L’acrobate

Valentine LESSER, en 3ème au college Pierre et Marie Curie, Isle Adam (95), classée 4ème de l’académie de Versailles

L’acrobate

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »
Personne ne répondit. Le garçon ne pouvait parler, comme bâillonné par l’obscurité de la nuit, apeuré par la présence de l’humaine. Plongeant ses yeux dans ceux de l’inconnue, il prit une longue inspiration.
« Que faites-vous ici ? »
« Et toi ? » demanda-t-elle, hissant son regard à la lune, une lueur malicieuse mêlée à la sombre couleur de ses pupilles.
« Et moi quoi ? »
« Que fais-tu ici ? »
« Je... ça ne vous regarde pas. »
Elle se leva, sourit, puis se pencha sur la chevelure du garçon.
« Eh bien, moi, je vais répondre à ta question » chuchota-t-elle à son attention.
Elle bondit soudainement sur le toit avoisinant, puis se retourna, souriant de plus belle.
« Je m’appelle Iris. Je suis acrobate. L’obscurité me permet de mieux comprendre mon corps, de pouvoir me concentrer uniquement sur mes exercices » expliqua-t-elle comme si c’était une pure évidence. (Elle marqua une pause, profitant de l’instant pour virevolter dans la pâleur de la lune, puis reprit, toujours aussi joyeuse.) « Je t’ai vu jouer avec un rêve tout à l’heure. Tu es un chasseur, n’est-ce pas ? »
A présent, Victor n’avait plus peur. Les acrobates faisait partie du Monde d’à côté, de ces êtres un peu surnaturels – tels que les chasseurs. Leur pouvoir faisant abstraction de la gravité. Et puis, les chasseurs et les acrobates étaient réputés pour leur entente, et Iris lui paraissait gentille et pleine d’attention à son égard. Brusquement, il ne se sentait plus seul.
Il sourit à son tour puis, d’un bond agile, s’élança aux côtés d’Iris.
« Victor, souffla-il. Je m’appelle Victor. Je suis un chasseur de rêves. »
Elle avala alors d’un unique pas l’espace qui les séparait, lui dévoilant sa fine silhouette svelte et élancée, ses longs cheveux noirs et ses yeux pétillants d’un brun rieur.
« Tant mieux. Tu viens ? Je connais un endroit plein de rêves. »
Il ne prit même pas la peine de réfléchir. Il hocha simplement la tête, songeant plutôt où elle voulait bien l’emmener. Alors, cette dernière lui saisit le poignet, puis sauta vers un toit, enchaîna avec un autre, traînant vivement Victor derrière elle. Il avait beau avoir observé longuement plusieurs filles acrobates – de loin, cela va de soi –, mais jamais une ne fut aussi agile, aussi belle et exceptionnelle que la jeune femme qui l’entraînait.
Ils survolèrent ainsi la ville, aliénant derrière eux les ruelles sombres, les lampadaires à moitié allumés et quelques jolis rêves rouges et verts, s’élançant toujours d’une maison à une autre. Main dans la main, ils étaient d’un accord parfait, Victor courant à en perdre haleine, Iris ralentissant par moment pour le laisser respirer.
Puis, les maisons parurent moins hautes, comme noyées en partie par la terre qui les entourait, et les deux voyageurs durent descendre sur la route pour éviter le regard curieux des rares passants qui déambulaient dans le clair de lune printanier. Ils coururent encore, dépassant les limites de la ville, un tracteur et une maison délaissée aux plantes environnantes. L’air se fit plus humide, et Victor continuait à courir, bifurquant une fois, puis une autre. « Si elle disparaît maintenant, je suis perdu pour toujours » pensait-il. Et il la suivait.
Ils arrivèrent enfin. Devant eux, une vaste étendue bleutée étouffait l’horizon dans ses flots bouillonnants, l’enserrant dans ses bras brumeux avec une telle vigueur qu’on aurait pu croire qu’elle voulait le faire disparaitre une fois pour toute. Victor restait figé. Dans ses yeux se reflétait son émerveillement entremêlé avec l’éclat des vagues déchaînées. « La mer » raisonna-t-il.
La mer, effectivement. Mais juste devant ce magnifique océan, comme pour alanguir son charme, un bâtiment colossal se dressait, fier et imposant. Pourtant, rongé ça et là par le froid et l’humidité, il ne ressemblait pas à un grand hôtel ou même à une marina. La raison était telle que ce n’était ni l’un ni l’autre, mais un centre d’éducation pour enfants défavorisés.
Victor le savait, grâce à l’écriteau placé à quelques pas de là. D’où il se trouvait, c’est-à-dire à peu près une centaine de mètres du centre, il voyait les rêves s’échapper, et glisser le long de la bâtisse. Un toit plat, entièrement faite de béton, elle ressemblait plus à une prison qu’à n’importe quoi d’autre. Victor tressaillit. Puis, saisissant une longue inspiration, il agita ses chevilles engourdies, complètement transies de fatigue, puis poursuivit avec ses jambes, ses bras, ses doigts, et tout le reste de son corps. Alors, lancé dans un élan d’héroïsme, il bondit et courut jusqu’à Iris, qui déjà s’approchait du bâtiment. Quelques pas de plus et ils furent arrêtés par une grille de fer démesurée. Iris sourit et, prête à bondir, accrocha la main de Victor, pour qu’ils s’envolent tout deux jusqu’au pied du centre d’éducation.
Victor leva ses yeux au sommet de l’édifice. Un quinzaine de mètres à grimper, environ. Avec un mur beaucoup trop lisse et des fenêtres espacées de deux mètres au minimum. Et de quatre dans le sens de la hauteur.
« Facile » ironisa-t-il. Mais Iris n’hésita pas une seconde et, retenant toujours Victor par son poignet, elle se mit à escalader le mur, s’appuyant sur le rebord des ouvertures, donnant une impulsion régulière pour bondir d’un étage à l’autre. Furtive, légère, gracieuse ; une acrobate.
Ils montèrent ainsi trois étages sans un seul bruit, sans un seul souffle, filant dans la nuit, frôlant un rêve à chaque mouvement. Puis, tandis qu’Iris contemplait la mer, Victor sorti son filet. Il se demandait bien comment il devait s’y prendre, pour attraper les rêves. Il s’était habitué à les capturer lorsqu’ils glissaient entre les tuiles des toits, ce qui est en tout point différent de cet endroit où les rêves n’avaient qu’un seul accès à la liberté – les fenêtres – et fuyait déjà à toute allure lorsqu’ils passaient à côté de lui. Il recula, incertain, afin de mieux pouvoir les observer dans leur danse céleste.
L’ensemble paraissait féérique, telle une voûte multicolore, une arche de rêves. Cela ressemblait à une cascade, se déversant de bas en haut, de la Terre aux étoiles. Une cascade de rêves qui les encerclait, majestueuse et éblouissante.
Les rêves de ces enfants n’avaient rien de banals. Leurs teintes, leurs formes ne se ressemblaient jamais. Certains brillaient, la plupart étaient cerclé d’un halo de lumière, telle une aura de quiétude. D’autres encore étaient minces et transparents, sûrement rêvés par un enfant malade ou malheureux. Ils étaient des lueurs d’espoir et de liberté pour un endroit tel que ce centre. A côté d’eux, les rêves de la ville semblaient puérils et inconscients.
Il dégaina alors son filet et, d’un pas incertain, se rapprocha du bord. Ses doigts se crispèrent lorsqu’il se pencha, prêt à capturer un rêve. Il lui fallut quelques temps pour comprendre comment les atteindre, mais ils étaient si beaux quand ils étaient libres que Victor hésitait encore à les chasser.
Sa bourse semblait déjà pleine lorsqu’un rêve surgit brusquement. D’une couleur terne, un rouge triste, violacé par endroit. Victor resta figé devant ce rêve. Puis, soudain, il vit ce qu’il contenait. Et Victor bascula dans le vide. Horrifié.

