L’Auteur

George invite machinalement le vieillard à entrer, et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige.

Il se retourne vers l’homme chenu et secoue la tête, il essaie de reprendre ses esprits. Les histoires qu’il écrit lui montent décidément au cerveau, la nuit commence à tomber et les ombres lui jouent des tours, voilà tout. Et puis il n’a jamais vraiment été doué avec les détails, ce qui lui a valu bien des nuits blanches autrefois, pendant lesquelles il hésitait à orner ses romans d’accessoires.

Le tirant de sa rêverie, l’inconnu enlève son manteau et le pose sur la poutre de l’escalier avant de se tourner vers George.

  • Dis-moi George, c’est que tu me reconnais toujours pas, hein ?
  • Non, je suis désolé je n’ai jamais vraiment eu la mémoire des visages…

L’auteur commence sérieusement à se demander si son addiction plus que discutable à la caféine pourrait avoir un rapport avec ses évidentes pertes de mémoire et hallucinations. Le vieux connaît son nom et son adresse, il doit forcément l’avoir déjà vu quelque part…

  • Êtes-vous un ami de mes parents ? demande George.

L’autre laisse échapper un rire gras qui, laissant deviner des poumons enfumés, se transforme rapidement en une violente quinte de toux. Son corps se tord. Il est forcé de se plier en deux alors que George se précipite vers lui pour l’aider à s’asseoir sur les marches de l’escalier.

  • Ça va mon petit… ça va, articule le vieillard entre deux secousses.

Le jeune homme se s’en veut. Comment peut-il faire subir un interrogatoire à cet homme alors qu’il semble malade et s’est sûrement donné beaucoup de mal pour arriver jusqu’ici. Il doit être épuisé !

  • Vous avez besoin de repos. Laissez-moi vous conduire à l’étage, dans la chambre
    d’amis, une bonne nuit de sommeil va vous faire du bien ! lança George.

***
George se réveille en sueur. Il ne se rappelle pas avoir fait un cauchemar mais son cœur tambourine dans sa poitrine, comme s’il essaie de s’échapper de sa cage thoracique. Il est vingt-trois heures trente-quatre. La nuit amplifie les émotions… La nuit ! Bien sûr, il doit faire évoluer ses personnages de nuit, voilà qui donnera une toute autre dimension à son chapitre ! Il se lève d’un bond ; l’inspiration n’attend pas.

À pas de loup vers son bureau pour ne pas réveiller son invité, il aperçoit une faible lueur provenant du rez-de-chaussée. Il n’aurait pourtant pas oublié d’éteindre la lumière ? Non ; son fournisseur d’électricité se fait déjà assez d’argent sur son dos comme ça !

Intrigué, il descend au salon. Le vieillard est là, penché au-dessus du carnet de George, une petite lampe torche à la main. George se retient de lui hurler dessus. Personne sauf son éditeur ne lit ses écrits avant leur parution ! C’est la règle ! Il prend une longue inspiration.

  • Monsieur ?

L’homme se retourne et offre un sourire de travers à George, l’éblouissant au passage avec sa lampe. Son corps est perdu dans la pénombre et les ombres rendent ses cheveux encore plus désordonnés que la veille.

  • Désolé mon petit, je voulais juste prendre un verre d’eau mais ton petit cahier était
    ouvert et j’ai toujours été trop curieux… J’espère que tu ne m’en veux pas. Au fait, tu peux m’appeler Clotaire.

En disant ces mots, le vieillard jette un dernier regard à George avant de se diriger vers les escaliers pour retourner dans la chambre. L’homme est déboussolé. Il est persuadé d’avoir laissé son carnet dans son bureau la veille.

***

Quatre heures vingt-huit. C’est ce que le réveil indique alors que George se réveille d’un sommeil court et sans rêves. Il a passé la nuit à fouiller ses souvenirs à la recherche de Clotaire. Un vieux, ça n’apparaît pas en pleine campagne de nulle part tout de même… Et avec un prénom si particulier, George devrait se souvenir de lui, même après plusieurs années, non ?
Le seul indice qu’il ait est cette nouvelle qu’il a écrite il y a des années de cela. Le personnage principal s’appelait Clotaire. Se pourrait-il que… Un frisson glacé traverse sa colonne vertébrale. Son imagination va trop loin ! Et pourtant, les traces de pas… Mais c’est impossible, il mélange fiction et réalité ! Des pensées, toutes plus folles les unes que les autres l’assaillent. Il se prend la tête entre les mains et murmure :

  • J’ai besoin de paracétamol… Reprends-toi George ! J’ai besoin de paracétamol…
    Allez mon vieux. Et d’un bon psy bon sang.

Il se lève et sent ses pieds nus contre la tommette froide. Il frissonne. La porte grince en s’ouvrant. Il grimace. Des pics glacés semblent s’enfoncer dans son crâne.
George longe le long couloir de l’étage, dépassant la chambre d’amis et son bureau, puis descend à la cuisine. Après avoir pris un doliprane, il regarde par la fenêtre et découvre qu’il a encore neigé pendant la nuit. Les routes vont être impraticables. Il est coincé chez lui avec un inconnu, à des kilomètres de toute autre forme de vie humaine. Les questions reviennent et George a besoin de réponses. Qui est cet homme qui dort dans sa chambre d’amis ?

