti plus fort que jamais le lien indéfectible de deux sœurs. Différentes. Antinomiques. Ismène a pris ma main. La forte propension au mutisme de la famille avait ravagé nos rapports depuis des générations. C’était l’heure. Elle s’est levée. Partie. Sans un mot, une fois de plus. Satané vœu de silence.

Dix-sept heures dix-sept. Prête. J’avais l’artère pulmonaire en excès de vitesse. Dehors, la mer était très belle. Du vent, peu de houle. Un ciel clair. Mon plan défilait dans ma tête. Pensée tautologique. Je révisais mes manœuvres. Les minutes défilaient. Lentes. Inéluctables. Un mélange de peur et d’excitation bouillonnait en moi. Sa croissance exponentielle me rendait nerveuse.
Dix-huit heures quarante-cinq. À la sortie du dîner, je suis allée chercher Louisa. « Tu m’y emmènes ce soir ? On a le temps, d’ici le couvre-feu. » Je redoutais sa réaction. Mais elle a souri. Son gros menton rouge a acquiescé. C’était presque trop simple.
Dix-neuf heures. Nous sommes sorties. Avec une facilité déconcertante. J’ai pris une grande inspiration. Palingénésie. Je marchais derrière Louisa, en silence. Nous sommes descendues dans une petite crique. À quelques mètres du rivage, j’ai reconnu Circé, brillant dans le clair de lune. J’ai souri. Louisa, dans sa grande discrétion, a tonitrué : « J’en rêve la nuit de ce bateau ». J’ai regardé mon amie. La trahir ne m’enchantait pas. J’ai pris une deuxième inspiration. Je me suis baissée. J’ai attrapé une pierre. Elle était lourde, rugueuse. Je me suis relevée lentement. J’ai porté le granit au dessus de ma tête. J’ai fermé les yeux. D’un geste précis, j’ai écrasé la pierre sur le crâne blond de ma geôlière moscovite. Le choc a fait un bruit sourd. J’ai rouvert les yeux. Louisa s’était écroulée, assommée. J’ai eu une bouffée de remords. Mais la russe était solide. À son réveil, elle me pardonnerait, comme elle avait pardonné au régime de lui avoir volé cinq fils et deux maris.
Je me suis élancée vers Circé. Un peu de clapot dans le grand silence de la nuit. La mer était glaciale. Je suis montée sur le voilier. Instant eucharistique. J’embrassais tout : la mer, le ciel, la liberté. Dans la cabine, des montagnes de provisions étaient en place. Sur la table à cartes, Ismène m’avait même laissé un vieux Nokia 3310. Au cas où. Sans poste radio, sans GPS, sans moteur, je devais désormais prendre mon envol. J’ai gréé lentement. Petit fantôme dans la nuit. Du bout des lèvres, je récitais des paragraphes entiers de mes ouvrages fétiches. Et puis, le départ. La première manœuvre. La plus difficile. J’ai bordé mes voiles. Poussé la barre. La brise nocturne est venue gonfler ma grand-voile et mon foc. J’égrenais les prières. Doucement, mon bateau a viré. Circé s’éveillait d’un long sommeil. Troisième inspiration. J’étais partie. Devant moi, la longue route.

Premier janvier deux mille seize, midi cinquante-neuf, heure du 3310.
Océan Atlantique.

J’ai vu arriver au loin l’hélicoptère. Ses grandes pales noires tranchaient sur l’azur. Je n’ai pas bougé. J’étais au bord du précipice. Cet insecte aérien représentait la précieuse existence humaine. Mais c’était une vie de recluse qui m’attendait, une vie emmurée. Une vie à rêver la mer, que, pendant quelques heures à peine, j’avais effleurée. Je le savais, j’allais repasser devant le tribunal. Tentative d’évasion, j’allais prendre trois ans. J’ai pensé à mon échec. À cette fuite, acmé de mon audace. Le soleil à son zénith devait bien rire de moi. L’hélicoptère était tout proche. J’hésitais. Je sentais la mer qui m’appelait. Elle voulait me posséder, terrible, pacifique. J’ai pensé à tous ces marins disparus en mer. Pouvaient-ils souhaiter plus belle mort ?
Je vis dans le ciel une silhouette suspendue, accrochée à un câble. Elle se rapprochait rapidement. Je l’ai regardée. J’ai regardé la mer. J’avais choisi.