Un cri retentit du haut du centre près de la mer. Il hurlait un nom. Des tas d’enfants se réveillèrent dans un sursaut. Victor était étendu dans une cour. L’acrobate sauta d’un toit, puis courut jusqu’au corps couché dans la terre.
Des têtes sortaient d’un peu partout par les fenêtres du bâtiment, fouillant l’horizon de leurs yeux fatigués, stupéfaits d’apercevoir deux étrangers dans leur cour. Quelques-uns avaient même réussi à s’échapper pour venir faire une ronde respectueuse autour d’eux.
Illuminant le ciel, sans que personne n’en sachent rien, des centaines de rêves flottaient Plus rien ne bougeait, si ce n’était Iris qui secouait doucement Victor. Ils restaient figés, silencieux, comme une foule muette venue assister au spectacle. Comme s’il fallait un chasseur pour les obliger à fuir si vite vers les étoiles. Comme si, sans lui, le monde ne tournait plus rond.

Victor rêvait. Dans son rêve, il se trouvait sur le toit du centre, et tentait d’attraper les plus beaux rêves. Jusqu’à ce que son regard tombe sur un rêve de couleur pourpre. Sa main le frôla et, brusquement, il se glissa à l’intérieur du rêve. Mais ce rêve n’avait rien de fantastique ou de magique. Ce rêve était prémonitoire, et Victor le comprit dès qu’il l’eut touché. Et il vit ce que cela impliquait.
Il y découvrit un corps sans vie. Il faisait noir, et il resta quelques instants sans bouger, avant que le rêve s’allume, comme si l’on venait d’appuyer sur un interrupteur. C’est alors qu’il vit les cheveux bruns et fins qui auréolaient un visage d’ange. Les yeux encore ouverts, brillaient d’une couleur mordorée, immobiles. Iris gisait, étendue sur le sol, au bord de l’eau. L’écume rongeait ses chevilles, et ses mains griffées par le froid enserraient sa poitrine. Elle ne semblait particulièrement triste ou effrayée. C’était son visage sans expression qui rendait sa vue insupportable.

Victor rouvrit les yeux. Il avait mal partout, et une vague impression d’avoir chuté d’une dizaine de mètres le submergea vivement. Mais un mal bien plus intense brûlait dans sa tête. Un rêve qui flottait dans sa mémoire, comme écrit en lettre de feu, consumant la totalité de ses pensées.
Il allait se relever quand un visage apparut juste au-dessus de lui.
« Iris ! » cria-t-il, avant de se suspendre à son cou, oubliant les douleurs qu’il ressentait.
« Si tu savais combien j’ai eu peur, Victor ! » avoua-t-elle, versant sur ses joues deux larmes de joie.
Un sourire fendit son visage.

Au creux du coude de son amie, Victor tremblait. « Si tu savais combien j’ai peur » se forçait-il de taire.