George remonte les escaliers. Doucement, sans un bruit. Il longe le couloir jusqu’à son bureau. Il entre dans la pièce, ferme la porte et allume la petite lampe. Il parcourt sa bibliothèque des yeux. Une étagère entière est réservée à ses petits carnets, classés par ordre chronologique. Il y en a au moins une vingtaine. George se force à réfléchir. Quand a-t-il écrit cette nouvelle déjà ? Il lui semble que c’était pendant un trajet, il se souvient d’avoir dû inventer une fin à la va-vite car son train était arrivé à destination…
C’est ça, il sait maintenant de quel trajet il s’agit ! La main tremblante et le souffle court, il attrape un des carnets de l’étagère. Il s’assied à son bureau et essaye de se reprendre.

  • Calme-toi mon vieux, c’est pas une nouvelle qui va te faire peur, se chuchote-t-il à
    lui-même.

George ouvre le carnet, un des premiers qu’il a remplis. Il respire mieux maintenant ; le doliprane fait son effet. Il pense : tout ça est une folie ! D’ici quelques minutes, je repartirai me coucher et demain je rirai de cette mésaventure nocturne.
Il feuillette les pages jusqu’à trouver ce qu’il cherche. Il se met à lire une page puis deux. Tout va bien ; il arrive à la fin de la nouvelle. Il se souvient qu’il l’avait écrite en hâte et qu’il avait décidé de tuer son personnage dans l’incendie de sa propre maison. Une fin vulgaire et d’une violence inutile dont il remarque le ridicule maintenant. Il a toujours eu trop d’imagination. Et il s’agit de la vraie vie, pas de l’une de ses nouvelles, il n’aurait même pas dû se faire de souci en premier lieu.

Le jeune homme s’apprête à quitter son bureau. Il esquisse un sourire : il appellera son père demain pour lui raconter sa nuit et rire avec lui de l’excentricité de la situation. Et il aura ainsi le fin mot de l’histoire, en apprenant comment ses parents ont connu Clotaire car ce dernier doit être un ami de famille, George ne voit pas d’autre explication rationnelle.

Quand il ouvre enfin la porte, son sourire se fige. Clotaire est là, juste devant lui. Les manches de son pull sont retroussées, laissant apparaître des veines qui s’enchevêtrent comme des racines sur son avant-bras. George distingue des marques d’anciennes brûlures. Il recule, gêné, et essaie de s’écarter le plus possible du vieil homme.

  • Ah ! Tu me reconnais maintenant, hein petit ?

George est paralysé. Il voudrait s’enfuir, hurler, mais la peur l’engourdit. Dans un élan de désespoir il tente de s’écarter encore plus de Clotaire, mais bientôt son dos cogne contre le mur. Ce n’est pas possible. C’est un cauchemar. Ce n’est pas possible, se répète-t-il.

Le vieillard se rapproche de lui, pas à pas, savourant l’étincelle de panique qu’il décèle dans le regard de George. Il s’arrête devant lui et le regarde dans les yeux. Puis, doucement, il sort un briquet de sa poche et, sans quitter l’auteur du regard, dirige la flamme vers la bibliothèque. Un premier carnet prend feu, puis un deuxième et un troisième ; en moins d’une minute c’est la moitié de l’œuvre de George qui se consume.

Le jeune homme est tétanisé. Il se dit que c’est son tour. D’abord ses pensées puis son corps, c’est la suite logique des choses. Il se force à regarder la créature devant lui. Ce n’est pas un homme ; ça ne peut pas être un homme, c’est lui qui l’a créé. Et aujourd’hui son personnage va lui ôter la vie. Sa respiration se bloque dans sa gorge, la fumée commence à envahir la pièce, si bien que sa tête commence à tourner. Il ne lui reste plus beaucoup de temps, il le sait. Il ne parvient qu’à balbutier un mot :

  • C-c-comment ?

Clotaire détourne son regard.

  • Quoi comment ? Comment un personnage de fiction peut-il exister ? Comment peut-il venir jusque devant son créateur pour se rendre justice ? Et comment ça peut t’arriver à toi, à toi, l’auteur de génie, hein ?

Le vieil homme se dirige vers la porte et se retourne une dernière fois vers sa victime.

  • Je ne suis pas le seul personnage imaginaire de cette pièce George. Tu n’es pas
    plus réel que moi.

Enfin il ferme la porte et coince la poignée à l’aide d’une chaise. George, pris au piège, est pris de panique.

***

Au loin derrière lui, une maison brûle, faisant fondre la neige tout autour. Mais le personnage continue son chemin sans même se retourner. En se réveillant dans quelques heures, l’Auteur découvrira que son personnage favori est décédé. Il ne saura pas vraiment comment. Il saura simplement qu’il a péri dans un incendie et bien qu’il ait de l’affection pour lui, il ne réussira plus jamais à le faire revivre. George sera mort. Alors le vieil homme continue son chemin. Il ne laisse aucune trace derrière lui et aucun souffle ne sort de sa bouche lorsqu’il respire. Il n’a pas froid, jamais froid, bien que la neige recouvre désormais son corps. Mais il n’est pas plus étonné que cela. Son auteur n’a jamais été très doué pour les détails.